- Hobbes : la méfiance enclenche la violence et la guerre de tous contre tous.
-l'analyse de la pitié intéressée par La Rochefoucauld avec en complément les analyses de Rousseau.
-le règne des fins comme devoir fondé en raison (l'amour du prochain n’en est qu'une traduction)
Après avoir pointé les limites du réflexe de prudence et de crainte qui font envisager celui qui s'approche à la lumière du mal qu'il peut nous faire, nous nous demanderons sur quoi le devoir d'aimer son prochain peut fonder sa prétention à nous commander ? Est-ce sur l’égoïsme et l'intérêt bien compris ? Est-ce sur la raison universelle ? Où faut-il soupçonner entre ces deux voies des collusions et se méfier de la morale du prochain communément admise ? Notre amour du prochain n’est-il pas souvent le revers d'une haine du lointain ?
Faut-il aimer son prochain? Ne faut-il pas plutôt craindre celui qu'on ne connaît pas, qui n'est pas des nôtres et qui s'approche dans l'anonymat. Ami ou ennemi, nul ne le sait encore. La signification débonnaire de « prochain » ne doit pas occulter que celui qui s'approche est un inconnu. Accueillir l'autre comme mon prochain est déjà prendre position, enclencher une hospitalité qu'il n'est pas sans risques.
Hobbes comme Machiavel recommande la méfiance. Quand aucune force supérieure n'assure les conditions de la sécurité commune, chaque particulier doit être sur ces égards puisque rien ne nous assure de l'intention inoffensive de celui qui s'approche, bien plus, dans un état sans loi, sans police (ou bien aux heures tardives où tout lieu prend une allure d'état de nature), chacun est convaincu que l'autre peut tout puisque chacun peut aller jusqu'au bout de sa force et convertir ce maximum de liberté pour lui en contrainte et humiliation totale pour l'autre (les violences des guerres civiles l’attestent s'il était besoin).
La conscience de l'absolue liberté en chacun couplée à l'évidence que j'inspire à l'autre autant de crainte qu'il m'en inspire, produit un état de méfiance explosive qui s'enflamme au moindre geste trop brusque. La crainte de la violence du prochain provoque cette violence. L’attitude de méfiance, aussi prudente soit-elle en apparence, débouche donc sur une impasse. Il faut tempérer sa méfiance par des gestes qui désamorcent l’angoisse de la violence réciproque. Dans l'intérêt même de la conservation de soi, il semble bien qu'il faille dépasser cette attitude de méfiance absolue envers celui qui approche. Il ne faut pas envisager seulement l'autre à la lumière du mal qu'il peut nous faire mais aussi à la lumière du bien qui peut résulter de cette rencontre pour nous deux C’est là le sens de la parabole du bon samaritain, Luc 10 : 27-37.
A l’inverse de cette logique de la crainte la morale du bon samaritain enseigne de regarder tout autre comme un sauveur, un collaborateur, un adjuvant possible ; en ce sens on pourrait dire que le cœur de notre amour du prochain est encore égoïste, c'est le souci de nous-mêmes qui commande d'aimer notre prochain dans un espoir de réciprocité.
La Rochefoucauld , janséniste) n'avait pas manqué de critiquer cette pitié calculée qui n'est en fait qu'une feinte supplémentaire de l'amour de soi. Dans la Maxime 264, il précise :
" la pitié est souvent un sentiment de nos propres maux dans les maux d'autrui. C'est une habile prévoyance des malheurs où nous pouvons tomber; nous donnons du secours aux autres pour les engager à nous en donner en de semblables occasions; et ces services que nous leur rendons sont à proprement parler des biens que nous nous faisons en nous-mêmes par avance."
Si le motif de l'amour du prochain n'est pas l'amour du prochain pour lui-même, mais mon intérêt personnel, il risque d'être étouffé par des stratégies qui montreront mon intérêt mieux assuré
Ainsi Kant dans la critique de la raison pratique signale-t-il qu'il est illusoire d’espérer fonder des règles de morale collectives et stables sur le désir du bonheur individuel : si chacun admet que l'essentiel est d'assurer son bonheur personnel, nul ne pourra dénoncer le caractère scandaleux du faux ami qui avouera l’avoir traîné dans la boue et faussement accusé pour assurer sa propre promotion.
Dans le discours sur l'origine et les fondements de l inégalité parmi les hommes, Rousseau lui-même avait montré comment la sophistication de la raison et du calcul mondain étouffait finalement la pitié naturelle que tout être sensible éprouve d'abord à la vision d'un autre être souffrant. L'amour-propre étouffe la pitié naturelle et lui substitue la ruse intéressée, cette pitié calculée dont parle La Rochefoucauld.
Transition vers la seconde partie:Le devoir d’aimer son prochain ne se déduit qu’hypothétiquement de l’amour de soi. On trouvera mille circonstances où l’intérêt immédiat sera de nuire au prochain. Si on veut sortir de la relativité des circonstances et trouver des arguments qui font de l’amour du prochain un devoir absolu, il faut aller chercher ailleurs que dans intérêt personnel son fondement.
Au XVIIIe siècle Kant est le penseur qui a prétendu fonder en raison tous les commandements évangéliques, de sorte qu'ils ne s'imposent plus à nous de l'extérieur (par la vertu d'une autorité supérieure ) mais qu’ils se déduisent de l'exercice naturel de la raison.
Ainsi Kant montre -t-il que le commandement " tu ne mentiras pas " loin d'être arbitraire, est fondé en raison, car si tout le monde mentait tout le temps, la parole de chacun aurait perdu pour les autres toute crédibilité; il ne serait plus possible d'être cru par personne et donc il ne serait plus possible de tromper personne. La maxime selon laquelle je décide de mentir à chaque fois que cela m’arrange ne peut être universalisée sans contradiction. Au contraire son universalisation ruine ses conditions de possibilité. On peut établir la même analyse quant au vol : personne ne produirait plus rien si tout le monde volait tout le temps.
Revenant à l'amour du prochain Kant montre que c'est un véritable devoir rationnel. C'est une question de cohérence. Tous les hommes sont mes semblables en ce que, comme moi, ils portent en eux le germe de la raison. En ce sens, tous les hommes sont comme moi destinés à actualiser cette faculté, à la porter à la plus haute réalisation d'elle-même en ne se conduisant pas seulement comme des animaux rusés et attachés à des intérêts sensibles mais comme des êtres raisonnables composant avec les autres le règne des fins (ce règne où chacun sera reconnu et respecté comme fin en soi et non plus instrumentalisé comme moyen pour et par l'égoïsme d'un autre).
La réalisation du règne des fins est un devoir rationnel (
les Fondements de la métaphysique des mœurs, deuxième section). L’amour
du prochain n’en est qu’une traduction. : « Agis toujours de
façon à traiter l'humanité, en ta personne que dans celle d'autrui,
toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. »
Aimer mon prochain c’est le respecter comme personne, c'est respecter
en lui
l’autonomie que j'éprouve en moi et c’est
donc m'interdire de l'utiliser comme un simple moyen.
Kant ajoute qu'il ne faut pas se méprendre sur le terme d'amour dans l'expression « aimer son prochain » En tant que pulsion érotique, l’amour ne saurait faire l'objet d'un commandement : c’est un mouvement irrationnel et hermétique aux conseils de la raison. Pour que la formule « aimer son prochain » ait le sens d’un devoir, il faut donc l’entendre comme une bienveillance volontaire qui ne doit pas d’ailleurs se contenter de souhaiter le bonheur des autres ( ce qui ne coûte rien !) mais qui doit se transformer en bienfaisance active, en contributions et aides efficaces. |
Kant va plus loin. Il faut commencer par prendre soin des
autres pour les aimer ensuite. L'amour du prochain apparaît comme une disposition
acquise, un effet du dévouement.
L'autre est-il d'emblée aimable ? Est-il digne d'être aimé ? En tant qu'il porte avec la raison les germes de l’autonomie, sans doute. Dans sa réalité empirique en revanche, Kant sent bien tout ce qui peut rebuter dans l’autre. Mais il ajoute que la misère et la détresse sont de sérieuses tentations d'enfreindre la loi morale. Kant fera donc un devoir aux riches de soulager les pauvres afin de rendre l’effectuation de la loi morale plus aisée pour ces derniers. Soulager les miséreux est un devoir moral qui prend comme fin moins le bonheur les miséreux que la morale en eux et en général. Ainsi aimer notre prochain pour Kant, c'est aimer l'humanité en lui et sa destination morale, aimer la raison qui fait de lui notre semblable et nous appelle, lui comme moi, à coexister sous la loi de la réciprocité qui organise le règne des fins. |
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Celui qui souhaite pouvoir être secouru alors que lui-même
ne secourt pas ceux qui sont dans le besoin, rompt cette loi de réciprocité.
La maxime de son action fondée sur son seul intérêt personnel est contradictoire.
Agissant d'après une maxime qui n'est pas universalisable, il est moralement
condamnable.
La règle de l'universalisation des conduites comme pierre de touche de la morale assure à l'amour du prochain le statut d’un devoir inconditionné. Mais un exemple fourni par Kant lui-même montre qu'elle ne garantit pas une véritable protection du particulier. Kant soutient que nous sommes absolument tenus par la raison d'agir suivant une maxime qui soit universalisable sans contradiction quelles que soient les conséquences matérielles. La règle de la morale rationnelle est «fais ce que dois, advienne que pourra ». Dès lors Kant n'hésite pas à affirmer que le devoir de vérité envers autrui est inconditionnel : qu’un tyran ( ou ses sbires) m'interroge, il faudra révéler la cachette de l'honnête homme que je connais même s'il doit lui en coûter la vie... On pourra penser que « l’amour du prochain » chez Kant, est plus l’amour de la morale et de l’idée d’humanité en tous, plutôt que l’amour effectif de l'autre dans sa particularité sensible. |
Remarquons que cette incapacité à protéger l'autre ici et maintenant n’est qu'une conséquence logique d'un parti pris kantien. Kant se méfie des réactions sensibles à cause de leur contingence ( l'être le plus sensible peut parfois réagir froidement, la sensibilité n'est pas fiable). Kant veut loger dans la raison -et non plus dans la sensibilité- le ressort du devoir moral mais par là même, il ne peut fonder que le devoir de respecter tous les hommes et la Raison en chacun d’eux. L analyse loupe le particulier (individu particularisé par son inscription dans le monde ) parce que le singulier n'est pensé qu'à travers l'universel.
Benjamin Constant revenant sur l’œuvre de Kant se récrie: "on ne doit la vérité qu'à ceux qui sont dignes de Vérité". Il faut distinguer parmi les autres qui est le prochain à sauver des manipulations instrumentales et autres perversités. Le devoir de justice est de trancher : « aimer son prochain » c'est le protéger contre ceux qui nient son droit à l'existence et son humanité en le persécutant.
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