"L'hopital de La charité ", gravure début du XIXème siècleDans ses réflexions politiques et morales, Kant souligne que la recherche du bonheur ne peut être intégrée dans une démarche morale que si l’on se propose le bonheur des autres. En effet quand chacun de nous organise sa conduite en fonction de son bonheur personnel, c'est bien plutôt  «  l’euthanasie de la morale » (chacun pour soi et Dieu -le destin-  pour tous !) .

Le souci du bonheur d'autrui est un devoir moral qui se déduit du respect  de l'humanité en chaque homme. Kant souligne qu'il y a des situations de détresses matérielles qui fonctionnent comme des tentations sérieuses d'enfreindre les règles de la morale élémentaire :«  l’adversité, la douleur, la pauvreté sont de grandes tentations menant l’homme à violer son devoir » page59 Doctrine de la vertu.

C’est donc un devoir pour le riche de soulager la misère du pauvre afin de le rendre plus  sensible à la voix de la Raison. C'est ainsi que chacun oeuvre autant qu'il le peut à la réalisation du règne des fins, c’est-à-dire la mise en place d’une communauté d'hommes régis par la loi de réciprocité et respectueux des droits de chacun en tant que personne ( fin en soi) : « Agis de telle sorte que tu traites humanité en toi-même comme en tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen ».

 Dans la Doctrine de la vertu  Kant donne une définition volontairement agressive de la richesse: la richesse consiste à posséder de manière superflue c'est-à-dire inutile pour ses propres besoins, les moyens de faire le bonheur d'autrui. La bienfaisance  ne doit donc presque jamais passer pour un devoir méritoire aux yeux de celui qui est riche. Kant ajoute plus bas  : la bienfaisance est plutôt une forme de justice sociale. Il  désigne  les inégalités  de conditions sous l'ancien régime :  (« l’injustice des gouvernements ») réduisant certains hommes au rang de nécessiteux pendant que d'autres regorgent de biens superflus.

La charité est toujours une relation entre deux parties (celle qui donne et celle qui reçoit). Kant remarque que si celui qui donne entend obliger l'autre, ce n'est plus de la vraie bienfaisance. Le don  n'est qu'un moyen intéressé dans une stratégie de pouvoir et d’orgueil : il faudrait donc pouvoir donner en secret et ne jamais imposer avec notre don notre conception du bonheur.   Parmi les cas de casuistique, Kant précise qu'il faut remarquer la grandeur d'âme et la richesse morale de celui qui donne alors qu'il n'est pas bien riche ;  mais, souligne Kant, le souci d'autrui ne doit jamais aller jusqu'à nous faire dépendre nous-mêmes de la bienfaisance d'un autre. Quand le don va jusqu'au sacrifice de nous-même, la générosité est plus qu’humaine ; elle excède l’ordre du devoir.

Kant précise aussi que le don du mourant perd toute valeur de bienfaisance ;  il ne s'agit pas d'un véritable don puisque la mort lui retire de fait l’usage de ses biens.

 Donc, s’il est  pour Kant que le riche suit la voix de la Raison et fait son devoir d’homme en aidant le nécessiteux,  il ne fait pas positivement le bonheur de ceux qu'il soulage (et  il ne doit pas prétendre le faire autoritairement) ;  il se contente d’éloigner les causes de malheurs et de déchéance humaine, il contribue donc négativement au bonheur d'autrui en l’établissant matériellement en sa dignité d'homme libre.

Dans la Doctrine de la vertu,  Kant souligne l’ambivalence  des bienfaits.

 "La cigale et la fourmi",  gavure du XIXème siècle* A la fois on aime être soulagé matériellement et on éprouve un vif déplaisir à se sentir redevable  vis-à-vis d'un autre.. Cela se manifeste dans le fait que les hommes sont souvent avares de leur reconnaissance envers leurs bienfaiteurs «  Il est possible de se faire un ennemi par des bienfaits marqués » (pages137)

 Quitte à devoir avouer une dette, ils préfèrent se montrer reconnaissants envers des morts (ancêtres, parents, héros du passé) plutôt qu'envers des contemporains.

Kant constate ce penchant à l’ingratitude et ne lui trouve pas d’excuse. Pour lui  c’est l’effet d'une  erreur d'appréciation sur soi et sur ce qui fonde réellement notre dignité morale.

Le texte joue les nuances. Être le protégé d'un protecteur n'est pas en soi contraire à la dignité morale à moins que ce protecteur ne profite de ses bienfaits matériels pour restreindre la liberté de son protégé et l’avilir.

Toutes les analyses de Kant désavouent la fortune quand elle est seulement accumulée et ne profite pas au bien commun. La fortune superflue est immorale, elle est prélevée sur les  fonds utiles à la prospérité collective. Quand le riche  donne  à ceux qui sont dans le besoin, il se purifie de cet excès de richesse et rend à cet argent une fonction  légitime. En ce sens, le riche a moralement besoin de donner aux pauvres pour se purifier. Par là même le nécessiteux ne devrait pas se sentir humilié par le don : la position du receveur est solidaire de celle du donneur ; elle en est la condition de possibilité. Mais à force de souligner  le besoin moral du  riche de donner, on occulte la gratuité et la générosité de son geste. Le bénéficiaire  pourrait se croire libéré de tout souci de reconnaissance…

 En fait en même temps que l’un  accomplit son devoir moral,  l'autre éprouve la douloureuse sensation  de dépendre d'un acte de générosité gratuite ce qui implique une dette personnelle.(et sédimente un rapport de hiérarchie).

Kant est parfaitement lucide  sur ce déséquilibre quand il remarque : « il n'y a aucun moyen de s'acquitter d'un bienfait reçu parce que celui qui reçoit le bienfait ne peut jamais compenser le privilège du mérite que s'est acquis celui qui a été le premier à être bienveillant »  page133.

 

 Rousseau et Madame de Warens, gravure du XIXème siècleLa charité, au sens classique, parce qu'elle implique un rapport interpersonnel déséquilibré,  est  fondamentalement viciée. Elle génère forcément l’insatisfaction :

-le donneur est insatisfait, il donne et doit donner sans obliger (c'est-à-dire sans attendre de reconnaissance ) mais il est néanmoins déçu de ne pas être remercié et  sent alors sa générosité bafouée.

-Quant au bénéficiaire, le plaisir d'être soutenu dans l’épreuve se mêle au  déplaisir de se voir inférieur à celui qui donne et comme son obligé  (d’où la propension à l’ingratitude).

Seuls l’amour et la force de l'amitié sauvent le don parce qu’on se sent alors composer un tout avec  celui qui donne :(son soutien dans l’aventure présente -tout en attestant son dévouement- n'est que la réciproque de nos soins passés ou à venir). L’amitié et l'amour véritable se développent toujours dans une situation d'égalité. L’amour du prochain dans la charité génère quantà lui  l’inimitié : Rousseau (qui a connu la misère et la charité des grands) a quelques pages éloquentes à ce sujet  « j’aime mieux prendre que demander » Les Confessions, livre I ; NRF, Pléiade p38.

.La charité n'est pas la solution au bonheur d'autrui. Pourtant il y a des miséreux à secourir, et c'est un devoir rationnel que  d'aspirer  à la réalisation d'une communauté où les hommes seraient reconnus dans leur dignité,  ce qui comprend des conditions matérielles d’existence qui ne soient pas contraires à l'exercice de cette dignité. A cette fin,  les philosophes des Lumières, conscients de l'écueil de la charité privée, aspiraient à une révolution politique  seule capable d'assurer, avec l'égalité de condition, des rapports moins viciés entre les hommes.

 Dans  La démocratie en Amérique,  Tocqueville  rapporte l'enthousiasme des premiers constituants. Le bonheur était  dans la délibération, la liberté d'expression et la prise de décisions collectives.  Tocqueville montre que le bonheur était  moins visé comme prospérité matérielle que vécu dans l'enthousiasme de l'action politique publique.  Ces hommes n’attendaient plus le bonheur d’autrui ( la métropole /le roi /l'Eglise) ;   ils prenaient en main leur condition et éprouvaient ainsi leur bonheur dans la liberté publique.  Les lois instituées commençaient  toutes par affirmer  cette liberté fondamentale en même temps qu'elles organisaient les conditions  matérielles de la prospérité.

 Comité révolutionnaire pendant la Terreur, estampe datant de 1793Tout projet de société défend une conception de la justice et du bonheur (libre entreprise/ communautarisme / progrès technologique au service du confort individuel / Arcadie écologique et critique de la consommation). A partir du moment où des factions s'affrontent, différentes conceptions du bonheur s’opposent.  Dès lors  chacun étant persuadé  de mieux savoir où est le bonheur de tous, chacun dénonce l'idéologie de l'autre comme oeuvre de propagande fallacieuse. Dans les périodes révolutionnaires le terrorisme est la traduction armée de cet affrontement théorique. Dans  La sagesse de l'amour  (1984) Alain Finkielkraut  a montré comment le souci fanatique du  bonheur collectif pouvait enclencher des comportements terriblement inhumains  envers ceux qui sont pressentis comme des obstacles à la réalisation du bonheur de tous.  La prétention d’œuvrer au bonheur d'autrui rend aveugle au sort des hommes jugés  complices de l’ordre réactionnaire ;  c'est ce qu'il appelle « la bêtise du terrorisme »Alain Finfielkraut rapporte le cas de Germana Stéfanini, une gardienne de prison de 67 ans, infirme, enlevée par les Brigades Rouges et exécutée ( P. 96 –102 folio Essais)

De même, il y a une bêtise des utopies dès qu’elles se prennent au sérieux et veulent se réaliser dans les faits (alors qu’elles remplissent  parfaitement leur fonction  critique quand elles restent  théoriques).

Plan des Délices, Capitale imaginaire  conçue par Pierre QuirouleQuand un faiseur d'utopies ne se contente pas d'éclairer les hommes sur ce qu'il y a d’insatisfaisant dans la réalité du système politique existant, mais entend faire le bonheur des autres en instaurant une société selon des principes positifs érigés par réaction,   l'utopie prend des formes concentrationnaires et liberticides. Cela est  prévisible : comment une seule pensée pourrait-elle  aménager les conditions d'existence de tous les membres d'une communauté sans procéder par réduction et simplification de la complexité humaine ? Les faiseurs d'utopies universalisent le type d’homme qu’ils  représentent et rendent le monde ainsi artificiellement créé  supportable à tous les autres tempéraments. Il faut se méfier de tous ceux qui prétendent nous livrer un bonheur « clé en main » C'est aussi la morale du  Meilleur des mondes d'Huxley.

 Dans cette société où tout est conçu pour rendre impossible l'insatisfaction ( les individus étant  programmés dès « le flacon » aux fonctions qu'ils rempliront), le sauvage Johan revendique le droit d'être malheureux, et les consciences les plus  éveillées parmi les alpha (cadres supérieurs) soupçonnent que le vrai bonheur est ailleurs, dans un monde qui ménagerait une plus grande  place au risque,  à la quête et à l’improvisation, quitte à  connaître  aussi  la douleur du  doute et les moments  de détresse.

 Le bonheur, selon Kant, est un idéal de l'imagination c'est-à-dire un concept vide, une représentation fantasmatique composée  de réminiscences de moments de plaisirs qu'on hypostasie en idée de bonheur total. L’idée de bonheur est une fraude intellectuelle,  c’est l'idée d'un maximum de plaisirs tant en intensité qu’en quantité et en durée. Or bien des plaisirs  sont incompatibles entre eux ( Fondement de la métaphysique des mœurs deuxième section P. 91 VRIN).

Pourtant le terme de bonheur évoque plus que le mot de plaisir :  il comprend l'idée d'un sentiment de complétude et d’absolu. Or la réciprocité amoureuse  donne cette expérience de complétude. En ce sens l’extase amoureuse apporte le bonheur bien plus efficacement que la réalisation, toujours décevante, des projets  utopiques.

                                                                                 *

Illustration  de F. M. Roganeau pour "Paul et Virginie",  le roman de  J.H. Bernardin de Saint-Pierre (1787-1814)  Comment la rencontre de cet autre qu’est l’aimé  peut-elle faire mon bonheur ?  Les mythes évoquent des natures originellement mêlées, qui n’auraient été séparées que dans un second temps et qui, dès lors, recherchent leur moitié  pour   retrouver le bonheur d’être complet dans la rencontre. C'est le mythe repris par le personnage d’ Aristophane ( le médecin) dans  le banquet  de Platon. C'est aussi une lecture possible de l'épisode de la Genèse où Yahvé endort Adam pour lui façonner une femelle à sa ressemblance et rompre ainsi sa solitude au sein de la création. Les jumeaux symbolisent également cette complétude à deux (Castor et Pollux) ou dans une version métaphorique Paul et Virginie partageant  le même berceau).

Mais le rapport amoureux est plus complexe que la sensation de complétude : on se lasse de la possession de ce qui n'échappe plus ; on se lasse de ce qu'on  croit posséder. Mais justement, dans le sentiment amoureux l’aimé ne cesse de fasciner  parce qu'on éprouve à chaque instant sa liberté totale, son imprévisibilité. C'est en ce sens que l'amour ( tant qu'il vit)  est une quête à jamais recommencée, un jeu de séduction renforcé et non pas tari par l'expérience de la complicité passée. En ce sens l’aimé est plus mon bonheur qu'il ne le fait au sens propre :  je fais mon bonheur en refusant l'habitude qui destitue l'autre de son mystère parce que je n’ai plus d’yeux pour le voir. Je fais mon bonheur du contact de l'autre en m'interdisant la facilité des jugements  réducteurs par lesquels je prétends l’enfermer dans une nature, un tempérament connus.

                                                                                      *

S’il faut nous méfier de la prétention des autres à faire notre bonheur et y voir toujours les risques d'une dépendance perverse et liberticide, l’extase amoureuse prouve que nous pouvons trouver notre bonheur dans un autre même si ce bonheur est fantasmatique et bien loin  de l’idéal de sérénité prôné par la sagesse classique.