Caricature représentant Goebbels en Mickey Mouse, Boris Efimov Le rejet de l'autre comme mauvais ciment communautaire

La liberté humaine est pensée par Sartre comme un continuel arrachement. Elle est la possibilité même de toujours se révéler « Autre », de dépasser, transformer, les conditions qui prétendent  me dicter ma conduite. Cette expérience de l'arrachement est terrifiante, elle semble enfermer l'homme dans une solitude irrémédiable: comment compter sur les autres? Comment avoir confiance en les autres si chacun décide à chaque instant de ce qu'il est, de ce qu'il veut? Les hommes préfèrent oublier cette liberté essentielle et se reposer sur des évidences plus stabilisantes ; c'est la force des idéologies que de leur en fournir. Et tout groupement  humain sécrète à terme une idéologie qui soude les membres du groupe. L’exclusion des autres sert  de faire-valoir à la communauté des semblables. Mais comment cette discrimination procède-t-elle entre « les autres » et « nous » ?

 

Le "Narcissisme  de la petite différence"

Un groupe ne s’identifie comme groupe que par l'exclusion d'individus désignés par une petite différence qui fait sens pour la communauté qui les exclut. C’est ce que Freud appelle le "Narcissisme  de la petite différence" dans Malaise dans la culture. Certes, il y a une forme de mauvaise foi à réduire la considération des autres à ce point de différence. Il y a en effet maints aspects par lesquels les individus posés comme « autres » par cette communauté sont semblables à ceux qui les excluent. Mais la volonté d'exclusion procède par aveuglement. Comme l'avait déjà dit Rousseau dans  l ’Essai sur l’origine des langes " la passion fascine les yeux " : les autres sont donc tous ceux qu'une politique (une idéologie) pointe du doigt  pour mieux rassembler une communauté de semblables - alors qu’à regarder de près, ces prétendus semblables revêtent, eux aussi, bien des différences…Par l’exclusion, la communauté peut satisfaire sur des étrangers des pulsions agressives refoulées par le devoir de bienveillance envers les semblables.

   « S’il est dur de haïr seul, à plusieurs cela devient un plaisir... »  souligne ironiquement Koltès


Voir aussi notre résumé de la célèbre analyse du "bouc emissaire" par Réné Girard.

 

 "Le juif éternel", affiche allemende pour l'exposition antisémite de 1937 L'antisémitisme comme revanche sociale perverse

Nous présentons ici quelques grandes analyses de Sartre dans Réflexions sur la questions juive (1946) tout en sachant que ce texte a été critiqué (par Georges Bataille et Hannah Arendt, entre autres) parce que Sartre n'y thématise pas l'horreur d'un génocide bureaucratisé c'est-à-dire perpétré par des gens ordinaires, soucieux d'accomplir leur tâche avec zèle : l'horreur d'un "crime routinier" qui dénie à la victime son statut d'homme et donc de victime... Mais le texte de Sartre a toutefois le mérite de très bien expliquer les mécanismes de l'antisémitisme et, au delà, de toutes formes de xénophobie.

 

Dans l'histoire des hommes, le processus d'exclusion et de discrimination communautaire est courant. Il fut  analysé, entre autres, par Sartre dans  La question juive ( 1946). Sartre n’hésite pas à affirmer que le juif fut constitué comme « autre » par l'exclusion des autres. Il ne veut pas dire que l'identité juive soit creuse et ne repose que sur une exclusion, mais il souligne que rien ne destine  le juif à être inassimilable par une communauté si ce n'est la décision collective de cette communauté d'arguer toujours de leurs différences pour mieux exclure les juifs.

Dans la suite du texte Sartre montre comment cette exclusion du juif est une façon pour les antisémites de régler leur sentiment de frustration  économique et sociale.

Sociologiquement  bon nombre d'antisémites appartiennent à la classe moyenne des fonctionnaires, employés, petits commerçants qui « ne possèdent pas grand-chose ». En se dressant contre le juif, ils prennent conscience d'être propriétaires d'une culture, d'un pays : " Puisque les juifs veulent leur dérober la France, c'est que la France est à eux ! L’antisémitisme est le snobisme du pauvre ». Les « vrais et bons français » se pensent comme étant tous égaux puisque chacun possède la France indivise.

Sartre précise comment, dans cette communauté  érigée par le refus des autres, les distinctions sociales s’estompent. Il cite Proust qui, avant lui, avait montré comment l'antidreyfusisme rapprochait le duc du cocher et comment la haine de Dreyfus avait permis à des familles bourgeoises de franchir les portes de l'aristocratie. L'antisémite espère, à la faveur de la haine du juif, refonder  une communauté transparente à elle-même, une communauté sans hiérarchie, sans distinction : "nous " contre les autres.

La   phrase  « je hais  les juifs »  n'est pas de celles qu’on prononce seul. Il faut se sentir soutenu par une communauté de haine. Dans cette communauté, le lien social est la colère. A la faveur de cette colère, la personne se fond dans le groupe indifférencié des semblables (ceux  qui partagent pareillement cette haine des autres).

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