On pourrait dire que  Lévinas  reprend la question de « l'amour du prochain »  là où Kant l’avait laissée.

Toute l’analyse de Lévinas se nourrit de la sensation de malaise  qui nous prend tout entier lorsque nous croisons un visage (une chair) que nous ressentons pleinement exposer à la souffrance.  Lévinas souligne que cette fragilité est en tout visage même si c'est à chaque fois une rencontre singulière qui  la révèle. Lévinas donne  un sens large à ce terme de visage  : la nuque, le dos sont « visage »; ils signifient l’exposition  au meurtre – et en même temps- l’interdiction  de tuer.

Bélisaire, musée du louvre, Jacques- Louis David ( 1748-1825) Pour Lévinas, l'amour du prochain procède d'une expérience terrassante: un traumatisme, la rencontre du visage de l’autre qui  manifeste l’essentiel dénuement ( fragilité). Cet amour ne relève pas d'un choix et n'appelle pas en ce sens  l'idée d'un devoir auquel on pourrait  ou non se soumettre de bonne volonté. « Aimer  son prochain » s'éprouve comme responsabilité pour autrui  dès que l'autre apparaît comme exposé  au meurtre et pour Lévinas toutes nos réflexions cyniques ne sont que des stratégies pour nous débarrasser de cette gêne initiale ( de ce saisissement)  qui nous rend  otage de l'autre dans  une dissymétrie totalement  non réciproque. Pour Lévinas , il n'y a pas d'abord  un sujet, un «  moi »,  puis la possibilité pour le sujet  de prendre ou non soin du prochain. Le sujet est otage, il est pris d’emblée en otage par le dénuement de l’autre. Le sujet est défini dans sa subjectivité par l'accueil de l'autre. C’est dans cette sujétion à autrui qu’il est  sujet au sens propre,  un sujet singulier et irremplaçable. Etre humain signifie ressentir ce dés-intér-essement fondamental : c’est vivre comme si on n'était pas un être parmi les êtres( solidement ancré dans le monde), mais fondamentalement  « faillé » par l’inquiétude. C’est le sens du titre de Lévinas  Autrement qu’être, au -delà de l’essence  

 Celui que la morale évangélique appelle le prochain loin d'être le semblable que j'identifie à moi est l’absolument autre, l’insaisissable dont la responsabilité m’incombe malgré l'absolue contingence de sa présence: il ne m’est rien, et pourtant je me sens totalement responsable de lui. Cette responsabilité pour autrui est active,  elle se défait des critiques classiques de la pitié (inefficace, condescendante, déprimante). Pour Lévinas «  aimer son prochain » c'est  réaliser sa condition de sujet ; je ne peux m'y soustraire que par un retrait qui me rend étranger à la spiritualité qui fait l'humain.

En ce sens  on pourrait penser que les analyses de Lévinas sont aux antipodes de celles de Nietzsche, mais comme il arrive souvent les contraires ont des passerelles qui les rejoignent.

Pour Lévinas, dans l'amour du prochain je m'affirme comme sujet  « faillé ». Pour Nietzsche l’amour du prochain n'est qu'une manifestation de la haine de soi et des possibles en soi.  Ce que Lévinas pense comme dignité du sujet,  Nietzsche le diagnostique comme effets de dégénérescence et de décadence, mais tous deux sont accord pour dépasser la logique  de l'assimilation et de la réduction par laquelle  les semblables s'assemblent. Tous deux s’ouvrent  et s'exposent  au contact de l’autre, pensé et vécu comme étrangeté.

"En vérité  j'ai fait bien des choses envers les souffrants mais il me semble qu'il valait mieux encore travaillé à augmenter ma joie " Des miséricordieux II page189.

L’amour du prochain est critiqué par Nietzsche comme la manifestation de natures dégénérées ayant perdu tout instinct d’affirmation de soi et cherchant  à compenser leurs insuffisances individuelles dans la chaleur d'un rassemblement  de semblables. C’est par inaptitude à l’indépendance que ces natures se rassemblent.  Derrière l’instinct de majorité se cache  le refus de tout ce qui est inhabituel, la peur de l’exception.  C'est toute la morale judéo-chrétienne, la vertu de pitié ainsi que le culte de l’égalité qui sont diagnostiqués comme réflexe grégaire de bêtes  dégénérées.

Le concert dans L'oeuf, Jérome Bosch (1450-1516), Lille, Collection du musée des  Beaux-Arts

« Votre amour du prochain  n’est que votre mauvais amour pour vous-même. »

Les faibles, fondamentalement insatisfaits d’eux-mêmes, ont érigé une morale qui fait une vertu de la mortification de soi. Ainsi se comprend l’ éloge du désintéressement, du non -égoïsme et de tout ce qui s'oppose à la fierté de soi.
 Photographie de Mann Ray (1890-1976); collection L; Treillard ; représantant Marie- Berthe, Mann Ray, Aurenche, Max Ernst,

Contrairement à cette morale du troupeau,  Nietzsche enseigne par la bouche Zarathoustra «  l’amour du lointain ». Aimer l'autre c'est aimé en lui le rival, celui dont le contact me pousse à une plus vive réalisation de moi-même : « soyons au moins ennemis mes amis ! ». Dans l'amour du lointain j’aime en l’autre  tout ce que j'espère de moi à travers  l'émulation dont l'autre est à l'occasion.

" Notre foi en autrui trahit ce que nous aimerions bien être, notre foi en nous-mêmes."

Alors que l'homme réactif (dont l’ego est dégénéré et impuissant) aime son prochain pour bénéficier de son secours et oublier son insuffisance dans la chaleur du troupeau  des semblables, les natures artistes et actives  recherchent leur rival. Elles aiment celui dont la différence appelle le dépassement de soi. La complicité passe alors toujours par l'affrontement (la bonne éris) et non la complaisance à soi de toutes  les  « réunions de famille atones ».

EN  BREF

Dans la réponse à la question « faut-il aimer son prochain ? » se distinguent deux types d'hommes  et, corrélativement, deux  rapports à l’altérité :

 Il y a ceux qui aiment leur prochain comme leur semblable et ceux qui préfèrent rechercher et aimer le tout autre, l’étrangeté  radicale et dérangeante : « l’amour du lointain ».