L'égalité
qui plaît à l'antisémite n'a rien de commun avec celle qui était inscrite au
programme des démocraties, et qui, elle, demeure compatible avec la distinction
des individus, la diversité des attitudes et des fonctions. L'antisémitisme
est l'homme des foules anonymes, il a la nostalgie des temps de crise où des
sociétés instantanées apparaissent dans la fièvre du scandale ou du lynchage.
C'est cette atmosphère de "pogrom" qu'il a en vue lorsqu'ils réclament
« l’union de tous les Français » … « il veut être le membre
indiscipliné d'un groupe discipliné ».
À ce stade de réflexion nous pouvons nous demander si une
communauté peut se rassembler sans exclure ? Un peuple peut-il fonder
son identité autrement que par la diabolisation des autres ?
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Théoriquement, oui, un peuple peut se solidariser sur un
projet positif ( un patriotisme constitutionnel- cf. l’Allemagne de la reconstruction).
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Pratiquement, la haine de l’autre a souvent servi de facteur
d’unification (cf. la haine de l’Anglais au Moyen Age en France…)
Des préjugés ethnocentriques
Le regard qu'une communauté porte sur les membres d'une autre est souvent empreint
de préjugés réducteurs voire infamants. Dans Race
et histoire Lévi Strauss a montré comment l’ethnocentrisme était l'attitude
la plus commune et aussi la plus ancestrale.
Dans la rencontre des autres, dès que nous perdons nos repaires, nous
avons tendance à répudier tout ce que nous ne comprenons pas en employant des
qualificatifs péjoratifs ( « barbare » et « sauvage »,
« archaïque » sont récurrents ; nous signifions ainsi explicitement
que les individus qui les pratiquent sont moins évolués, moins humains que nous ;
Ces individus ne seraient que des exemplaires grossiers d'une humanité dont
nous représenterions de meilleurs spécimens. C’est la racine du faux évolutionnisme
social qui sévit au XIXe siècle et qui donna à l'Europe la mission de civiliser
le monde. Pour les Européens, les autres étaient des sauvages comme il fut
un temps où tout ce qui n’était pas grec était barbare.
Cette disqualification des autres -qui leur fait perdre leur qualité d'hommes
à part entière - avait déjà été pointée par Rousseau comme étant l'attitude
originaire de l'homme face à l'inconnu de l’altérité. Dans L'essai
sur l'origine des langues Rousseau précise que les mots figurés ont précédé
les noms propres car « la peur fascine les yeux » et projette
sur ce qui est perçu des significations qui ne trouvent aucun fondement
: la peur produit des géants, des monstres. L’apparition de noms communs permettant
d'englober « moi », « les nôtres » et « les autres »
sous la même catégorie d'homme marque un remarquable progrès de la raison
et de l'objectivité. Elle est le produit de rencontres répétées, de rencontres
réussies.
C’est l’évidence répétée par toute la littérature humaniste qui fait l'éloge
des voyages et de la rencontre pour mieux dissoudre les craintes qui renferment
les hommes sur leur communauté d'origine. La rencontre des autres enseigne qu'ils
sont des hommes tout autant que nous (des hommes que j'aurais pu être par
d'autres hasards historiques), Ils sont nos semblables en ce qu'ils partagent
la même condition humaine (la nécessité de mourir, de travailler pour vivre,
d’exister dans un monde habité par d ‘autres hommes. Ils sont différents
pourtant par leur particularisme historique, culturel, sociologique, de sorte
qu'ils nous permettent de relativiser nos évidences, de prendre un recul critique
vis-à-vis de nos valeurs et de nos institutions (tout ce que, par force d'habitude,
nous prenons pour naturel et nécessaire et qui se révèle par comparaison avec
le monde des autres, des conventions artificielles sédimentées par le temps).
Qui sont les autres?
Nous ne le saurons jamais définitivement de leur vivant parce que chaque
individu décide de ce qu’il est et de ses appartenances communautaires
par chacun de ses actes : celui qui était « des nôtres »
peut se désolidariser, devenir étranger voire ennemi ; mais parallèlement,
celui qui me semblait le plus lointain peut se révéler le soutien précieux
d’une nouvelle communauté née d'une même urgence, d'un même désir. Les
hommes se solidarisent par l'action commune. C’est l’émergence du « nous » ;
les autres, en ce sens, ne sont que des appels à plus de vigilance, d’exigence,
de générosité.