" Don Juan " selon Jacques Weber une représentation cinématographique humaine, laïque et sans pitié.

L'adaptation de Jacques Weber donne à voir un Don Juan vieilli : l'homme est usé par ses courses amoureuses, rongé par une maladie de cœur : " ce feu " qui lui dévore les bronches et étouffe finalement son souffle vital. Mais Don juan impressionne toujours : ses vêtements négligés laissent apparaître un corps beau encore, quoique alourdi par les plaisirs. L'astuce de la mise en scène évoque l'irréversible embonpoint du jouisseur : " Oh ça ! " ; la chair déborde, mais l'homme se tient toujours debout. Sa nudité (dans la scène qui l'oppose à son père) revêt une terrible puissance même si le libertin est fatigué : " J'enrage de voir des pères qui vivent aussi longtemps que leurs fils ". Acte IV, sc.V.

Comme la vie de Don Juan, son château est en ruine. C'est un désert de pierres exposé aux meurtrissures du soleil. Rien n'y pousse, aucune histoire n'y a inscrit sa fécondité. Ni foyer, ni palais : c'est un repère incertain ; tout l'opposé de la luxuriante demeure du père : le couple y est entouré d'amis et de puissants soutiens. Mais Don Juan préfère la voie aride du désir insatiable, c'est un solitaire.

Le Don Juan de Jacques Weber est très manifestement " ce grand Seigneur méchant homme " que décrit Sganarelle. Il incarne la race de seigneurs ; mieux nourri dans l'enfance, préservé des travaux qui tassent prématurément le corps, et aguerri très tôt aux joutes d'escrime, l'aristocrate promène partout une invincible assurance. Et la scène du Bal dans le village de pêcheurs est d'une rare violence. Sans aucun ménagement pour l'homme qui l'a sauvé de la noyade, Don Juan, non seulement séduit la fiancée de Pierrot, mais le gifle par deux fois sans que l'autre (tétanisé par les conventions comme par la stature effective du maître) ne puisse répondre autrement que par une indignation larmoyante : " Ce n'est pas bien de battre les gens " Acte II, sc.III. La scène rappelle à nos consciences démocratiques qu'il y a eu un âge où l'inégalité des conditions autorisait les nobles à battre " la roture ", comme le père bat le fils dans l'évidence de son ascendant naturel.
Il fallait oser donner à Don Juan ce corps d'Hercule pour nous faire comprendre qu'avant d'avoir dégénéré en précieux de salon l 'aristocrate avait tenu les provinces par l'évidence de sa supériorité indissociablement physique et sociale : " Il a du dor à son habit ",.Acte II, sc I.

Mais l'honneur est le ressort des sociétés aristocratiques, (ce que Montesquieu théorise un peu plus tard dans L'Esprit de lois (Livre III, Chap. VII). Or si Don Juan est assez soucieux de son honneur pour ne pas accepter qu'on parle en mal de sa personne devant lui ( "Il est un peu de mes amis, et ce serait à moi une espèce de lâcheté, que d'en ouir dire du mal ", Acte III, sc. III.), il maltraite allégrement l'honneur de ses pairs, faisant fi de toutes les conventions qui s'opposent à la satisfaction de ses désirs : " Filles séduites, familles déshonorées, parents outragés... ", Acte V, sc.VI. La gifle que lui assène son père ( dans la moiteur quasi fœtale du bain turc) rappelle au fils la loi de sa condition (le vieillard avoue qu'il ferait " plus d'état du fils d'un crocheteur qui serait honnête homme que du fils d'un monarque qui vivrait comme… " Don Juan ; ActeIV, sc.IV).

Don Juan, fatigué, est alors tenté par une grimace nouvelle : celle du Tartuffe.
Pour " mettre en sécurité ses affaires ", il se " fera un manteau de la religion " et on le voit s'amender en public. Mais l'adaptation de Jacques Weber épargne à Don Juan de renier plus longtemps sa figure de séducteur. La scène III de l'acte V est supprimée pour laisser place au face à face entre l'homme et la mort.

La plus grande originalité de mise en scène est sans doute dans le traitement de la statue du Commandeur. C'est au cours d'une navigation nocturne sur une barge que Don Juan croise l'effigie du Commandeur. La statue monumentale est en morceau ; seule la tête domine l'échafaudage. Des ouvriers la mènent sur l'autre rive, tels les passeurs de L'Achéron. Les oscillations de la barge pourraient donc être à l'origine de l'illusion d'optique qui fait voir la statue hocher favorablement la tête à l'invitation (formulée par Sganarelle) de se rendre à souper chez son Maître.

Plus tard, alors que Don Juan désire dîner en paix, l'effondrement accidentel de la statue à la porte de son château le rappelle à son destin. S'il est insolent de convier un mort à partager un repas, la mort, elle, sait s'inviter à l'improviste.
Don Juan est ivre ; c'est dans les vapeurs de l'alcool qu'il verse tout le contenu d'une bouteille sur les lèvres du commandeur, le baiser qu'il y couche est ambigu : c'est à la fois le baiser de Judas, un baiser d'assassin ; mais c'est aussi le baiser du frère, un baiser dérisoire qui scelle la fraternité des hommes, tous soumis aux effets inéluctables du temps. Une pluie diluvienne lave les restes d'injures et laisse Don Juan, méditatif, au pied de ce symbole de mort.

Dans le film de Jacques Weber, point de spectres ni de grandes machineries : l'histoire de Don Juan se clôt sur un ciel en trompe l'œil et le gouffre qui l'abîme n'est rien d'autre que la chute d'un homme usé par la vie du haut d'un échafaudage orgueilleux.