II LA SOLITUDE SALVATRICE

L’ELOGE DE LA FUITE

Rousseau dans le Salon de Mme Goeffrin, dans "Une lecture" chez Mme GeoffrinMais quoi! Les autres  ne sont-ils pas souvent  aussi de terribles obstacles à notre existence, et à notre épanouissement. La rencontre n'est pas toujours  heureuse et souvent, pour sauver nôtre projet, nôtre désir, nôtre conception de l'existence (pour nous « sauver ») il faut prendre la fuite se retirer du contact de ceux qui nous rendent d'étrangers à nous-mêmes.

La rencontre même quand elle est heureuse,   peut être  aliénante. Même dans le beau de l'amour on peut ressentir la présence de l'autre comme une dépossession de soi. Dans  La place royale  Corneille  campe un amoureux qui ne supporte plus la dépendance  affective et mentale corrélative de l'amour, il veut reprendre les commandes de sa pensée, de ses actes  et de  ses projets. Il veut briser les liens d'affection qui l’aliènent et le tiennent suspendu au moindre soupir de son aimée.

Spinoza comme penseur du «  conatus » c'est-à-dire de l‘énergie et de l’appétit, souligne que l'homme comme tout vivant est animé du désir de persévérer dans l’être. Il  y a forcément une concurrence entre ces multiples désirs individuels : les hommes ressemblent à des araignées  enfermées dans un bocal et condamnées à se dévorer les unes les autres. Une vie réussie est une vie qui parvient à aménager les rencontres de façon à être toujours renforcée, enrichie, grandie par elles et jamais diminuée. Il faut savoir sélectionner les rencontres, il faut donc aussi parfois  savoir s'en préserver ! Combien de créateurs  furent des solitaires justement pour mener à terme leur désir de création.

                                  LA SOLITUDE DES CREATEURS

L'existence commune, sous des normes communes  (quand elle ne s'accorde pas  quelques espaces de retrait, de liberté, de solitude) produit des pensées communes

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 Miniature indienne du XIXème, "La  roue du temps"- Qu’on pense à Machiavel quittant le monde des tavernes et les gens simples qu'il accompagne dans sa vie d'homme pour revêtir sa robe de chambre s'atteler à sa table de travail et élever son intelligence à la hauteur des plus belles ruses politiques de l'histoire  italienne ;

- Ou encore à Nietzsche :  toute  sa philosophie est un éloge de la solitude nécessaire à l'accouchement de soi. Il faut se méfier de l’atavisme  des groupes et particulièrement de la charité  (de l'amour du prochain) par laquelle les médiocres supportent leur existence dans la chaleureuse complaisance de ceux qui vivent en troupeau. Pour accoucher de soi, il faut plus d'ambition, plus d'énergie : il faut « rechercher la solitude des cimes ». Les génies, les grands hommes sont comme des comètes : singuliers, incomparables, au destin solitaire et souvent incompris de leurs contemporains. …

Dès qu’il est original le créateur  est forcément seul d’abord,  il n’est  assuré de rien si ce n'est de sa  volonté créatrice et il n’est  rien que cette volonté. Le génie de Stendhal n'existe pas ailleurs que dans l'acte même de composition.  Avant la reconnaissance du public,  c’est dans cette foi en soi qu’existe  le génie.  Il y a donc une forme légitime de l’égoïsme, ce que Stendhal appelle l’ « égotisme »

 Remarquons toute fois  que le rapport à la reconnaissance du public est radicalement différent selon que la performance de l’artiste  se réalise « sur scène » (art d’exhibition) ou dans une œuvre qui  perdure indépendamment de l’existence de l’artiste ( art de production ) En effet dans tous les arts d’exhibition, l’artiste doit rencontrer son public de son vivant pour avoir l’occasion de  « se produire » et d’exister ainsi  en tant qu’artiste. Les sculpteurs, peintres, compositeurs, écrivains ont plus de liberté. Leur génie se matérialise  dans une matière qui perdure et peut attendre des années avant de rencontrer un public capable de l’ apprécier. L’œuvre est à la fois «  une bouteille jetée à la mer », et une forme d’objectivation de soi  narcissiquement satisfaisante.

                            

En l'absence de production personnelle offrant une objectivation de soi  satisfaisante,  le sujet n’existe qu'au travers du jugement des autres ;  d’où l'inquiétude permanente d'être dévalorisé, caricaturé, incompris, objectivé au sens péjoratif et cuisant que prend ce terme chez Sartre.

 Conscient des risques d'aliénation compris dans le contact des autres, doit-on tâcher d’exister pour soi sans les autres ? Est-ce un projet réaliste ?

III     LE DRAME DE L’EXISTENCE  COLLECTIVE :  LES AUTRES NOUS SONT AUSSI INDISPENSABLES QU’INSUPPORTABLES

                                 INDISPENSABLE ET POURTANT INSUPPORTABLE

Cortes arrivant à Vera Cruz en 1519, Diegio  Rivera,  Mexico, Palais National

Tout le drame humain tient au fait que l'autre nous est tout aussi indispensable qu'il est souvent importun.

Cette évidence est mise en lumière autant par l’analyse phénoménologique de la rencontre des consciences  (Hegel /Sartre) que par la réflexion en sciences politiques.

Dans  La phénoménologie de l'esprit  Hegel montre comment chaque conscience a besoin d'être reconnue comme conscience et ne peut l'être que par une autre conscience (que cette reconnaissance passe par la lutte à mort ou par le travail)  Sartre dans l’Etre et le néant  ajoute que l’épreuve du regard de l'autre loin d'être une simple reconnaissance de mon statut de sujet,  risque fondamentalement d'être une objectivation  réductrice de mes possibles (de ma transcendance, de ma liberté). L'autre par son jugement, pose sur moi des étiquettes, des catégories par lequel il me classe, me jauge  finalement sur des apparences, des réalisations partielles, des conduites qu'il a interprétées de son point de vue et non du mien. Et pourtant il semble bien que le regard des autres soit ce qui donne  consistance et réalité à mon existence ( qui, sinon, n’est que potentialité vaporeuse et évanescente). La conscience est projet de projet ; en elle-même elle n’est rien de concret. Le drame  de la conscience gît donc dans ce rapport à  l’autre à la fois indispensable et aliénant. Le regard de l’autre  qui me donne consistance et densité, me prive aussi de ma liberté. Sous le regard de l’autre j’existe  sous un mode de détermination précise, et forcément réductrice.

 

Mis à part les moments de grâce où la rencontre de l'autre est heureuse (les moments magiques de l'amour et de l'amitié - ce que Sartre appelle " les moments parfaits "), le contact avec les autres est bien souvent l'occasion de blessures narcissiques, d'incompréhension cuisante quand ce n'est pas  de lourds conflits d'intérêts et de liberté.

                                             L’INSOCIABLE SOCIABILITE

 Dans l’Hippias mineur de Platon, le sophiste Hippias prétend avoir lui-même produit tous les objets qu’il porte ( sa bague,  sa tunique, sa ceinture, ses chaussures 368 b). Son universelle compétence ferait de lui un homme autarcique ; mais c’est un dialogue sur le mensonge ! Dans La politique, Aristote précise  que l’ autarcie n’est réalisable qu’à l’échelle de la cité. Et Platon, dans  le livre II de la république montre comment la communauté originelle grossit de nouveaux membres à mesure de la sophistication des désirs. « Ce qui donne naissance à la cité, c’est, je crois, l’impuissance où se trouve  chaque individu de se suffire à lui-même et le besoin qu’il éprouve d’une foule de choses. »

 Puisque l’autarcie n’est possible ni individuellement ni au niveau des noyaux familiaux, la  politique consiste à faire coexister ensemble des anonymes appartenant à des familles différentes,  qui ne se connaissent pas et n’ont pas de raison affective  de vivre ensemble si ce n'est la nécessité d’échanger les produits de leur travail. (Je ne peux être forgeron à temps complet que s'il existe un paysan qui nourrit ma famille, un médecin qui me soigne, etc.).  Le « bien vivre » tel que le définit Aristote suppose la spécialisation des compétences et corrélativement la collaboration.

Même si j'acceptais une réduction drastique de mon confort de vie ( l’ascétisme de l’ermite par exemple),  ma liberté serait sans cesse exposée à la violence de ceux qui viendraient  troubler ma solitude. (On ne peut rester libre tout seul longtemps!) On ne peut vivre ni en sécurité ni confortablement sans les autres.

 Mais la coexistence entraîne aussitôt une cohorte de frustrations ; il faudra faire des concessions, accepter de régler son action sur des normes collectives et cotiser pour l’entretien d’une force et administration communes. Or l'égoïsme de l’homme  fait qu’il se pense d'abord comme un tout pour lui-même ; il  n’accepte pas volontiers les contraintes qui vont de pair avec l'état de citoyen. Eduquer le citoyen c’est faire en sorte que chacun existe comme une partie d'un tout supérieur auquel il s’identifie essentiellement ( la Patrie, la Nation, l’Etat). L’égoïsme résiste et ruse. Kant dénonce l’hypocrisie  collective : les  hommes  revendiquent des lois générales pour assurer leur conservation mais ils ont tous  une tendance  secrète à vouloir s'en affranchir dès qu’ils y voient leur intérêt particulier et qu'ils peuvent espérer l'impunité. C’est  ce que Kant appelle le drame de l’insociable sociabilité . L’homme est un être social insociable. Il ne peut exister sans les autres  et pourtant il s’autorise ponctuellement à faire exception aux règles communes et  donc à faire  comme si les autres n’existaient pas puisqu’il omet de s’interroger sur les conséquences de ses actes si chacun en faisait autant.

                                       DE CLARENS AU PHALANSTERE

 Illustration d'Albert robida pour "l' Abbaye de Thélème" de RabelaisUn subterfuge à l’insociable sociabilité  serait de créer, une société d'individus choisis, un microcosme, un groupe où la complémentarité des compétences  assurerait le fonctionnement de l'ensemble dans la bonne humeur de l’amitié. Nombre de théories utopistes  se sont plues à imaginer de telles communautés et certains comme Charles  Fourier ont oeuvré à leur implantation ; le kibboutz au  temps de ses premières implantations, relevait de la même volonté.

Puisqu'un homme ne peut ni vivre  sans les autres ni les supporter de bonnes grâces dans l’individualisme de l’anonymat,  reste à établir  des sociétés électives où le lien serait une amitié élargie, une famille de cœur et de conception du monde. La communauté des Amish offrirait un tel exemple mais l’harmonie entre les hommes y est placée sous le « patronage » de Dieu.  Celui qui revendique la liberté de penser et de vivre en marge des traditions déplorera la lourdeur des institutions  qui séparent les hommes des réalisations de leur temps.

Voir le film Witness