Honoré Daumier (1808-1879), La Parade1, Musée du Louvre.

La représentation théâtrale : les recettes d'une illusion

Donner corps aux fantômes
Le théâtre est la mise en scène d'une fiction : comment donner à voir ce qui n'est pas ? Comment donner corps à des fantômes puisqu'il faut bien appeler ainsi les personnages imaginaires profilés par le génie littéraire ? Ces personnages n'existent pas ( ou n'existent plus dans le cas des drames historiques) ; le corps du comédien est le véhicule de leur représentation. : " Représenter c'est rendre présent par une présence " Henri Gouhier, Le théâtre et l'existence, p 121 ; J. Vrin,1991.

Dans l'Antiquité grecque, les comédiens revêtaient des masques qui identifiaient traditionnellement les personnages tragiques et comiques. Le masque, tel un instrument de musique, transformait la voix de l'acteur en même temps qu'il l'amplifiait. Des prothèses permettaient d'agrandir la corpulence physique des comédiens à la mesure des héros représentés ( rembourrage d'épaules, échasses ou cothurnes, manchon de bois pour articuler de fausses mains) le masque pouvait être posé sur le sommet de la tête du comédien ce qui augmentait encore la stature de l'ensemble. Représenter un personnage pour un acteur c'était au sens propre " l'animer " , lui prêter, l'espace de la représentation, son élan vital. Dario Fo Dramaturge italien dans le Gai savoir de l'acteur (1987) témoigne de mises en scène similaires à l'Odin theatret et souligne l'agilité de ces acteurs-athlètes qui dansent sur échasses et insufflent à ces grands mannequins des mouvements si naturels.

Complice d'une illusion
Chaque soir, avec ou sans masque, le corps du comédien est le support d'une illusion, celle de la représentation. Nous allons au théâtre pour vivre par procuration une histoire fausse comme si elle était vraie. Nous allons au théâtre pour être complice d'une illusion dont personne n'est la dupe mais qui nécessite pour se réaliser ce que nous nommerons faute de mieux " la magie " du jeu des acteurs.
Dans Clefs pour l'imaginaire ou l'autre scène, Octave Mannoni, , analyse la structure du " je sais bien… mais quand même " :
Je sais bien qu'il ne se passe rien de vrai au théâtre et que l'acteur qu'on assassine sur scène se relèvera après la tombée du rideau… mais quand même j'aime l'anecdote qui raconte la naïveté d'un campagnard qui, assistant pour la première fois à une représentation de Jules César se lève et s'écrie juste avant la scène du meurtre : " Attention, César ils sont armés ! "

Cette histoire est invraisemblable et pourtant nous avons envie qu'elle soit vraie, c'est ce désir qui intéresse le psychanalyste : tout ce passe comme si, pour jouir pleinement du plaisir de la représentation nous devions y convier avec nous un double de nous-même qui prendrait pour argent comptant et " croirait pour de vrai " à la fiction représentée.

L'acteur doit incarner son personnage " avec vérité " car c'est seulement par la chaleur de son jeu qu'il nous persuade de prendre pour vrai ce qui ne l'est pas.

Sans vérité de jeu la salle " décroche " : toussotements, bruits de papier de bonbons, grincements de fauteuil ( jadis du parquet)… Certains témoins privilégiés de l'univers théâtral vont jusqu'à penser qu'on a recouvert de velours les fauteuils et moquetté les théâtres pour épargner aux acteurs ces védicts cuisants de leur médiocrité… Quoi de plus absurde en effet que d'assister deux heures durant à la succession d'intrigues compliquées auxquelles on ne croirait pas !
Le public va au théâtre pour le plaisir d'être sciemment et volontairement trompé. Mais pour que le spectateur se prenne au jeu il faut que le comédien ait du talent . Le comédien doit donc savoir jouer opportunément de toutes les cordes de sa sensibilité pour animer la nôtre. C'est comme une fièvre qui prend tout l'espace de la représentation. Et l'histoire du théâtre regorge de figures d'acteurs capables de passer en un instant du rire à l'abattement, de l'abattement à l'effroi et de l'effroi à la colère tel le comédien anglais Garrick qui marqua la mémoire de Diderot par la plasticité de son jeu. (Voir le Paradoxe du Comédien page 62 Editions Folio Classique) Mais quel est le secret de cette performance, quelle est la recette du talent ?

Honoré Daumier (1808-1879), Crispin et Scapin ; Musée d'Orsay. De quoi est fait le talent ?
Le sentiment de vérité dans les représentations naît-il du fait que l'artiste ressent effectivement les passions qu'il nous présente ou faut-il penser que la représentation n'est qu'une imitation, le comédien excellant seulement dans l'art de donner les signes des passions sans en éprouver lui-même aucune ? Faut-il penser le comédien comme un être hypersensible qui aurait gardé la naïveté de l'enfant qui aime se prendre aux histoires inventées ou faut-il penser le comédien comme un individu anormalement neutre, une forme vide qui attend un texte, un rôle pour se remplir et qui comblerait la déficience de son caractère par les contraintes de la représentation ? Voir : Se trouver de Luigi Pirandello (1867-1936)

La question est au cœur d'un débat récurrent dans l'histoire du théâtre. On connaît la thèse de Diderot dans le Paradoxe du comédien qui tranche en faveur du sang froid

Pour Diderot seul l'acteur qui joue de sang froid peut être régulier dans ses performances
Diderot est ulcéré par les irrégularités de prestations des comédiens et en particulier de la Dumesnil : " Elle monte sur les planches sans savoir ce qu'elle dira " et la moitié du temps n'est pas du tout convaincante ; Puis " vient un moment sublime "… Hélas la qualité de ce moment trahit encore bien d'avantage la médiocrité du jeu qui précède et qui suit.. Le pire pour Diderot est que l'on ne peut même pas compter sur la régularité de ces saillies heureuses : " elle manquera demain l'endroit où elle aura excellé aujourd'hui " p.40. Selon Diderot aucune qualité de jeu n'est garantie lorsque l'acteur joue " d'enthousiasme " c'est-à- dire quand il se fie exclusivement à sa sensibilité.

La représentation théâtrale : le paradoxe d'une répétition sans droit à l'erreur
Le problème essentiel du théâtre est celui de la répétition : il faut tous les soirs reproduire la performance. Chaque soir l'intrigue est reprise à neuf, chaque soir il faut donc à nouveau trembler de surprise, frissonner d'inquiétude, rire de soulagement ou 's'effondrer de désolation. Fasciné par la scène, ce double du réel, Artaud soulignait que " le théâtre est le seul endroit du monde où un geste ne se recommence pas deux fois ". Le théâtre et son double (En finir avec les Chefs d'œuvres) page 117, " Idées " Gallimard 1964 rééd. 1972 . Paradoxe donc d'une succession de gestes et de mots répétés tous les soirs mais chacun a un instant propre sans aucune possibilité de rattrapage car la salle est en suspens, le public boit les mots et scrute les gestes ; tout est signifiant ; rien ne passe inaperçu. Sur la scène, l'acteur joue en " live ", sans filet, contrairement aux multiples reprises qu'autorise la caméra du cinéaste contrairement aussi aux ratages et rattrapages qu'autorisent, du moins jusqu 'à un certain point, les relations humaines banales.

Honoré Daumier (1808-1879), La Parade vers 1865-1866. Représentation : vérité archétypale et stylisation
Partant de l'idée que le génie théâtral a pour fonction de représenter des modèles de caractère et d'actions, Diderot est logiquement conduit à prôner des acteurs jouant de sang- froid puisqu' eux seuls semblent être en mesure d'agrandir leur jeu à la mesure des archétypes qu'ils sont censés incarner : " Un moyen sûr de jouer petitement, c'est d'avoir à jouer son propre caractère ; vous êtes un tartuffe, un avare, un misanthrope, vous le jouerez bien mais vous ne ferez rien de ce que le poète a fait, car il a fait, lui, Le Tartuffe, l'Avare, Le Misanthrope " p71-73 Paradoxe du comédien.

Le bon comédien pour Diderot est d'abord un observateur scrupuleux de la nature, il y puise des modèles qui sont toujours particuliers. Mais par emprunts successifs aux différents cas rencontrés, par recomposition, agrandissement et stylisation, il parvient ( dans les meilleurs des cas) à une représentation idéale : son rôle de composition ; c'est là qu'il atteint pour Diderot la Vérité : " Réfléchissez un moment sur ce qu'on appelle au théâtre " être vrai ". Est-ce y montrer les choses comme elles sont en nature ? Aucunement, le vrai en ce sens ne serait que le commun. Qu'est-ce donc que le vrai de la scène ? … C'est la conformité des actions au modèle idéal imaginé par le poète et le comédien. Voilà le merveilleux " p.50… Jusque dans " les boucheries shakespeariennes " p.77

Dès lors le vrai talent est celui de " bien connaître les symptômes extérieurs de l'âme d'emprunt et de s'adresser à la sensation de ceux qui nous voient et de les tromper par des imitations de ces symptômes, par une imitation qui agrandit tout dans leur tête et devient la règle de leur jugement… Celui donc qui connaît le mieux et qui rend le plus parfaitement ces signes extérieurs d'après le modèle le mieux conçu, est le plus grand comédien " p.93

Dans la représentation c'est au moment où l'acteur paraît le plus naturel que son jeu est le plus construit.
Dans le Paradoxe du comédien, Diderot loue la Clairon dont le jeu se fortifie au fil des premières représentations pour se stabiliser bientôt dans une richesse d'expression et une régularité de performance qui ravissent l'esthète : tout a été mesuré, combiné, appris, ordonné, … " elle sait par cœur tous les détails de son jeu comme tous les mots de son rôle " P40-41

Dans la représentation le sentiment de naturel vient du comble de l'artifice, ce qui est finalement normal puisque la scène est ce lieu étrange qui a d'abord et toujours pour effet de rendre faux tout ce que le débutant y montrera.

La scène et les affres de la représentation
Un regard esthète peut saisir, chez l'épicier, dans le vif de la quotidienneté, quelques scènes qu'il dira d'une grande richesse théâtrale mais si l'on demande à ces " acteurs- malgré eux " de répéter leur geste et expression sur une scène de théâtre, tout devient artificiel, faux maniéré.

Hantés par le désir de plaire ou seulement gênés de ce savoir observés, ils joueront le résultat et donneront des signes extérieurs de la joie ou de la tristesse mais sans convaincre, sans captiver, sans susciter d'émotion. Leur trac non plus ne leur permettra pas de jouer avec vérité la peur ou la surprise qu'ils auraient à incarner. Car le trac n'est pas polymorphe !

Honoré Daumier (1808-1879), Le lutteur, vers 1852-1853. La représentation des émotions
Ou Le Paradoxe du comédien revu par l'Actor 's Studio !
Une émotion est une réaction conditionnée. Il ne sert à rien de vouloir la déclencher en se la remémorant directement (il suffit de vouloir pleurer pour ne pas y réussir) A faire ce que les écoles de théâtre appellent le forcing, on bloque le processus émotif. Par contre l'émotion ressurgit spontanément quand on se concentre sur la situation qui l'a primitivement provoquée.

C'est donc toujours à partir de sentiments vécus que le comédien travaille mais ce patrimoine est agrandi par l'exploitation systématique des possibles. Au vocabulaire de l'imitation et de la représentation ( qui implique toujours une opposition entre le modèle et la copie) il faut préférer le paradigme de l'incarnation. Le comédien incarne un personnage fictif qu'il compose à partir des bribes de situations déjà vécues mais dont il domine aujourd'hui les ressorts affectifs. Le comédien agrandit l'ensemble à la mesure de son talent pour nous faire ainsi découvrir un visage jusqu'ici inconnu des personnages pourtant les plus célèbres de la littérature.

Représentation et remémoration
Soulignons la condition étrange de la représentation théâtrale : alors même que le but est de conquérir une vérité de jeu, il est impraticable d'utiliser une émotion vraie ( au sens d'actuellement prégnante) ; il faut attendre qu'elle se soit pacifiée car c'est la seule façon de la contrôler :
" L'hystérie sur scène n'est pas l'émotion car l 'émotion doit être crée délibérément. L'hystérie est une émotion qui déborde tout et fait ce qu'il lui plait sans se préoccuper du personnage ni de la situation… Une chose doit rester dans l'esprit jusqu'à ce que son souvenir soit refroidi avant qu'on puisse l'utiliser …En art nous n'utilisons jamais d'émotions vraies, c'est-à-dire littérales, mais seulement des émotions provenant de la mémoire affective " Lee Strasberg Le travail de l'Actor 's Studio p 114 (1965), NRF,Gallimard 1969

La représentation théâtrale se nourrit d'émotion remémorée. On peut donc conclure que l'opposition entre le comédien de " sang- froid " et celui qui joue " d'enthousiasme " est mal cadrée, elle loupe la dialectique du jeu. D'ailleurs Diderot dans sa correspondance avec la jeune actrice Jodin et Madame de Riccoboni, la remet implicitement en cause en conseillant de prendre toujours pour guide la vérité des sentiments.
Le comédien joue à la fois avec sa sensibilité et dans le calme des passions. Et c'est à cette condition qu'il peut indéfiniment répéter la vérité de son jeu.

Honoré Daumier (1808-1879), Parade de Saltimbanques, vers 1860-64.

Bibliographie
Corneille, L'illusion comique, notamment Acte V Scène VI v.1747-1810
Rousseau Lettre à d'Alembert GF Flammarion
Diderot, Le Paradoxe du Comédien Folio Classique
Luigi Pirandello, Se trouver Bibliothèque de la Pléiade.
Antonin Artaud Le théâtre et son double, Idées Gallimard 1964 rééd. 1972
Henri Gouhier, Le théâtre et l'existence, p 121 ; J. Vrin,1991.
Lee Strasberg Le travail de l'Actor 's Studio (1965), NRF,Gallimard 1969
Anne Ubersfeld l'Ecole du spectateur Editions Sociales1981

Dario Fo le Gai savoir de l'acteur l'Arche1990
Octave Manonni dans Clefs pour l'imaginaire ou l'autre scène, Seuil 1969 (notamment L'illusion comique ou le théâtre du point de vue de l'imaginaire p161-183)