"le Musée des horreurs, un bal à l'Elisée". Lithographie antidreyfuarde de 1900. L'égalité qui plaît à l'antisémite n'a rien de commun avec celle qui était inscrite au programme des démocraties, et qui, elle, demeure compatible avec la distinction des individus, la diversité des attitudes et des fonctions. L'antisémitisme est l'homme des foules anonymes, il a la nostalgie des temps de crise où des sociétés  instantanées apparaissent dans la fièvre du scandale ou du  lynchage. C'est cette atmosphère de "pogrom" qu'il a en vue lorsqu'ils réclament «  l’union de tous les Français » …  « il veut être le membre indiscipliné d'un groupe discipliné ».

À ce  stade de réflexion nous pouvons nous demander si une communauté peut se rassembler sans exclure ? Un peuple peut-il fonder  son identité autrement que par la diabolisation des autres ?

 

Des préjugés ethnocentriques

Le regard qu'une communauté porte sur les membres d'une autre est souvent empreint de préjugés réducteurs voire infamants. Dans  Race et histoire  Lévi Strauss a montré comment l’ethnocentrisme était l'attitude la plus commune et aussi la plus ancestrale.

Dans la rencontre des autres, dès que  nous perdons nos repaires, nous avons tendance à répudier tout ce que nous ne comprenons pas en employant  des qualificatifs péjoratifs  ( « barbare » et  « sauvage », « archaïque » sont récurrents ; nous signifions ainsi explicitement que les individus qui les pratiquent sont moins évolués, moins humains que nous ;  Ces individus ne seraient que des exemplaires grossiers d'une humanité dont nous représenterions de meilleurs spécimens. C’est la racine du faux évolutionnisme social qui sévit au XIXe siècle et qui donna à l'Europe la mission de civiliser le monde. Pour les Européens, les autres étaient des sauvages comme il fut un temps où tout ce qui n’était pas grec était barbare.

La "mission Marchand" vue par l'imagerie populaire

Cette disqualification des autres -qui leur fait perdre leur qualité d'hommes à part entière - avait déjà été pointée par Rousseau comme étant l'attitude  originaire de l'homme face à l'inconnu de l’altérité. Dans  L'essai sur l'origine des langues Rousseau précise que les mots figurés ont précédé les noms propres car « la peur fascine les yeux » et projette sur ce qui est perçu des significations qui ne trouvent aucun  fondement : la peur produit des géants, des monstres. L’apparition de noms communs permettant d'englober « moi », « les nôtres » et « les autres » sous la même catégorie d'homme marque un remarquable progrès de la raison et de l'objectivité. Elle est le produit de rencontres répétées, de rencontres réussies.

 
C’est l’évidence répétée par toute la littérature humaniste qui fait l'éloge des voyages et de la rencontre pour mieux dissoudre les craintes qui renferment les hommes sur leur communauté d'origine. La rencontre des autres enseigne qu'ils sont des hommes tout autant que nous (des hommes que j'aurais pu être par d'autres hasards  historiques), Ils sont nos semblables en ce qu'ils partagent la même condition humaine (la nécessité de mourir, de travailler pour vivre, d’exister dans un monde habité par d ‘autres hommes. Ils sont  différents pourtant par leur particularisme historique, culturel, sociologique, de sorte qu'ils nous permettent de relativiser nos évidences, de prendre un recul critique  vis-à-vis de nos  valeurs et de nos institutions (tout ce que, par force d'habitude, nous prenons pour naturel et nécessaire et qui se révèle par comparaison avec le monde des autres,  des conventions artificielles sédimentées par le temps).

Qui sont les autres?

Nous ne le saurons jamais définitivement de leur vivant parce que chaque individu décide de ce qu’il est  et de ses  appartenances communautaires par chacun de ses actes : celui qui était « des nôtres » peut se désolidariser, devenir  étranger  voire ennemi ; mais parallèlement, celui qui me semblait le plus lointain peut se révéler le soutien précieux  d’une nouvelle communauté née  d'une même urgence, d'un même désir. Les hommes se solidarisent par l'action commune. C’est l’émergence du « nous » ; les autres, en ce sens, ne sont que des appels à plus de vigilance, d’exigence, de générosité.