le Général Gallieni par F; Roybet 1914-1915MARS OU LA GUERRE JUGEE,  ALAIN

« Il n’y a point de fin au monde, pour un homme, qui puisse prendre pour moyen clair, inévitable, la mort d’un autre homme, ou bien c’est un crime. »
(Chap. LXXIII Le cadavre)

 Emile-Auguste Chartier a 46 ans en 1914. Il connaît la guerre comme téléphoniste d’artillerie, et il avoue lui-même bien volontiers que cette fonction lui a laissé quelque loisir et surtout des « heures protégées » ( car le téléphone est autant que possible protégé !). Il a donc l’occasion de mettre par écrit ses réflexions de soldat de troupe et précise, dans sa dédicace à Madame Morre Lambelin que ce qu’il a ressenti le plus vivement dans la guerre  c’est l’esclavage :  « la fable du cheval qui s’est voulu venger du cerf me fut enseignée tous les jours ». Les 93 chapitres présentent un réquisitoire accablant.

 Plan de la présentation :

·    La guerre est le pire des maux
·    Il n’y a pas « d’irréductibles intérêts contraires »
·    Le grand mensonge du Devoir militaire
·    L’art militaire : une culture systématique du mépris
·    La fascination meurtrière du front
·    Le charme irrépressible de la parade militaire
·    Le corps des combattants
·    Des exécutions sommaires pour l’exemple
·    Derrière l’héroïsme si vanté, la vérité de la guerre, c’est le meurtre
·    Plus homme est jeune, plus il est prompt à courir au devant du malheur
·    La discipline comme analgésique aux mille maux de guerre
·    La fraude des souvenirs de guerre.
·    Le cœur de la guerre : l’attrait pour le pouvoir
·    La guerre comme punition divine
·    Matérialisme dominant
·    Qui veut la guerre est en guerre avec soi

Dessin de Lucien Jonas, revue l'Illustration (1915)

La guerre est le pire des maux : 
pire que l’injustice sociale et la misère… et le plus sûr moyen de renchérir sur elles

Il y a un sens à dire que le mal est dans l’injustice sociale et dans l’exploitation de l’homme par l’homme ; car, sans doute n’y a-t-il pas de liberté véritable sans un salaire et des loisirs suffisants, mais : «  Qu’est le pouvoir du plus riche des riches à côté du pouvoir d’un capitaine ? » L’homme qui sait travailler garde le loisir d’aller s’employer ailleurs ( C’est pour cette raison que Rousseau, dans le livre troisième de L’Emile, recommande au fils d’aristocrate le travail comme instrument de liberté quelles que soient les révolutions). Celui qui sait travailler de ses mains change de maître quand il le veut et impose ainsi le respect. Hors des heures de travail, il garde le pouvoir d’aller, de venir, de dormir… Ce qui n’est pas le cas du soldat :  « l’ordre de guerre a fait apparaître le pouvoir tout nu, qui n’admet ni discussion, ni refus, ni colère, qui place l’homme entre l’obéissance immédiate et la mort immédiate ».

 La guerre est le pire des maux, car elle sépare radicalement les hommes en deux clans : moins celui des forces adverses que l’opposition qu’on retrouve dans toutes les armées entre les officiers et les subordonnés, les maîtres et les esclaves. (Chap. LXIII l’individualisme

 La guerre, en imposant « l’union sacrée », fait taire les récriminations qui ne manquent jamais d’éclater en temps de paix devant la gabegie des gouvernements

« Or tout homme de bon sens reconnaîtra que les maux qui résultent d’un médiocre système politique… sont comme nuls en comparaison des maux certains et de tous genres que la guerre nous apporte, même terminée par la victoire.

Quelle peste ferait en si peu de temps un si grand nombre de morts, et si bien choisis parmi les plus vigoureux et les meilleurs ?

Quel ministre négligent nous coûtera la centième partie des dépenses de guerre ?… Mais c’est une disposition commune de crier contre les petits maux et de supporter les grands en silence et stupeur »
(Chap. XXVIII de la frivolité )

Alain exhibe tous les rouages cachés de la guerre, pour mieux graver en notre jugement « cet axiome politique : la paix est le bien et la guerre le mal. »

Aquarelle de Georges Scott, revue L'Illustration (1915)

La guerre, un cataclysme humain infiniment plus pervers que les pires catastrophes naturelles

 (Chap. XII et XXVII)

 

Il y a des catastrophes naturelles où il semble que la nature se mette en guerre contre les hommes et se comporte telle une marâtre. L’homme se rend compte alors de sa finitude et prend conscience de la fragilité de l’équilibre écologique auquel il s’était habitué.

Y a-t-il pour autant un sens à penser que la nature nous veut du mal et poursuit l’homme de son courroux comme le ferait un adversaire?

 Non bien sûr, seule une conception anthropomorphique qui projette sur la nature des intentions et une psychologie pourrait justifier une telle formulation, encore faudrait-il remarquer avec Alain que « cette planète ne nous a rien promis. Sur la pluie qui peut tomber en trois mois, rien n’a été réglé entre nous et elle. » Rien ne sert de grommeler ; il faut agir : faire une digue ou partir. Et, à bien y réfléchir, Alain souligne :« Que les choses ne nous veulent ni mal ni bien, et que si dangereuses soient-elles, on peut toujours compter sur elles,» (Chap. XXXVI) (la connaissance des lois de la nature permet d’anticiper les enchaînements naturels pour mieux s’en servir ou s’en préserver).

Lorsque les forces de la nature se déchaînent, il est faux de dire que l’eau ou le feu poursuivent les hommes, ce ne sont que lois et nécessités naturelles qui suivent leur cours. En revanche, à la guerre, la force ennemie poursuit l’adversaire et le harcèle jusqu’à épuisement. De là suit cette logique mortifère qui pousse à tenir des positions intenables, quel qu’en soit le coup humain, pour mieux démoraliser l’ennemi. On ne voit pas cette monstruosité de comportement lors des catastrophes naturelles :  « Il n’y a pas d’homme assez fou pour tenir tête au feu et à l’eau avec l’idée de les décourager par cette invincible résolution » Or c’est précisément ce qui se passe toujours pendant la guerre et Alain tient à souligner que la guerre commence justement quand le bon sens et la prudence dicteraient d’abdiquer. Quand les hommes sont en guerre, ils se poursuivent les uns les autres et guettent les moindres signes de terreur et de fatigue chez l’autre pour redoubler leurs coups.

La perversité est humaine est une potentialité indissociable de la subjectivité.
Elle suppose l’anticipation du désarroi de l’autre, et se nourrit de cette conscience.

Les hommes sont donc pleinement responsables du cataclysme humain qu’est la guerre et de ses excès d’horreurs -d’où le terrible remords d’avoir approuvé trop légèrement des discours emphatiques, « Car dites-moi, qui nous a donné cette pensée, cette arme qu’est la pensée, sans nous en expliquer l’usage ? » (Chap. XXVII Maux humains)

La pensée ne serait-elle pas la racine de tous les maux  quand son usage est déréglé ? Le meilleur remède contre le mal ne serait-il pas alors de penser bien. Alain s’inscrit dans la longue tradition des penseurs qui voient dans le droit usage de la raison le seul remède aux innombrables maux que ses dysfonctionnements provoquent. C’est par la réflexion qu’il faut déraciner en chacun de nous les pensées belliqueuses.

Couverture la revue l'Histoire pour tous ( N°45, jan.1964) Dossier sur la guerre de 14

Il n’y a pas «’irréductibles intérêts contraires  » si la passion n’envenime pas le jugement

(Page 588 Chap. XXIII)

 Méditez ces mots d’avocats «  les intérêts transigent toujours ; les passions ne transigent jamais » : Il y a d’heureux arrangements, plus avantageux que les procès, dès que les intérêts jouent seuls, alors que le procès devient ruineux dès que la passion le pousse au-delà du raisonnable. La guerre que Clausewitz présente comme la continuation de la politique par d’autres moyens est le plus ruineux des moyens de traiter un conflit d’intérêts.

 Et les fauteurs de guerres ne sont généralement pas ceux qui la font.  Voir à ce propos le réquisitoire d’Henry Barbusse dans le Feu, Journal d’une escouade (page 317 –373)

 

Le grand mensonge du Devoir Militaire:

 ( On parle du devoir militaire alors que tous sont contraints…)

 « Le devoir suppose une délibération à part soi, dont tout dépend sans aucune contrainte. ». Or chacun sait que, pour le devoir militaire, la contrainte est brutale : les déserteurs sont fusillés.

En temps de guerre, lorsque la mobilisation est générale, un homme en âge de se battre ne peut choisir de s’engager ou non. « Tous sont forcés ; il y en a seulement un bon nombre qui court plus vite que le gendarme ne les pousse ». Si Alain admire la résignation et la bonne tenue de la plupart c’est sans  se leurrer. Même l’enthousiasme de départ – excessif et fanfaron- est révélateur d’un engagement forcé. Le sacrifice volontaire est plus grave et silencieux.

 

Affiche de Jean Droit de 1917 pour la souscription au 3ème emprunt de la Défense Nationale

Le chef militaire se paye de mot ; il vit dans une illusion ; il parle de devoir, mais Alain avoue qu’aucun n’oserait dire à ses hommes : «  Que ceux qui en ont assez s’en aillent ; je ne veux que des héros ! »

En temps de mobilisation, l’armée n’admet aucun engagement résiliable.  « Si l’homme de troupe était laissé juge de ses propres forces et de ce que la patrie peut lui demander encore, les effectifs fondraient » beaucoup s’en retourneraient chez eux.

(ChapVI De l’obligation)

L’art militaire de la grande guerre: La culture systématique du mépris
décuple l’énergie de revanche

 « L’art militaire s’exerce au-delà de ce que l’homme peut vouloir ». Au moment où les forces humaines sont à bout, il faut marcher encore ; au moment où la position n’est plus tenable, il faut tenir encore. Dans ces hommes écrasés par des forces inexorables, il faut donc trouver le moyen de faire saillir les dernières convulsions qui donneront la victoire.(Chap.III Du commandement)

Pour cela il suffit d’avoir frustré et abrutit le soldat au point que toute sa hargne ne sache plus que se déverser contre l’ennemi.

Alain dénonce le processus dans le chapitre V intitulé La Forge, il utilise aussi l’image de la compression des gaz.

une relève d'infanterie croise un convoi de prisonniers ; section photo de L'Armée, revue l'Illustration  (13 avril 1918)

« Quand on veut faire agir un gaz, on le comprime. Toute cette force jeune étant ainsi comprimée et contrariée avec suite, par l’action d’un système parfait, alors qu’il n’y a plus d’échappée que contre l’ennemi c’est lui qui paiera. Voilà en bref l’histoire d’un régiment d’élite et la pensée constante d’un vrai chef »

Ou encore un peu plus bas dans le texte

« Frappez, durcissez l’homme.  Et  ne laissez comme issu à son désir de vengeance que la haine de l’ennemi. Voilà comment par un travail de contrainte continuelle et une discipline inflexible on développe à coup sûr la valeur offensive d’une troupe ».

 Le début du chapitre résume la leçon dans le raccourci d’une image :« Il faut battre le fer. Toute la force des coups de marteau se retrouve dans la barre. La trempe est [l’effet d’]une violence. C’est à peu près ainsi qu’on forge une armée ».

Il n’est donc finalement pas étonnant que l’estime de soi et le respect des hommes soit systématiquement piétiné par la discipline militaire. Contrairement à l’analyse naïve qui place la racine du courage dans le sentiment noble de la liberté, le pragmatisme militaire joue sur les ressorts plus sûrs de la frustration et du refoulement :

« L’homme humilié méthodiquement, si borné qu’il soit, finit par sentir sa puissance d’oser, en accord enfin avec les opinions, les exemples, avec les ordres… ». Quand vient le moment de dépasser en courage ce chef si habile à mépriser, le troufion la saisit de toute son âme. Il force ainsi l’estime qu’on lui refuse par une audace qui paraîtra surhumaine parce que l’homme aura perdu tout souci de se conserver.

C’est ainsi que, du sommet au bas de l’échelle, toujours le chef méprise pour mieux bander l’énergie de revanche des subordonnés et on voit ainsi « le plus humble et le plus méprisé courir devant [et s’exposer] comme l’art militaire l’exige ».(Chap. XIV De la dignité humaine.)

L''Officier de Liaison ; dessin de Lucien Jonas

 

Enthousiasme et passion du sacrifice

 La guerre prouve que ce sont les passions qui mènent le monde, et non pas la simple recherche de l’intérêt. L’homme est souvent prêt à tout sacrifier.

D’ailleurs « si on explique la guerre par l’universel égoïsme, comment expliquera-t-on cet esprit de sacrifice sans lequel la guerre ne commencerait point ? » (Chap. XIX)

 

La fascination meurtrière du front
Qu’est ce que la guerre si ce n’est une invitation à mourir ?

 «  Les troupes couraient à découvert… les effectifs fondaient. Le général demandait des renforts afin de recommencer. Il recommença trois jours durant ; nul n’avait d’autre espoir que de bien mourir ».

 La guerre institue un cérémonial de pur sacrifice auquel le combattant prend part. Il s’agit de prouver publiquement et solennellement qu’on sait mourir. L’honneur individuel, celui de la famille et celui du pays sont en jeu. La volonté de vaincre et même l’espoir de vaincre peuvent s’effacer devant cette volonté de vaincre en soi ce qui déshonore. La grandeur même de l’épreuve explique l’impatience de mourir … C’est le rôle des aînés ( puisqu’ils se lavent présentement les mains de ce sang versé), de faire en sorte que ces redoutables causes n’ait pas l’occasion d’agir en dénonçant les logiques de guerre.

Au passage du drapeau la foule chante la Marseillaise ; dessin de Georges Lercux ; revue L'Illustration 19 juillet 1919

Le charme irrépressible de la parade militaire, et sa récupération maléfique
(CHAP III Du beau)

 «  Nul n’est à l’abri de cet enthousiasme prodigieux qui fait qu’on veut marcher sans savoir jusqu’où, à la suite d’une troupe bien disciplinée et résolue. » … Ce n’est pas le seul cas où l’émotion collective produit le sens du sacré. Pour rendre compte de ce phénomène Alain s’est forgé une formule qu’il reprend souvent : «  le Dieu naît de l’enthousiasme »; ce sentiment est proprement esthétique, et l’objet du culte n’est rien d’autre que l’action commune, réglée, rythmée et ressentie par toute la surface de notre corps. Dès lors, les idées de devoir et de sacrifice en sont illuminées et réchauffées et tous les médiocres soucis, tous les sentiments de faiblesse, toute crainte sont balayés. L’homme se sent et se perçoit avec les autres invincible et immortel. Voir l’analyse que l’éthologiste Konrad Lorenz donne de ce même phénomène dans l’Agression, une histoire naturelle du mal  « Il n’y a qu’un remède à cette admiration totale, c’est d’être ailleurs et encore… rien qu’en n’y pensant j’en sens les effets »

 Si on admet que le beau est ce qui met l’esprit des hommes en mouvement…alors il faut avouer que la chose militaire est proprement esthétique.  Ainsi la mystique de la guerre née d’un spectacle produira-t-elle toujours les mêmes effets désastreux à moins que ne se mettent pas en place d’autres spectacles et réjouissances collectives.

le corps des combattants

Contrairement à l’impression que produit la parade le grand corps des combattants est un organe convulsif et écervelé : un monstre où la tête ne sent pas le corps et le tyrannise sans être instruite par lui. (Chap LXXIX Hercule).

 Dessin de Scalarini pour le quotidien socialiste Avanti du 7 août 1914

Des exécutions sommaires pour l’exemple

 Dans le Chapitre X intitulé Les règles du jeu, Alain rapporte la réaction scandalisée d’un journaliste faisant état d’un père de famille, deux fois cité pour son courage et qui fut fusillé pour s’être assoupi dans un abri alors qu’il aurait dû être à son poste. Pour Alain c’est moins cette condamnation qui est atroce et injustifiée que la guerre elle-même qui conduit par contre inexorablement à prendre de telles sanctions. Il rappelle que les fatigues infligées aux soldats sont telles que tous pourraient légitimement vouloir se reposer aux moments les plus périlleux du combat, sans parler de l’instinct de survie qui commande de se mettre à l’abri. Il faut donc qu’une menace effroyable, plus forte que la peur du combat et les pires fatigues, pousse le soldat à garder son poste. Sinon on verrait fondre les troupes comme neige au soleil. Mais l’orgueil militaire préfère parler d‘héroïsme et de lâcheté plutôt que d’avouer son terrible calcul qui accule les hommes à préférer mourir au front plutôt que sous le feu de la gendarmerie.

Les exécutions précipitées et faites pour l’exemple sont la conséquence inévitable de la guerre elle-même. « Il ne faut jamais laisser entendre que la guerre soit compatible en un sens quelconque, avec la justice et l’humanité. ».

Alain ne cesse de souligner qu’à la guerre, les hommes, héros ou lâches, ne sont jamais que des instruments : «  qu’il s’agisse de faire un exemple ou de chasser l’ennemi de ses tranchées, l’homme est toujours moyen et outil. Et les plus courageux et les plus dévoués étant destinés à la mort, il n’est pas étonnant que l’on sacrifie encore sans hésiter quelques poltrons ou hésitants. »

Derrière l’héroïsme tant vanté, la vérité de la guerre, c’est le meurtre

La guerre lève l’interdit sur le meurtre et qui transforme en devoir le fait d’assassiner son semblable voir le Discours l’origine des inégalités de Rousseau mais aussi Pascal
qui dénonce l’absurde relativité (historique et géographique) de ce que les hommes pensent comme juste et noble.

Affiche anglaise de recrutement pour la Grande Guerre Plus homme est jeune, plus il est prompt à courir au devant du  malheur (Chap. VII De l’irrésolution).

L’irrésolution est le plus grand des maux humains
car pour s’en préserver l’homme est capable de se jeter dans des entreprises suicidaires. En effet, l ‘engagement pris  devient un fait irrévocable ; il offre un appui solide à l’action et à la réflexion ( alors que les temps de délibération sont de réels moments de souffrance morale où les raisons répondent aux raisons et où l’esprit se perd dans les sables mouvants de l’imagination. «  C’est pourquoi, à chaque fois qu’un officier demande un volontaire pour une mission particulièrement dangereuse, il se trouve toujours un jeune homme pour lever la main  « non malgré l’irrésolution mais à cause de l’irrésolution. »

 Alain ajoute que de toute façon   il est  clairement sous entendu que la hiérarchie finira par forcer ceux qui ne veulent pas consentir « Cette attente sûr d’elle-même est trop forte contre un cœur jeune…Il y a des questions qu’il ne faut pas poser à un homme de vingt ans »

La discipline comme analgésique
aux mille maux de guerre
(Chap LXII)

« L’extrême malheur nettoie l’esprit de toutes ces méditations amères et sans effet qui sont le principal du malheur »  les multiples servitudes du troufion le protège par une forme d’abrutissement qui l’empêche de redoubler son mal en y pensant. La discipline inflexible facilite la résignation et procure une forme d’égalité d’âme qui est rare dans la vie civile. (d’où paradoxalement une espèce de regret  quand reviennent avec la paix et la liberté les « états d ‘âme »…)

 Le « Machiavélisme militaire », qui connaît ce processus, souffle aux chefs une maxime impitoyable :

Au lieu de dire « Soyons indulgents car ils ont beaucoup souffert et ils souffriront encore », les mots d’ordre sont : 

«  Soyons très sévère, car ils ont beaucoup soufferts, et ils ne nous le pardonneront jamais s’ils ont le loisir de penser ». Alors  les exercices et les sanctions se multiplient, ; la moindre liberté est pourchassée.

Soldat unioniste rêvant de son retour au foyer ; lithographie de Currier et Ives 1862n
La fraude des souvenirs de guerre.

Alain ne s’attache pas ici à dénoncer les fanfaronnades des lâches qui, après coups, s’inventent des actions glorieuses. Il y aura toujours de ces Falstaff . Et Shakespeare a magistralement présenté cette faiblesse humaine.

Alain s’intéresse aux différents mécanismes qui altèrent et falsifient le souvenir même chez soldats les plus francs. Tout se passe comme si la réalité du mal de la guerre se dérobait essentiellement au souvenir. Alain propose un certain nombre d’explications à ce phénomène de falsification du mal.

 

 
D’abord le décalage temporel entre l’expérience de l’horreur et le moment du récit. Ce n’est pas dans l’horreur de la mitraille que l’on raconte son combat : le contraste entre les dangers de la guerre et la sécurité présente de celui qui raconte ses souvenirs de guerre « contribue à réjouir l’homme dans le moment même où il pense aux heures les plus amères ». Le sentiment d’en être revenu vivant colore le récit (même le plus désabusé) d’une pointe de fierté et de joie qui provoque l’envie (et jette volontiers les plus jeunes dans la bataille car ils espèrent connaître eux aussi de tels moments).
   «  Si simplement qu’on parle de la guerre, on l’orne trop, et les enfants qui nous écoutent ont toujours trop d’envie de la faire. Il vaut mieux n’en point parler. »
chap XI
 

Une forme de pudeur et de force d’âme (page 634)
il est naturel que chacun préfère repenser à ses moments d’audace heureuse plutôt qu’à l’infinie succession de ses servitudes, mais cette fraude du souvenir s’accorde trop clairement avec le jeu de la hiérarchie.

 « Il y a deux guerres, celle qu’on fait et celle qu’on dit, et qui n’ont presque rien de commun » (Chap XXXVIII De la rhétorique) Cet hiatus se retrouve dans le discours des troufions comme dans celui des officiers quoique sous des manifestations différentes :

 
Pour les officiers « les soldats font leur métier » ; quel doux euphémisme !
  La réalité du mal qu’est la guerre se dérobe aussi au souvenir de l’homme de troupe  : « dès qu’on est délivré de grands maux on s’applique à les oublier ou pour mieux dire, peut-être, on n’arrive pas à les faire revivre… Nietzsche dans la seconde dissertation de la Généalogie de la morale parle de la fonction de cicatrisation et de digestion assumée par l’oubli (voir la même intuition dans Le Feu d’Henri Barbusse)  Et le proverbe dit bien «  le danger passé, adieu le saint. »

Au téléphone par Lucien Jonas ; l'Illustration 15 mai 1915

Le cœur de la guerre : l’attrait pour le pouvoir

 A la guerre, qu’as tu appris?

« J’ai appris que tout pouvoir pense continuellement à se conserver, à s’étendre, et que cette passion de gouverner est sans doute la source de tous les maux humains…  Selon mon opinion tous les sentiments guerriers viennent d’ambition, non de haine… Tout pouvoir aime la guerre, la cherche et la prolonge par un instinct sûr… » Chap. XXXVI

La guerre légitime un embrigadement de toute la population et un contrôle total dont les  « âmes tyranniques » ne peuvent que rêver en temps de paix ( couvre-feu, poste-frontière, laisser-passer).

 

La messe en Foêt d'Argonne, automne 1914, Henri Gervex

La guerre comme punition divine

Dans le chapitre XLIX, Monsieur l’aumônier Alain  recense les arguments les plus récurrents des discours « religieux »  qui justifient la guerre.

 «  Il y a un certain esprit religieux qui n’est pas le meilleur, et qui s’accorde avec la guerre par le dessous… »

D’abord parce que selon la Genèse l’homme est coupable et en conséquence, mérite les épreuves les plus dures.

Ensuite, parce que l’impénétrable justice de Dieu, peut toujours être alléguée quand l’innocent paie pour le coupable. Voir les objections de Paul Ricoeur dans
le mal

Enfin, parce que, pour le catholicisme traditionaliste de l’époque, la France qui est trop légère et trop impie depuis trop d’années « devait » un grand sacrifice.

Alain recense ces pseudo arguments afin de mieux en dénoncer le dogmatisme. Ce sont des « pensées tristes » au sens cartésien du terme, elles diminuent notre puissance d’agir contre la guerre en la présentant comme « juste », (un châtiment mérité) et finalement fatale.

Matérialisme dominant

Les moyens matériels règlent tellement tout
qu’une arrivée de munitions éveille l’énergie combattante et qu’inversement la pénurie établit aussitôt une paix armée et une indifférence philosophique.

L’âme maigrit et grossit selon le flux et le reflux des moyens ( l’alcool le vin, les quartiers de bœuf). Voir  une illustration de ce phénomène dans les Mémoires d’un rat  de Pierre Chaine. Alain déplore que, dans la guerre, l’homme se voit conduit par des circonstances extérieures. (Chap. XI) Il n’a jamais le sentiment d’exercer sa liberté.

 Caricatture d'Abraham Lincoln, George Brinton Mc Clellan et Jefferson Davis, lors de l'élection présidentielle de 1864, lithographie de Currier et Ives

« Qui veut la guerre est en guerre avec soi ».

Beaucoup confondent colère et courage et peu comprennent que la colère est fille de la peur. Pourtant tous savent comment l’action vive soulage et délivre de la peur.

La colère, fille de la peur, n’attend pas l’ennemi pour combattre. Alain cite un conférencier timide qui pour prendre courage « parlait furieusement sur l’orthographe ». Ainsi la violence s’exerce-t-elle d’abord contre elle-même, ce qui permet de penser qu’à la guerre l’ennemi n’est en vérité qu’un prétexte pour se nuire à soi-même.  Pour Alain, « Qui veut la guerre est en guerre avec soi »..

L’action violente est une espèce de soulagement dans le paroxysme de la passion. Là est le bonheur de se venger : c’est faire une action attendue, annoncée par l’état du corps et qui délivre les muscles de leur pénible travail de contracture contre eux-mêmes. (Chap.XXII)