couverture  de l'ouvrage de Janis Mink aux éditions Taschen

Marcel Duchamp
Les "Ready-made" jouent avec nos représentations mentales.

 

"Il n'y a pas de hasard, il n'y a que des rendez-vous. "
Paul Eluard.

"Ce qu'il y a d'enivrant dans le mauvais goût, c'est le plaisir aristocratique de déplaire."
Baudelaire.

A la question "Qu'est ce qu'une oeuvre d'art ?", il y a autant de réponses que de représentations de ce que doit être le travail de l'artiste. Marcel Duchamp a révolutionné l'histoire de l'art en affranchissant l'artiste du devoir de fabrication manuelle pour concentrer la création dans le travail de conception.

Les prémices... les formes industrielles valorisées pour elles-mêmes


Marcel Duchamp visitant en 1912 une exposition de technologie aéronautique aurait déclaré à Fernand Léger et Brancusi "La peinture est morte. Qui pourra faire mieux que cette hélice ? Dis-moi tu en serais capable, toi ?"

Pour l'historien de l'art Janis Mink (qui a réalisé une présentation de l'oeuvre de Marcel Duchamp dans la collection Taschen Duchamp, l'art contre l'art) " cette déclaration illustre bien le dilemme de l'artiste visuel confronté aux réalisations d'une ère industrielle en plein essor ". Pour certains à cette époque, la peinture semble obsolète.

Dès 1914, Marcel Duchamp exhibe au milieu de son atelier un égouttoir ( que Man Ray photographiera). Il n'y a pas encore, de la part de l'artiste, de jeu sur les significations par le biais d'une nouvelle dénomination (comme plus tard, en 1917, dans le cas de l'urinoir rebaptisé "fontaine") mais déjà l'oeuvre est signalée et finalement constituée par sa seule présentation. Marcel Duchamp n'a rien "fait" ; du moins il n'a rien façonné ; il s'est contenté de choisir l'objet et de l'exposer.

Arracher un produit industriel à sa fonction utilitaire classique pour l'exhiber en tant que pure forme conduit justement le regard du spectateur à s'intéresser à cet objet pour lui-même. L'Égouttoir évoque alors un arbre métallique, un sapin décapité, ou une herse de torture. ( Les formes de l'objet s'irisent de significations diverses dès que le regard est libéré des soucis de manipulations pragmatiques qui réduisent l'Égouttoir à précisément "égoutter".) La démarche esthétique de Duchamp repose sur un pari : la présentation de la forme doit déclencher le jeu des représentations symboliques associées spontanément à ces formes (ce jeu avec les automatismes psychiques sera explicitement exploité quelques années plus tard par les surréalistes dans les "poèmes-objets").

A partir de 1916, Marcel Duchamp thématise sous l'appellation de "Ready-made" cette nouvelle conception de la création. Les "Ready-made" sont, comme leur nom l'indique, "déjà finis", "déjà terminés" sans que l'artiste ait longuement façonné la matière première de la création. L'intervention de l'artiste devient à tel point abstraite que Marcel Duchamp peut demander à sa soeur Suzanne de réaliser pour lui un "ready-made à distance". En guise de cadeau pour son second mariage, il lui expose dans une lettre le Ready-made malheureux qu'il lui propose d'exécuter...

Le Ready-made malheureux (1919)
"Recette pour un chef d'oeuvre" :
La présentation matérielle devient accessoire quand l'essentiel est dans la représentation mentale.

Le Ready-made malheureux (1919)
Suzanne devait "accrocher un manuel de géométrie sur son balcon de sorte que le vent tourne les pages et choisisse les problèmes que le temps se chargerait de résoudre".

Explication:
Un manuel scolaire est composé d'exercices (donc de problèmes à résoudre). Placer une telle compilation sur un balcon c'est l'exposer aux vents et aux intempéries ; avec le temps, le vent tourne et use les pages ; quant à l'encre d'imprimerie, elle finit délavée par la pluie : avec le temps les problèmes disparaissent donc au sens propre. Et nous n'avons pas besoin de voir présenter ce phénomène pour nous le représenter.

La force de Marcel Duchamp est d'avoir inventé un nouveau mode d'expression esthétique où le jeu symbolique des représentations (évoquées par les objets sélectionnés) se passe de la présentation de ces objets.

La présentation matérielle est à ce point accessoire que la plupart des ready-made originaux ont disparu. Les Arensberg, le couple de mécènes qui avait acheté l'urinoir rebaptisé "Fontaine" l'ont égaré ; tout comme furent perdus La Roue de bicyclette, l'Égouttoir et la pelle à déneiger rebaptisée " En prévision d'un bras cassé". La première grande rétrospective au Pasadena Museum of Art de Los Angeles (Californie), en 1963, utilisa des répliques... C'était l'idée et non l'objet qui était à sauvegarder.

Marcel Duchamp fut d'ailleurs parmi les premiers artistes à accorder le statut d'oeuvre à ces notes de travail. Il a publié trois boîtes contenant des fac-similés de ses notes La Boîte de 1914, La boîte verte, et La boîte blanche (ce que le marketing contemporain appelle les "making-off "). La renommée de Marcel Duchamp grandissant, en 1964 ( soit 4 ans avant sa mort ) la galerie Schwarz de Milan édita les treize "Ready-made" en huit exemplaires signés et numérotés.

En prévision d'un bras cassé. (1915)
Le jeu des représentations
dans quelques autres "ready-made"

En prévision d'un bras cassé. (1915)

La pelle avait pendant longtemps été suspendue au plafond de l'atelier New-Yorkais de Marcel Duchamp. Elle signalait, telle une épée de Damoclès, le danger imminent de fracture osseuse quand les rues de New York enneigées n'étaient pas régulièrement déblayées par la bonne volonté de chacun.

Remarquons encore que cette oeuvre existe pour nous par sa seule représentation mentale ; nous n'avons pas besoin de sa réalisation matérielle pour la comprendre et l'apprécier. Ce qui ne veut pas dire que la réalisation effective n'enrichisse l'oeuvre de nouvelles connotations par l'effet, sur notre sensibilité, de la matérialité présentée.

M; Duchamp dos à son Fontaine  lors d'une réptrspective à Los Angeles ,1963
Le célèbre Urinoir- Fontaine (1917)


Il s'agissait d'une provocation délibérée. Marcel Duchamp avec quelques autres artistes et quelques mécènes est membre fondateur de la Sociéty for Independent Artists (1917) calquée sur le fameux "Salon des indépendants" de Paris. Marcel Duchamp veut tester l'ouverture d'esprit du comité chargé d'accrocher et de placer les oeuvres. Il présente sous un pseudonyme un urinoir rebaptisé "Fontaine" et signé par un certain M. Mutt qui a envoyé les six dollars réglementaires pour être exposé. L'objet déclenche une polémique et ne fut pas exhibé. Marcel Duchamp (qui était donc resté dans l'ombre) prit la défense de ce nouveau mode expression artistique dans la revue The Blind man dont il était co-fondateur.

Dans l'esprit des détracteurs de l'Urinoir-Fontaine, les deux chefs d'accusation récurrents concernaient :

Marcel Duchamp objecte que l'objet n'a rien en soi d'immoral, pas plus qu'une baignoire n'est immorale " C'est un objet comme on en voit tous les jours dans la vitrine du plombier."... "Le fait que M. Mutt ait modèlé ou non la Fontaine de ses mains n'a aucune importance. Il l'a CHOISIE. Il a pris un article courant de la vie et fait disparaître sa signification utilitaire sous un nouveau titre. De ce point de vue, il lui a donné un sens nouveau".

La sélection relève d'une intention. La nouvelle dénomination est un travail de création puisque il en ressort un jeu symbolique (... ici évocateur du cycle des flux de liquides de l'organismes : Je bois - j'urine : l'urinoir est une fontaine dont l'homme est la source...etc.)

Pourquoi ne pas éternuer ?(1921)
Pourquoi ne pas éternuer ? (1921)
Why not sneeze ?

Il s'agit d'une oeuvre de commande. Katherine Dreier, (une mécène qui s'est rapidement attachée à l'originalité de Marcel Duchamp) demande à l'artiste un objet qu'elle veut offrir à sa soeur. Marcel Duchamp assemble une composition qui laissera tous ses contemporains perplexes ( La soeur de Catherine, Dorothéa, n'en voulut d'ailleurs pas, Katherine garda l'objet dans sa collection jusqu'en 1937 pour le revendre, sans profit, à Walter Arensberg, l'autre grand mècène de l'artiste.)

Il s'agit une cage d'oiseau remplie apparemment de morceaux de sucre d'un blanc immaculé, un thermomètre fiché dans le monticule en mesure la chaleur et fait face à un os de sèche de l'autre coté de la cage...

Le titre sonne comme une proposition, un conseil, une recommandation chaleureuse et amicale faite sur le mode interrogatif, "Pourquoi ne pas éternuer ?"

Mais qu'est-ce qu'éternuer ? C'est s'autoriser une implosion cathartique. L' éternuement est la conséquence naturelle d'une irritation, une tension qui monte dans le corps et se déchaîne soudainement en ne laissant que la trace d'un écoulement... Dans la composition "Pourquoi ne pas éternuer ?", les morceaux de sucre qui connotent le plaisir de la gourmandise et le suc de la vie se révèlent, dès qu'on veut soulever la cage, des bloques de marbre froid. Cette cage est sans oiseau, sans vie : l'os de sèche étant justement ce qui reste de l'animal vivant quand la sèche s'est desséchée...Mais l'os est destiné à être consommé, c'est la nourriture terrestre de l'oiseau !

Une fois de plus Marcel Duchamp joue avec les représentations codées pour signifier l'ordre du corps, la logique du désir et la mécanique des pulsions (comme il le fera tout au long de sa vie dans la réalisation du Grand Verre- montage autour d'une mariée et de neuf célibataires...-)

"Disques avec spirales", 1923

Marcel Duchamp, joueur d'échecs,
et précurseur en tous genres :
"Installations", effet "psychédélique", reproductions miniatures commercialisées et "Cabinet des horreurs" à la Cronenberg...

Dès 1920, il monte ce que nous appelons aujourd'hui des installations qui expérimentent des effets optiques que le Pop art nommera "psychédéliques"... ( "Rotative plaques verre", 1920 et "Disques avec spirales", 1923)

 

La mariée mise à nu par ses célibataires, même ou Le Grand Verre (1915-23)

Son Grand Verre est d'ailleurs, au sens contemporain du terme, une installation. La nouveauté du procédé a eu l'honneur de la "Une" de Vogue.
( Il s'agissait, il est vrai, de mettre en valeur la splendide robe de soirée d'une jolie femme perçue en transparence...)


Dans La société de consommation, Baudrillard a des mots sévères sur cette récupération-émasculation de l'art.
Pour en savoir plus sur cette oeuvre, cliquez ici !

Après avoir mené pendant 10 ans une vie itinérante de joueur d'échecs professionnels, Marcel Duchamp résume (de 1935 à 1940) tout son parcours artistique sous forme de modèles réduits savamment disposés dans les cases d'une seule et même valise. Il parle avec ironie de "mise en boite d'un musée portable". Il s'agit d'une sélection représentative de ses oeuvres emballées dans une boîte dépliante. Comme dans un jeu d'enfant, la boîte a le charme d'une maison de poupée. Les oeuvres les plus importantes y sont représentées sous forme de miniatures fidèles depuis le Nu descendant un escalier (qui fit sensation à l'Armory Show en 1913 alors qu'il avait été désavoué une année plutôt par les amis cubistes de l'artiste) jusqu'au dernier état de travail du Grand Verre.

En 1941, la Boîte-en-valise sera publiée : la juxtaposition des oeuvres permet d établir des ponts symboliques entre elles. Mais on peut dire aussi que Marcel Duchamp anticipe ainsi les commercialisations d'objets dérivés qui sont aujourd'hui une ressouce non négligeable des musées.

"Etant donné", 1) La chutte d'eau ; "Etant donné" 2) Le gaz d'éclairage.
"Etant donné"
(1946-1966)

"Etant donné" : Sa dernière oeuvre conjugue les techniques du Diorama et du "Peep Show". Elle fut, dit-on, conçue dans le plus grand secret durant une période de vingt temps : le spectateur passe devant une vieille porte de bois, à deux battants mais sans poignée, enchâssée dans des montants de briques rouges... Si le spectateur s'approche, il pourra voir par deux petits trous aménagés à hauteur d'homme une scène d'un réalisme sidérant : c'est un trou de verdure et une femme gît là, nue, les cuisses écartées. La matité des chairs laisse juste voir un sexe épilé et surtout étrangement fendu ? On pense à un viol sadique mais le bras de la femme est dressé et sa main tient avec fermeté une veilleuse à gaz allumée. Le fond du diorama en trompe l'oeil évoque les arrière-plans des peintures de la Renaissance...

Le spectateur est à la fois surpris, choqué et désarmé. Il est impuissant mais témoin de quelque chose qui perdure derrière la façade vétuste. "Etant donné", est aussi explicite que le "Grand Verre" est voilé dans son évocation de la sexualité.