REPRÉSENTATION ET COMMUNICATION PUBLICITAIRE

Ce texte est proposé en collaboration avec Laurence Barrere, responsable commerciale de 1994 à 2001 chez Média 6, une société spécialisée dans la fabrication de présentoirs publicitaires ( P.L.V.) .

Il nous offre l'occasion de revisiter les analyses de Jean Baudrillard
dans La Société de consommation.

 

"Donner envie à des gens qui n'en ont pas les moyens d'acheter une nouvelle chose dont ils n'avaient pas besoin dix minutes auparavant..." Frédéric Beigbeder, 99francs : Telle est la fonction perverse et en même temps toute la "magie" de la Pub.

 

En période d'offre surabondante (dans les pays dits " riches "), le consommateur, submergé de propositions, doit disposer de critères de choix. Or la plupart des produits mis sur le marché remplissant désormais leurs fonctions, les qualités intrinsèques d'un produit ne suffisent plus à le vendre en masse.

Afin de motiver le public, la communication (au sens large : publicité, design du produit, choix des textures, discours de la marque, logotype ...) doit créer autour de l'objet un univers symbolique fort et immédiatement reconnaissable. Le consommateur doit vouloir et pouvoir s'identifier à cet univers et à ces valeurs.
L'acte d'achat devient alors presque une " profession de foi".

DE LA "RECLAME" A LA "PUB".

Le discours fondé sur les qualités du produit n'existe plus que lorsqu'il y a innovation technologique, et donc unicité de l'offre.
Dans les autres cas, on ne présente plus une voiture, mais "l'instrument incontournable de votre liberté ".
Le produit devient un prétexte pour parler au consommateur de ce qui l'intéresse par dessus tout : lui-même.
Un produit ou un service ne sont donc plus présentés tels quels au public, mais re-présentés symboliquement pour provoquer l'adhésion.
Par cette représentation, la communication insiste sur "le bénéfice consommateur" et non sur les qualités du produit, (ce qui constitue la différence fondamentale entre la publicité actuelle et la réclame d'antan.)

La représentation est définie par le fait de " rendre sensible un objet ou un concept au moyen d'une image, d'une figure, d'un signe. " (Petit Robert)
La communication manipule l'utilisation des images et des signes, pour nous les rendre plus séduisants, et transformer " la part du produit " en " part de rêve". Dans La Société de consommation, Baudrillard précise : "On ne consomme jamais l'objet en soi ( dans sa valeur d'usage ) - on manipule toujours les objets (au sens le plus large) comme signes qui vous distinguent soit en vous affiliant à votre groupe pris comme référence idéale, soit en vous démarquant de votre groupe par référence à un groupe de statut supérieur" p. 79. Folio/Essais.

LA LOGIQUE DE LA CONSOMMATION EST UNE LOGIQUE DE L'OSTENTATION

Consommer, c'est donc "être en représentation" : se faire valoir, se montrer et montrer des préférences qu'on exhibe comme signes distinctifs ...Une représentation bien ciblée est stratégique pour la survie d'une marque : elle fédère le public autour de ses valeurs, et crée un imaginaire qui se transforme en pulsions d'achats. Elle tient compte d'un imaginaire collectif bien établi (sur les notions de "terroirs" par exemple), de valeurs consensuelles en adéquation avec l'époque (l'écologie, la diversité ethnique...), et de spécificités liées à la marque (son historique par exemple : certaines marques se construisent d'ailleurs de toutes pièces un historique afin de se rendre crédibles).

LES CODES PUBLICITAIRES

Nous devenons ainsi conditionnés par des codes dominants :
L' alimentaire, par exemple, utilise la couleur rouge, et un environnement souvent familial (ah le grand-père et son petit-fils dans le potager !)
Le secteur hygiène-soins utilise les courbes féminines, les couleurs blanches, bleues ou vert pâle évoquant la pureté (pour pallier l'impureté originelle?) et la caution médicale.
Les nettoyants ménagers opteront classiquement pour une grande maison aux couleurs gaies, (jaune soleil, vert), tenue par une belle femme " mère de famille " de 30 / 40 ans.
Toute communication sortant de ces sentiers battus encourt le danger de ne pas être reconnue et comprise. Certaines marques dérogent avec bonheur à ces règles, mais, considérant l'investissement financier, la plupart s'en tiennent aux représentations dominantes.
Et pourtant, combien de femmes utilisant un nettoyant ménager vivent dans une maison impeccable de 200 mètres carrés plus jardin ?

LA REPRÉSENTATION DES IDÉAUX MATÉRIALISTES COMME MOYEN EFFICACE DE DOMESTICATION SOCIALE

Ci-dessus un Ready-made de Marcel Duchamp (1916 -1917)
Prononcé à l'américaine, "Apollinaire" donne "a pole in air " (" un bâton en l'air"), M. Duchamp détourne le sens de la réclame par un jeu d'insinuations lubriques !

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Finalement, ce ne sont plus les produits qui sont représentés, mais les valeurs qu'ils doivent communiquer. Ainsi, une crème cosmétique, un yaourt, une voiture ou un téléphone, deviendraient nos meilleurs alliés et nous rendraient "libres", "heureux", "beaux" ... et "sexy".
En 2002, les idéaux de bonheur, de liberté, de fraternité, et plus généralement de réussite individuelle et collective sont véhiculés en permanence par la publicité avec plus d'efficacité que par les religions, la philosophie ou les programmes politiques. Jean Baudrillard, dans La Société de consommation, se fait même l'écho de théories économiques qui soutiennent que la consommation pourrait se substituer aux prélèvements obligatoires (p. 117) et qu'elle assure déjà la dynamiques de la croissance par l'émulation sociale. Baudrillard cite un exemple emprunté à Galbraith, celui de l'ouvrier philippin en Californie : " La pression des dettes, jointe à l'émulation vestimentaire, transforma rapidement cette race heureuse et nonchalante en une force de travail moderne" Dans tous les pays sous-développés, l'apparition de gadgets occidentaux constitue le meilleur atout de la stimulation économique. Revenu, achat de prestige et surtravail forment la ronde infernale de la consommation entretenue perversement par la publicité.

Le Roi-Soleil a inventé le protocole, l'étiquette et le cycle du bon ton ( la mode) pour mater la noblesse dans une prison dorée. Mais ce sont toutes les couches sociales qui poursuivent aujourd'hui le même impératif d'intégration par le jeu des signes de consommation. L'intégration sociale se fait en impliquant inconsciemment les individus dans le système de différences de prestige qu'implique la soumission aux codes de la consommation. Dès lors, tout processus révolutionnaire est endigué dans la perpétuelle et inoffensive révolution permanente de "la mode". Voir aussi Les Choses de Georges Perec ( Prix Renaudot 1965).

"LE BONHEUR S' ACHÈTE" : TEL EST L'IMPENSÉ DE LA COMMUNICATION PUBLICITAIRE


Tour à tour, ce "Bonheur" est représenté en bonheur individuel, en bonheur de couple, en bonheur familial, ou collectif selon que l'on achètera un coupé sport ou un monospace, ou des places de T.G.V. Il fut une époque où le bonheur individuel n'était même pas concevable, mais devant la montée en puissance (c'est-à-dire en pouvoir d'achat !) des célibataires, il peut devenir plus "rentable" que le bonheur classiquement "familial".
La représentation du bonheur publicitaire est donc variable et contradictoire afin de coller au mieux à la stratégie de vente de tel ou tel produit.
Mais sur l'essence même de ce bonheur protéïforme, nous ne saurons rien... En revanche, ces représentations s'étalent sur tous les murs. Et Frédéric Beigbeder, dans 99 Francs, souligne que "jamais l'oeil humain n'avait été autant sollicité de toute son histoire [... ] entre sa naissance et l'âge de 18 ans, toute personne est exposée en moyenne à 350 000 publicités..."p 60 ; ce qui explique sans doute que "...Pour la première fois de l'histoire tous les humains semblent avoir le même but : gagner suffisamment d'argent pour ressembler à une publicité ! " p. 31. De là le conformisme ambiant ...

VARIATION SUR LA "TENDANCE"

Mais la communication ne se contente plus d'utiliser des valeurs basiques, elle en manipule la représentation de façon à créer "des modes". Adhérant aux " nouvelles " valeurs, le consommateur voudra revoir la totalité de ses biens pour être "en phase" avec la "nouvelle tendance ".
La communication publicitaire est en cela aidée par les médias, les enquêtes ou sondages "représentatifs " des magazines, venant (ou prétendant) débusquer une nouvelle niche, une nouvelle attente, à exploiter tant en termes de consommation qu'en termes d'articles.

LA SUPERCHERIE DU SONDAGE

La niche existait-elle avant ou s'est-elle formée lorsqu'on a créé le vocabulaire lui permettant de s'incarner ? N'a t-on pas créé un nouveau besoin plutôt que débusqué un nouveau public ? En marquant des produits du slogan "bo-bo", n'incite-t-on pas finalement les consommateurs à changer leur salon "branché" contre un nouveau salon "bourgeois-bohème" ?

Dans La Société de consommation, Baudrillard dénonce comme Galbraith le survoltage de la demande par des "accélérateurs artificiels" : tout l'appareil comptable et psychosociologique de l'étude de marché existe dans le seul but d'induire la demande et de masquer continuellement ce processus de création de nouveaux besoinx en faisant croire aux personnes sondées que l'on est à l'écoute de leur désir le plus profond. Le sondage masque donc ce processus objectif de stimulation artificielle de la demande en mettant en scène le processus inverse ! (p. 98). Ce qui rend bien entendu impossible toute stabilisation de la demande puisque, en produisant un produit ou un service nouveau, les entreprises produisent en même temps tous les moyens de suggestions propres à les faire accepter et donc produisent, au fond, dans l'esprit du public, les besoins qui correspondent à ces nouveaux produits. Baudrillard relisant Galbraith dénonce ainsi ceux que Pierre Bourdieu appelait les " sociologues de salon" - les socio-traîtres ! -, les collaborateurs... ( par opposition aux " sociologues de gouttière" qui dénoncent la manipulation et travaillent à une forme de résistance par la prise de conscience des mécanismes de conditionnements !) .

"L'homme n'est devenu un objet de science pour l'homme que depuis que les automobiles sont devenues plus difficiles à vendre qu'à fabriquer". Galbraith Le Nouvel État industriel.

 

RENONCER A LA REPRESENTATION CLASSIQUE DE L'HOMME COMME ETRE DE BESOIN !

Il faut dénoncer comme mythique la représentation de l'homme comme être de besoin..."J'achète ceci parce que j'en ai besoin" est une immense tautologie ! Selon les termes de Jean Baudrillard, c'est l'équivalent du feu qui brûle de par son essence phlogistique. p. 107.

Dans la consommation, un individu ne satisfait pas un manque (contrairement au mythe récurrent), il échange des signes : "On jouit seul, mais la consommation, elle, n'est jamais solitaire, c'est un système de communication, elle implique toujours le regard et l'évaluation des autres. Elles brassent des standards et des représentations collectives. La réorganisation des besoins en signes est la façon dont la société entière communique et se parle."

Il faut donc admettre que le besoin n'est jamais le besoin de tel objet mais bien plutôt le besoin de distinction "valorisante" et c'est pour cette raison qu'il n'y a jamais de sentiment de satisfaction définitif ni d'ailleurs de définition objective du besoin (on entre ainsi dans la logique du désir -au sens social- qui implique le regard et la reconnaissance des autres). Rousseau nomme ce processus "l'amour propre" : "L'homme, à l'état de société, vit en dehors de lui-même, dans l'opinion des autres"... L'homme vit donc dans la représentation des autres, au double sens du génitif. C'est pour cela qu' il n'y a pas de limite aux besoins de l'homme en tant qu'être social : la logique du prestige et le souci de distinction sont les moteurs de la consommation et non pas la sensation d'un manque objectif.

" La valeur stratégique en même temps que l'astuce de la publicité est précisément de toucher chacun en fonction des autres, dans ses velléités de prestige social réifié. Jamais elle ne s'adresse à l'homme seul, elle le vise dans sa dimension différentielle, et lors même qu'elle semble accrocher ses motivations " profondes ", elle le fait toujours de façon spectaculaire, c'est-à-dire qu'elle convoque toujours les proches, le groupe, la société, dans le procès de lecture, d'interprétation et de faire-valoir qu'elle instaure. "
Jean Baudrillard, La Société de consommation (1986) ; p. 86 Folio/Essais.

Paradoxalement, ce désir de reconnaissance et de distinction produit des êtres standardisés puisque, dans la pratique de la consommation, se différencier c'est toujours s'affilier à des modèles artificiellement démultipliés (comme les marques de lessive ! ) . Il y a une production industrielle de différences stéréotypées (p. 126 et suivantes ) : la petite note claire dans les cheveux qui "nous rend plus que jamais nous-mêmes", le dernier modèle de vase ou d'essuie-main qui "personnalise" notre maison, annulent au contraire toute différence réelle... Au lieu de marquer un être singulier, ces stratégies de personnalisation marquent au contraire l'obéissance à un code qui entretient l'économie de production par les jeux artificiels des représentations. " Le système ne joue jamais sur les différences réelles( singulières, irréductibles) entre des personnes [...] Il élimine le contenu propre, l'être propre de chacun ( forcément différent) pour y substituer la forme différentielle, industrialisable et commercialisable des "signes distinctifs".

 

 

Toutes les illustrations en noir et blanc sont empruntées à la revue R de REEL, qui joue régulièrement, dans sa dernière page, sur les détournements possibles de la légende des réclames.