La télévision
comme espace de représentation viciée

Présentation de l'analyse de Pierre Bourdieu

 

" Il faudrait toujours vérifier qu'on va à la télévision pour (et seulement pour...) tirer parti de la caractéristique spécifique de cet instrument, le fait qu'il permet de s'adresser au plus grand nombre, donc pour dire des choses qui méritent d'être dites au plus grand nombre." Pierre Bourdieu, Le Monde diplomatique, avril, 1996.

La télévision est l'un des médias les plus cher, ce qui la rend, plus que d'autres, sujette au "diktat" de l'audimat Voir le même constat chez Régis Debray . C'est aussi le média qui permet de capter l'audience la plus grande : " être vu à la télévision" assure en peu de temps une notoriété sans commune mesure avec celles qui peuvent émerger de cercles d'influence plus étroits comme par exemple la reconnaissance par les pairs dans des cercles spécifiques de compétence (Universités, Centres de recherche, milieux artistiques, Magistrature, etc.).

La télévision court-circuite les règles d'évaluation des productions par les personnes les plus compétentes dans chaque domaine, en même temps qu'elle impose des contraintes de présentation qui rogne toute profondeur. En cela, elle fait courir à toutes les productions culturelles le risque d'une dégénérescence démagogique. Explication

En peu de mots : l'essentiel ! Pierre Bourdieu, souligne que l'exercice authentique de la pensée demande du temps.
Or le culte de l'audimat emprisonne l'expression télévisuelle dans une double urgence :
- La chasse au "scoop"d'une part ;
- L'impératif de concision d'autre part
.

Par ailleurs, le souci du consensus ( qui est la conséquence du "diktat" de l'audimat) achève de rendre l' information anecdotique et donc politiquement insignifiante.

.Il faut donc interroger la télévision dans ce qu'elle montre et dans sa façon de le montrer, mais surtout aussi dans ce qu'elle ne montre pas et devrait montrer pour jouer réellement sa fonction d'instrument d'information publique !

La chasse au "scoop" et le culte des représentations spectaculaires

La concurrence entre les chaînes pour la plus grande audience a pour résultat que chacune se jette à corps perdu dans la quête du spectaculaire avec une dramatisation volontaire de tous les contenus. (Ce qui a d'ailleurs paradoxalement pour effet d'anesthésier la perception).

Dès lors, pour qu'une information ait une chance d'être reprise par la télévision, il faut déjà la présenter sur un mode spectaculaire : ainsi le mouvement Act -up n'aurait sans doute pas bénéficié de la même "couverture médiatique" s'il n'avait su, dès son début, exploiter tous les ressorts d'une visibilité propre à séduire les médias ( port de masques, manifestations qui prennent la forme de "performances" dans les rues, détournement de monument - la gigantesque "capote" de la Place de Concorde !).

Toutefois, le "diktat" de l'audimat impose aussi de ne jamais risquer de perdre trop de parts d'audience par des soutiens et prises de positions trop polémiques. A la télévision, les vrais débats sont donc consciencieusement éludés au profit d'un babil pontifiant et simplificateur. C'est là qu'interviennent ceux que Pierre Bourdieu appelle les "Fast-Thinkers" (p. 30), ces intellectuels (écrivains ou journalistes) qui vont dire sous une forme ramassée, fluide et élégante, ce que tout un chacun pourra facilement répéter sans davantage entrer dans un vrai débat.

Dans l'urgence, on ne peut pas penser : "Est-ce que la télévision, en donnant la parole à des penseurs qui sont censés penser à vitesse accélérée, ne se condamne pas à n'avoir jamais que des fast-thinkers, des penseurs qui pensent plus vite que leur ombre... parce qu'ils ne pensent que par idées reçues..." P. 30 ( Nous reprendrons cette critique plus loin !)

Ainsi le devoir de consensus, directement impliqué par le souci de l'audimat, aplanit toute l'information. Sous couvert de "spectaculaire", toutes les aspérités sont savamment gommées, neutralisées.

La représentation des faits-divers pour "faire diversion"...

Pierre Bourdieu souligne aussi combien ce double souci de l'audimat et du consensus rend la télévision friande de faits divers ( criminalités, catastrophes naturelles ).
Le privilège accordé à ce type d'information révèle un parti pris d'occuper le temps d'antenne par des objets de discours insignifiants puisqu'ils sont de l'ordre des aléas naturels ou des pathologies privées ; ces sujets sont sans enjeux politiques ; ou du moins, ils peuvent aisémentêtre commentés sur un mode consensuel. ( Il en est de même des événements sportifs...)

Nous résumons les pages 16 et 19, lire aussi p. 50 à 52 :
De même que les prestidigitateurs attirent l'attention sur autre chose que sur ce qu'ils font, le fait divers "fait diversion". L'évocation du fait divers attire l'attention du public sur des faits qui sont certes de nature à intéresser tout le monde mais "sur un mode tel qu'ils ne touchent à rien d'important" ; ce sont des fait "omnibus", qui emportent l'assentiment de tous sans diviser : ils font "consensus". " Si on emploie des minutes si précieuses pour dire des choses si futiles c'est que ces choses futiles sont en fait très importantes dans le mesure[...où elles se substituent] aux informations pertinentes que devrait posséder le citoyen "lambda" pour exercer ses droits démocratiques". La place dominante accordée aux faits divers dépolitise l'information et réduit la vie du monde à l'anecdote et aux ragots ( qui peuvent d'ailleurs être nationaux ou planétaires sans gagner en substance : vicissitudes de "stars" et des familles royales ! )

 

La contrainte de concision dans l'exposition
(Hantés par l'impératif de séduction, les journalistes ont progressivement abandonné le devoir de pertinence et le souci de profondeur.)

Tout se passe comme s'il fallait absolument que tout le monde puisse comprendre tout ce qui se dit, tout de suite, dès les premiers mots, de peur que le public ne "décroche"...Or seuls les préjugés déjà communément admis ont un tel privilège. ( Seuls les préjugés peuvent être compris sans avoir besoin d'être longuement démontrés puisque ce sont justement des idées reçues par tous de sorte que le problème de la réception ne se pose pas.) " L'échange de lieux communs est une communication sans autre contenu que le fait même de la communication" P 30. C'est un moment de mondanité où l'important n'est pas dans ce qu'on dit mais dans le fait d'être là, et d'être vu ! ( C.F. P. 11 )... Dès lors, souligne P. Bourdieu, il n'est pas étonnant que les" intellectuels" de la télévision "enfoncent des portes ouvertes" et sacrifient tous aux lieux communs à la mode. Chacun a d'ailleurs sa vulgate propre, son papier tout-prêt, avec quelques belles formules. "La télévision privilégie un certain nombre de fast -thinkers qui proposent du fast-food culturel ( de la nourriture culturelle prédigérée)... "

Des conditions de représentations qui tuent l'exercice véritable de la pensée...et manifestent que l'important est uniquement d'être vu !

Pour qu'un intellectuel ait une chance d'être invité dans un journal télévisé, il faut non seulement qu'il appartienne au cercle relationnel des journalistes les plus en vue, mais il faut surtout qu'il soit capable d'abréger son discours de sorte qu'il ne dise finalement rien de plus que ce que tout un chacun peut supposer.

Dans de telles conditions, pourquoi les intellectuels se pressent-ils tant pour participer aux émissions de télévision ? P. Bourdieu souligne avec ironie qu'il est déjà révélateur que cette question soit si peu posée. Et il répond avec encore plus de lucidité : " En acceptant de participer sans s'inquiéter de savoir si l'on pourra dire quelque chose ou non, on trahit très clairement qu'on n'est pas là pour dire quelque chose mais pour être vu " P11. Sur cette nouvelle aristocratie de l'image voir aussi Régis Debray, cliquez ici.

Gilles Deleuze, dans A propos des nouveaux philosophes et d'un problème plus général, remarquait d'ailleurs que, de plus en plus, bon nombre "d'intellectuels" publient (à intervalles les plus courts et les plus réguliers possibles) des ouvrages qui n'ont pour objectif que de leur assurer des invitations à la télévision. Le grand-Oeuvre (qui suppose des années de travail et de recherche) est délaissé, au profit d'écrits superficiels, plus en phase avec les sujets à la mode. La notoriété acquise par le relais des chaînes de télévision gonfle artificiellement les ventes de ces produits intellectuellement médiocres. La publication de listes des best-seller mêlent volontairement les grands classiques réédités et ces nouveaux produits consacrés par les ventes ; P. Bourdieu souligne que ce procédé achève de confondre (dans l'esprit du public non averti) des auteurs dont l'oeuvre est d'une valeur indiscutable avec ceux dont "la valeur est indiscutablement discutée" - du moins par ceux qui osent encore la critiquer !- (P. 67).

Certes, cette restriction d'estime des "pairs", pourra toujours être interprétée comme un effet de jalousie... Est-ce suffisant pour dédouaner de toute critique les parvenus de l'édition ! Valéry remarquait déjà dans Monsieur Teste que Paris est à la fois la Capitale des Lettres et le lieu d'affrontement de tous les hommes de lettres..." Songez à la température que peut produire dans ce lieu un si grand nombre d'amours-propres qui s'y comparent" Pour en savoir plus, cliquez.

Il est par contre plus grave que la télévision, en consacrant des produits conçus pour séduire la masse, rendent matériellement plus difficile la publication d'oeuvres plus exigeantes et plus déroutantes mais qui, parce qu' elles sont plus denses, seraient capables, à terme, de créer leur public et d 'enrichir l'expérience humaine.

P. Bourdieu ne perd aucune occasion de répéter que les figures les plus novatrices de la littérature et de l'art du XIXème siècle n'avaient que mépris pour les oeuvres à succès de leur époque et s'insurgeaient d'ailleurs à l'idée que l'art puisse être soumis au verdict du suffrage universel.

Ce professeur au Collège de France souligne l'évolution des mentalités sur ce point : il y a encore une trentaine d'années le succès commercial immédiat était suspect ; on y voyait le signe d'une compromission avec les préjugés du siècle et les valeurs établies que consacrent toujours les puissances de l'argent.

Aujourd'hui, de plus en plus, le marché est reconnu comme instance "légitime" de légitimation. Or il convient de rappeler qu'historiquement toutes les productions les plus denses de l'humanité ont été produites contre (ou en marge) de ce qui étaient, à leur époque, l'équivalent de l'audimat, c'est-à-dire la consécration immédiate par le grand nombre des "philistins" manipulables.

La nouvelle aristocratie des "personnalités bien vues"

Les journalistes doivent leur importance dans le monde social au fait qu'ils détiennent un monopole de fait sur la diffusion à grande échelle de l'information. "Bien qu'ils occupent une position inférieure (-"de dominé" selon la terminologie de P. Bourdieu-) dans le champ de la production culturelle, ils exercent une forme tout à fait rare de domination puisqu'ils détiennent les moyens d'accès à la notoriété publique"... ce qui leur vaut d'être entourés d'une considération souvent disproportionnée avec leur mérité intellectuel propre. A ceci s'ajoute qu'ils peuvent détourner une part de ce pouvoir de consécration à leur profit... d'où le phénomène de starification de certains journalistes écrivains !

La télévision telle que Pierre Bourdieu la rêvait :
Ni Paris-Sorbonne, ni Paris-match en direct vidéo !

 

Liberté de questionnement
Pour que la télévision offre de réels espaces d'expression aux intellectuels, il faudrait que les intervenants gardent toujours la liberté de ne pas se contenter de répondre aux questions que les journalistes leur posent, mais qu'ils aient la possibilité d'interroger les présupposés de ces questions et donc de reformuler les enjeux de leur intervention ( ce qui éviterait bien séances de "langues de bois" et des heures passées à pontifier sur des lieux communs.)

La télévision se transformerait alors en véritable temple des polémiques sociales !

Continuité dans l'argumentation
Il faudrait bien entendu accorder à chacun le temps de développer pleinement toute la chaîne de ses arguments ( sans que de pseudo impératifs techniques, ni le prétendu souci de la compréhension du "Public" ne viennent interrompre la chaîne du raisonnement.) Pierre Bourdieu, qui a subi ces effets de censure, a une très piquante expression à ce propos : "Les journalistes ont l'art de se faire les portes-parole d'un public imbécile pour interrompre un discours intelligent."


Parité de compétence entre interlocuteurs
Il faudrait aussi ne faire débattre entre eux que des intellectuels de même force intellectuelle et de formation aussi pointue ... "Il faut un haut degré d'accord sur le terrain du désaccord et sur les moyens de le régler pour avoir un vrai débat scientifique pouvant conduire à un vrai accord ou à un vrai désaccord scientifique". ( p. 72)

Si ces conditions ne sont pas remplies, la rencontre est tout aussi absurde que de prétendre faire "débattre" un astrologue et un astronome ou un alchimiste et un chimiste !
On admet encore volontiers qu'il serait absurde et démagogique de prétendre trancher une question de mathématique par des journalistes qui ont juste trempé dans une culture de vulgarisation mathématique... Mais c'est pourtant ce que la télévision fait régulièrement pour d'autres sciences, tout aussi constituées, comme l'histoire ou la sociologie, sous prétexte que ces sujets intéressent plus directement tout le monde !...

Devoir d'assistance
En revanche, chaque fois qu'un journaliste reçoit un homme qui n'est pas un professionnel de communication audiovisuelle, (un syndicaliste de base, un chômeur etc..), il faut que le journaliste aide cet homme à trouver ses meilleures conditions d'expression : ce qui suppose une écoute non impatience et une sollicitude qui donne confiance au néophyte. Il faut l'aider à accoucher de ses idées. P.Bourdieu se réfère explicitement à la maïeutique socratique. Lorsque l'homme de la rue est véritablement invité à exprimé sa pensée, il dit souvent des choses tout à fait originales parceque issues d'une réelle expérience.

Il y a donc un devoir d'assistance à l'expression télévisuelle qui doit être rendu par les professionnels des médias à ceux qui ne le sont pas ! Or P.Bourdieu dénonce une pratique discriminatoire radicalement inverse qui privilégie toujours les personnalités au détriment des inconnus dans l'acceuil et la distribution de la parole par les journalistes. La télévision, en ce sens, devient un instrument supplémentaire d'oppression symbolique .

Un certain devoir d'autocensure
Il faudrait aussi une forme d'autocensure des journalistes sur les sujets qui encouragent les dérives populistes : on sait en effet que lorsque la télévision se fait l'écho de propos racistes, elle encourage les comportements de même type par la visibilité et la notoriété qu'elle leur donne. P. Bourdieu fustige d'ailleurs la mauvais fois des journalistes qui prétendent ne parler de ces événements que pour les dénoncer alorsqu'ils les renforcent en les représentant.

Les explosions de xénophobie ne sont pas nouvelles, ce qui, en revanche, est dramatiquement nouveau, c'est la possibilité d'exploiter à plein ces passions primaires grâce aux moyens modernes de communication. Et on craint de voir un jour des journalistes ne pas dénoncer un lynchage sous prétexte qu'une majorité d'individus sondés souscrirait à cet accès de violence.


P. Bourdieu conclut : " On doit lutter contre l'audimat au nom de la démocratie... la soumission aux exigences de cet instrument de marketing est l'exact équivalent en matière de culture de ce qu'est la démagogie orientée par les sondages d'opinion en matière de politique ".

 

Le texte de P. Bourdieu Sur la télévision est la transcription revue et corrigée de l'enregistrement intégral de deux émissions réalisées le 18 mars 1996, dans le cadre d'une série de cours du Collège de France, et diffusées par Paris Première en mai 1996. (CNRS Audio -Visuel)