Mais quoi! Les autres ne sont-ils pas souvent aussi de terribles obstacles à notre existence, et à notre épanouissement. La rencontre n'est pas toujours heureuse et souvent, pour sauver nôtre projet, nôtre désir, nôtre conception de l'existence (pour nous « sauver ») il faut prendre la fuite se retirer du contact de ceux qui nous rendent d'étrangers à nous-mêmes.
La rencontre même quand elle est heureuse, peut être aliénante. Même dans le beau de l'amour on peut ressentir la présence de l'autre comme une dépossession de soi. Dans La place royale Corneille campe un amoureux qui ne supporte plus la dépendance affective et mentale corrélative de l'amour, il veut reprendre les commandes de sa pensée, de ses actes et de ses projets. Il veut briser les liens d'affection qui l’aliènent et le tiennent suspendu au moindre soupir de son aimée.
Spinoza comme penseur du « conatus » c'est-à-dire de l‘énergie et de l’appétit, souligne que l'homme comme tout vivant est animé du désir de persévérer dans l’être. Il y a forcément une concurrence entre ces multiples désirs individuels : les hommes ressemblent à des araignées enfermées dans un bocal et condamnées à se dévorer les unes les autres. Une vie réussie est une vie qui parvient à aménager les rencontres de façon à être toujours renforcée, enrichie, grandie par elles et jamais diminuée. Il faut savoir sélectionner les rencontres, il faut donc aussi parfois savoir s'en préserver ! Combien de créateurs furent des solitaires justement pour mener à terme leur désir de création.
LA SOLITUDE DES CREATEURS
L'existence commune, sous des normes communes (quand elle ne s'accorde pas quelques espaces de retrait, de liberté, de solitude) produit des pensées communes
- Qu’on pense à Machiavel quittant le monde des tavernes et les gens simples qu'il accompagne dans sa vie d'homme pour revêtir sa robe de chambre s'atteler à sa table de travail et élever son intelligence à la hauteur des plus belles ruses politiques de l'histoire italienne ;
- Ou encore à Nietzsche : toute sa philosophie est un éloge de la solitude nécessaire à l'accouchement de soi. Il faut se méfier de l’atavisme des groupes et particulièrement de la charité (de l'amour du prochain) par laquelle les médiocres supportent leur existence dans la chaleureuse complaisance de ceux qui vivent en troupeau. Pour accoucher de soi, il faut plus d'ambition, plus d'énergie : il faut « rechercher la solitude des cimes ». Les génies, les grands hommes sont comme des comètes : singuliers, incomparables, au destin solitaire et souvent incompris de leurs contemporains. …
Dès qu’il est original le créateur est forcément seul d’abord, il n’est assuré de rien si ce n'est de sa volonté créatrice et il n’est rien que cette volonté. Le génie de Stendhal n'existe pas ailleurs que dans l'acte même de composition. Avant la reconnaissance du public, c’est dans cette foi en soi qu’existe le génie. Il y a donc une forme légitime de l’égoïsme, ce que Stendhal appelle l’ « égotisme »
Remarquons toute fois que le rapport à la reconnaissance du public est radicalement différent selon que la performance de l’artiste se réalise « sur scène » (art d’exhibition) ou dans une œuvre qui perdure indépendamment de l’existence de l’artiste ( art de production ) En effet dans tous les arts d’exhibition, l’artiste doit rencontrer son public de son vivant pour avoir l’occasion de « se produire » et d’exister ainsi en tant qu’artiste. Les sculpteurs, peintres, compositeurs, écrivains ont plus de liberté. Leur génie se matérialise dans une matière qui perdure et peut attendre des années avant de rencontrer un public capable de l’ apprécier. L’œuvre est à la fois « une bouteille jetée à la mer », et une forme d’objectivation de soi narcissiquement satisfaisante.
En l'absence de production personnelle offrant une objectivation de soi satisfaisante, le sujet n’existe qu'au travers du jugement des autres ; d’où l'inquiétude permanente d'être dévalorisé, caricaturé, incompris, objectivé au sens péjoratif et cuisant que prend ce terme chez Sartre.
Conscient des risques d'aliénation compris dans le contact des autres, doit-on tâcher d’exister pour soi sans les autres ? Est-ce un projet réaliste ?
III LE DRAME DE L’EXISTENCE COLLECTIVE : LES AUTRES NOUS SONT AUSSI INDISPENSABLES QU’INSUPPORTABLES
INDISPENSABLE ET POURTANT INSUPPORTABLE
Cette évidence est mise en lumière autant par l’analyse phénoménologique de la rencontre des consciences (Hegel /Sartre) que par la réflexion en sciences politiques.
Dans La phénoménologie de l'esprit Hegel montre comment chaque conscience a besoin d'être reconnue comme conscience et ne peut l'être que par une autre conscience (que cette reconnaissance passe par la lutte à mort ou par le travail) Sartre dans l’Etre et le néant ajoute que l’épreuve du regard de l'autre loin d'être une simple reconnaissance de mon statut de sujet, risque fondamentalement d'être une objectivation réductrice de mes possibles (de ma transcendance, de ma liberté). L'autre par son jugement, pose sur moi des étiquettes, des catégories par lequel il me classe, me jauge finalement sur des apparences, des réalisations partielles, des conduites qu'il a interprétées de son point de vue et non du mien. Et pourtant il semble bien que le regard des autres soit ce qui donne consistance et réalité à mon existence ( qui, sinon, n’est que potentialité vaporeuse et évanescente). La conscience est projet de projet ; en elle-même elle n’est rien de concret. Le drame de la conscience gît donc dans ce rapport à l’autre à la fois indispensable et aliénant. Le regard de l’autre qui me donne consistance et densité, me prive aussi de ma liberté. Sous le regard de l’autre j’existe sous un mode de détermination précise, et forcément réductrice.
Mis à part les moments de grâce où la rencontre de l'autre est heureuse (les moments magiques de l'amour et de l'amitié - ce que Sartre appelle " les moments parfaits "), le contact avec les autres est bien souvent l'occasion de blessures narcissiques, d'incompréhension cuisante quand ce n'est pas de lourds conflits d'intérêts et de liberté.
Dans l’Hippias mineur de Platon, le sophiste Hippias prétend avoir lui-même produit tous les objets qu’il porte ( sa bague, sa tunique, sa ceinture, ses chaussures 368 b). Son universelle compétence ferait de lui un homme autarcique ; mais c’est un dialogue sur le mensonge ! Dans La politique, Aristote précise que l’ autarcie n’est réalisable qu’à l’échelle de la cité. Et Platon, dans le livre II de la république montre comment la communauté originelle grossit de nouveaux membres à mesure de la sophistication des désirs. « Ce qui donne naissance à la cité, c’est, je crois, l’impuissance où se trouve chaque individu de se suffire à lui-même et le besoin qu’il éprouve d’une foule de choses. »
Puisque l’autarcie n’est possible ni individuellement ni au niveau des noyaux familiaux, la politique consiste à faire coexister ensemble des anonymes appartenant à des familles différentes, qui ne se connaissent pas et n’ont pas de raison affective de vivre ensemble si ce n'est la nécessité d’échanger les produits de leur travail. (Je ne peux être forgeron à temps complet que s'il existe un paysan qui nourrit ma famille, un médecin qui me soigne, etc.). Le « bien vivre » tel que le définit Aristote suppose la spécialisation des compétences et corrélativement la collaboration.
Même si j'acceptais une réduction drastique de mon confort de vie ( l’ascétisme de l’ermite par exemple), ma liberté serait sans cesse exposée à la violence de ceux qui viendraient troubler ma solitude. (On ne peut rester libre tout seul longtemps!) On ne peut vivre ni en sécurité ni confortablement sans les autres.
Mais la coexistence entraîne aussitôt une cohorte de frustrations ; il faudra faire des concessions, accepter de régler son action sur des normes collectives et cotiser pour l’entretien d’une force et administration communes. Or l'égoïsme de l’homme fait qu’il se pense d'abord comme un tout pour lui-même ; il n’accepte pas volontiers les contraintes qui vont de pair avec l'état de citoyen. Eduquer le citoyen c’est faire en sorte que chacun existe comme une partie d'un tout supérieur auquel il s’identifie essentiellement ( la Patrie, la Nation, l’Etat). L’égoïsme résiste et ruse. Kant dénonce l’hypocrisie collective : les hommes revendiquent des lois générales pour assurer leur conservation mais ils ont tous une tendance secrète à vouloir s'en affranchir dès qu’ils y voient leur intérêt particulier et qu'ils peuvent espérer l'impunité. C’est ce que Kant appelle le drame de l’insociable sociabilité . L’homme est un être social insociable. Il ne peut exister sans les autres et pourtant il s’autorise ponctuellement à faire exception aux règles communes et donc à faire comme si les autres n’existaient pas puisqu’il omet de s’interroger sur les conséquences de ses actes si chacun en faisait autant.
DE CLARENS AU PHALANSTERE
Un subterfuge à l’insociable sociabilité serait de créer, une société d'individus choisis, un microcosme, un groupe où la complémentarité des compétences assurerait le fonctionnement de l'ensemble dans la bonne humeur de l’amitié. Nombre de théories utopistes se sont plues à imaginer de telles communautés et certains comme Charles Fourier ont oeuvré à leur implantation ; le kibboutz au temps de ses premières implantations, relevait de la même volonté.
Puisqu'un homme ne peut ni vivre sans les autres ni les supporter de bonnes grâces dans l’individualisme de l’anonymat, reste à établir des sociétés électives où le lien serait une amitié élargie, une famille de cœur et de conception du monde. La communauté des Amish offrirait un tel exemple mais l’harmonie entre les hommes y est placée sous le « patronage » de Dieu. Celui qui revendique la liberté de penser et de vivre en marge des traditions déplorera la lourdeur des institutions qui séparent les hommes des réalisations de leur temps.