image de propagande pour  la loterie royale, XIX, Madrid
Les sondages sont-ils représentatifs ?

"Représentatifs" de qui ? De quoi ?
Des sondés, ou de l'intérêt des commanditaires des sondages... !

Nous vous proposons une analyse en deux temps :

Une précision sur le rôle pervers des sondages préélectoraux dans l'évaluation des personnalités dites "représentatitves".

Une analyse des mystifications induites par l'expression, volontairement ambiguë, d'opinion publique

 

Précision sur les sondages préélectoraux

Les sondages préélectoraux visent très précisément les intentions de vote et non pas "l'opinion publique" dont la réalité est d'ailleurs objet de polémique cf. les analyses de Pierre Bourdieu : "L'opinion publique n'existe pas", Les temps modernes, janv. 1973, repris dans Questions de sociologie, Minuit, 1980 ) .

Ces types de sondage ne peuvent offrir de résultats fiables que dans les dernières semaines précédent l'échéance électorale, c'est-à-dire à un moment de la vie sociale où les choix des citoyens se sont cristallisés. Et on peut parfaitement défendre le droit de tous à connaître les derniers états des "intentions de vote" afin que chacun se décide en connaissance de cause. L'interdiction de ces derniers sondages préélectoraux ne ferait que renforcer l'opposition entre le petit cercle des "initiés" ( tous ceux qui, en dépit de l'interdiction de publication officielle auront, malgré tout, accès aux sondages confidentiels) et les autres, la grande masse du "vulgaire" condamnée à voter à "l'aveugle" et finalement encore plus manipulable par le jeu des fausses rumeurs.

D'ailleurs en France, la loi de 1977 a imposé des règles à la publication des sondages afin d'empêcher la manipulation de "l'opinion" par des sondages fictifs. Cette loi requiert d'accompagner tout sondage d'une fiche technique précisant la date de réalisation de l'enquête ainsi que la taille et la structure de l'échantillon de la population interrogée.

Toutefois, il ne servirait à rien de publier ces sondages si les informations diffusées ne devaient rien changer dans la décision des électeurs. Dès qu'un sondage est publié (et largement diffusé par les médias) il est pris en compte par un certain nombre d'électeurs comme une information sur les rapports de force en présence. Ce sondage peut les amener à modifier leur "stratégie" et par conséquent leur vote. Il est donc normal que le vote final ne corresponde pas exactement aux chiffres donnés par les derniers sondages préélectoraux

Ces sondages saisissent un état ponctuel du paysage électoral, un instantané. On peut aller jusqu'à dire que ce ne sont pas des pronostics mais simplement des informations faisant partie de la campagne.

Le vrai problème n'est donc pas que les sondages (qui représentent un état ponctuel des intentions de vote) agissent et modifient ces intentions de vote puisque cet effet est tout à fait normal. Le vrai danger que les sondages font peser sur la démocratie est ailleurs.

S'il y a des sondages à interdire ce ne sont pas ceux des dernières semaines préélectorales mais ceux opérés en amont de la campagne et tous ceux qui se déroulent pendant la campagne et qui, de fait, se substituent au véritable débat public .

Explication d'une "entourloupe médiatique" !

Il faut souligner que les sondages sur les intentions de vote opérés en début de campagne électorale sont hautement incertains. Ils ne recueillent pas des opinions mobilisées mais des déclarations en grandes parties suscitées par l'enquête elle-même (Voir Baudrillard). La seule information importante est le plus souvent le taux des indécis. Or même si ce taux est parfois cité par les journalistes, ils s'empressent d'en évacuer le sens pour se focaliser et par là-même focaliser l'audience sur les positions déjà déclarées : ce qui déforme totalement la réalité des intentions de vote.

Patrick Champagne dans un article sur les élections présidentielles de 1995 (article de Juillet 1995 du Monde Diplomatique) cite ainsi un cas de déformation tout à fait éloquent : "Dire, comme ce fut le cas par exemple, que tel candidat est à " 30 % d'intentions de vote contre 18 % seulement pour son adversaire, lorsque 50 % seulement des enquêtes ont répondu de façon ferme, c'est donner une représentation inexacte de la réalité ; les véritables scores n'étant en fait que de 15 % et 9 % respectivement."

Le journaliste qui occulte ou minimise l'importance du taux des indécis commet trois fautes professionnelles

Premier bilan :

Des résultats de sondage tronqués, sont utilisés par la machine médiatique pour renforcer la visibilité de quelques personnalités déjà connues et qui, à ce titre bénéficiaient donc déjà d'un capital ancien de notoriété. Les plus larges temps d'antenne et les plus nombreux articles seront consacrés à ces types de candidat. Cette pratique des sondages intempestifs encourage une "vision hippique" du débat politique, une vision certes alléchante pour les spécialistes du marketing politique mais désolante en ce qui concerne les forces de propositions nouvelles.

De plus, l'intérêt accordé aux résultats des sondages met hors jeu tous les individus mandatés pour élaborer des opinions constituée. Le sondage dépossède tous les porte-parole, tous les médiateurs, de leur droit légitime à l'expression, et anéantit dans l'oeuf l'éventualité d'une élaboration critique des opinions des mandants. Le sondage donc renforce la démagogie et contribue à "affaiblir la capacité des représentants d'invoquer leur compétence d'experts et leur autorité de gardiens mandatés des valeurs collectives" Nous reprenons ici les termes de Pierre Bourdieu dans Sur la télévision

La référence à "l'opinion publique" fut tout au long du XIXème siècle une simple clause de style...

Avant l' apparition des sondages, chaque acteur du jeu politique - homme politique, journaliste, syndicaliste, - pouvait appuyer ses propos en invoquant "l'opinion publique". Comme le remarque Patrick Champagne, cette expression n'était alors qu'une simple clause de style politique. Elle permettait de donner plus de poids à sa propre opinion sur la base d'indices parfois tout à fait hasardeux : une conversation avec un chauffeur de taxi, une discussion avec des militants, la lecture de la presse, une manifestation de rue impressionnante, les résultats d'une consultation électorale, etc.

Au XIXème "l'opinion publique" renvoyait à des réalités très différentes selon les locuteurs :

A partir des années 60 : les instituts de sondage imposent une définition de l'opinion publique calquée sur le modèle du référendum.

C'est au cours des années 60 que la précision croissante des sondages a permis aux sondeurs d'imposer leur définition de l'opinion publique : une définition qui se veut objective parce que parfaitement exprimable sous forme chiffrée. Pour connaître ce qu'ils appellent l'opinion publique, ils multiplient les micro-référendums sur tous les sujets qui font problèmes. Les instituts de sondages ont importé dans leurs enquêtes la logique politique du vote, mais à l'échelle réduite d'une simple échantillon de population (1000 personnes le plus souvent). Par les mêmes les sondeurs ont put prétendre être les témoins et les gardiens impartiale de la volonté populaire.

Des sociologues comme Pierre Bourdieu ont montré depuis que les sondages d'opinion tels qu'ils sont pratiqués et tels qu'ils sont utilisés se prêtent particulièrement aux impositions de problématiques (ce qui est d'ailleurs inhérentes à la formulation de toute question notamment avec la technique des "questions fermées"). Quant à l'interprétation des réponses, elle peut aisément donner lieu à des détournements plus ou moins conscients.

La confusion sur la valeur des sondages d'opinion réside en partie dans le fait que toutes les enquêtes réalisées par les instituts de sondage ne sont pas des enquêtes d'opinion (bien que souvent les journalistes les rangent indifféremment dans cette catégorie) : nombre d'enquêtes visent seulement à saisir des comportements ou à mesurer des pratiques

Mais les politologues des instituts de sondages ont réussi (du moins provisoirement ! ) à convaincre les milieux politiques et journalistiques que "l'opinion publique" était bien ce qu'ils mesuraient par leurs enquêtes et qu'il était désormais possible d'en suivre les fluctuations avec précision mois après mois ; ce qui nous vaut les dérapages bien connus !

Les hommes et les idées politiques se vendent désormais comme des produits censés représentés les aspirations profondes de l'electorat-consommateur

Nous reproduisons un extrait d'un article de Patrick Champagne du Monde Diplomatique de Juillet 1995 consacré à l'influence de la communication visuelle dans la construction de l'opinion.

"Les sondages qui sont commandés par les responsables politiques et par les médias visent, en effet, moins à connaître " l'opinion publique" qu'à savoir, à des fins essentiellement de marketing, ce que le public (ou l'électeur) aime voir ou entendre dans le but de fabriquer des programmes (politiques ou de télévision) ajustés à ses attentes ainsi construite (Sur la façon dont les attentes sont suscitées par les questionnaires et insufflées par la diffusion des "slogans", voir notre analyse de la communication publicitaire et de ses jeux avec nos représentations). Autrement dit, la presse et les politiques commandent et publient des sondages pour mieux se vendre et pour mieux répondre aux demandes les plus immédiates du public et des électeurs.

Les instituts de sondages, dont l'activité première, et aussi de loin la plus importante, était et reste le marketing économique, ont en fait transposé subrepticement leurs méthodes à la politique, faisant de l'homo politicus un consommateur d'idées, de slogans ou d'images politiques. La politique, à travers la technique du sondage, tend à être traitée et perçue à travers les schèmes de l'économie : les hommes politiques sont (aussi) des "produits" ayant une "image de marque" souvent élaborée par des spécialistes en communication issus de la publicité, et les thèmes des campagnes électorales sont souvent choisis après avoir été "testés" auprès de "panels" d'électeurs." Patrick Champagne, Monde Diplomatique, Juillet 1995

L'opinion publique : entre mythe et mystification

L'"opinion publique" n'est pas une notion politiquement intouchable

Cette "opinion publique" directement issue des sondages (et préformatée par les questions orientées des sondeurs et de leur commanditaires), loin d'être une notion politiquement intouchable, doit être contestée au nom même de l'idéal républicain de la volonté éclairée du peuple souverain.

En effet "l'opinion publique" est une expression ambiguë :
(nous résumons les propos de Patrick Champagne lors d'une conférence ,16/10/1996, Documentation Pédagogique, Grenoble.)

La soit-disant ''opinion publique" n'est donc qu'un instrument politique, un étandard-caméleon que brandissent les groupes d'intérêts (partis politiques, médias, corporations) en donnant l'impression qu'ils s'y soumettent alorsqu'ils participent de façon non négligeable à sa construction dans l'élaboration des questionnaires, le traitement des réponses, et l'exploitation médiatique des "résultats".

" Le sondage d'opinion est dans, dans l'état actuel, un instrument d'action politique ; sa fonction la plus importante consiste peut-être à imposer l'illusion qu'il existe une opinion publique comme sommation purement additive d'opinions individuelles [... Or la ] compétence politique n'est pas universellement répandue. Elle varie grosse modo comme le niveau d'instruction. Autrement dit, la probabilité d'avoir une opinion sur toutes les questions supposant un savoir politique est assez comparable à la probabilité d'aller au musée. On observe des écarts fantastiques : là où tel étudiant engagé dans un mouvement gauchiste perçoit quinze divisions à gauche du PSU, pour un cadre moyen il n'y a rien. Dans l'échelle politique (extrême-gauche, gauche, centre-gauche, centre, centre-droit, droite, extrême-droite, etc.) que les enquêtes de "science politique" emploient comme allant de soi, certaines catégories sociales utilisent intensément un petit coin de l'extrême-gauche; d'autres utilisent uniquement le centre, d'autres utilisent toute l'échelle. Finalement une élection est l'agrégation d'espaces tout à fait différents ; on additionne des gens qui mesurent en centimètres avec des gens qui mesurent en kilomètres, ou, mieux, des gens qui notent de O à 20 et des gens qui notent entre 9 et 11. La compétence se mesure entre autres choses au degré de finesse de perception (c'est la même chose en esthétique, certains pouvant distinguer les cinq ou six manières successives d'un seul peintre)".

P. Bourdieu,"L'opinion publique n'existe pas". Questions de sociologie, Les Éditions de minuits p. 226-227.