Le retour de l'enfant prodigue, 1636, Rembrandt Le pardon et l’autre

Analyse du sujet à la loupe :

 Toute la richesse de suggestion du sujet est dans le « et »

Comment s’articule le rapport avec l’autre dans le pardon ?

Quelles sont les figures que prend « l’autre » dans le pardon :

Il y a bien évidemment l’offensé et l’offenseur, (individus particuliers  ou communautés ennemies), mais derrière ces deux figures d’autres se font jour :
 

Les rescapés, ou les descendants peuvent-ils pardonner l’offense au nom des victimes mortes  ?
Ou le devoir  de respect (et de mémoire) envers les martyres s’oppose-t-il au pardon ?

  D'autre part si le pardon signifie l’abolition et la rémission des fautes (crimes et péchés) n’est-il pas trop grand pour  la faiblesse humaine?
    Quel individu est-il assez sûr de lui pour se sentir capable de  pardonner ou de  condamner son semblable?. Seul un être absolument parfait et absolument puissant pourrait pardonner. Chez les chrétiens le prêtre pardonne au nom d’un Autre plus parfait et plus puissant que lui «  Je te pardonne au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit »
  Mais suffit-il de demander grâce à Dieu pour être quitte envers les hommes ?
Le pardon du prêtre équivaut-il (et remplace-t-il) le pardon de celui qui fut, ici-bas, offensé?
Comment s’articulent ces deux types de pardon ?
  Dans un autre domaine, l’humanité n’a-t-elle pas inventé les moyens de s’auto-disculper des crimes envers ses propres membres en inventant les téléologies de l’Histoire (c’est à dire des théories de l’Histoire et du progrès qui récupèrent positivement le mal dans le monde en y voyant le moteur d’un plus grand Bien ? …par exemple :« Le Progrès de la Civilisation », « la Victoire du Prolétariat », ou « la Gloire de Dieu dans le Meilleurs des mondes »). Doit-on pardonner plus aisément les entorses à la morale lorsqu’ une idéologie du progrès les cautionne ?
   Sans doute faut-il se méfier chaque fois qu’une idéologie pardonne des exactions commises  sur certains individus au nom du Progrès de L’humanité ou de la Civilisation.
  Quant au «  pardon », l’étymologie sous entend l’idée de don le terme est d’abord attesté dans l’expression « perdonner vide (-vie-) a (faire grâce, laisser la vie sauve à quelqu’un). Il a pris dès le Xème siècle son sens actuel :  « remettre à quelqu’un la punition de ses péchés » (Source le Robert, dictionnaire historique de la langue française). Mais faut-il assimiler et l’excuse ? Comme toujours, en philosophie ,on aura intérêt a jouer les nuances…
Introduction

Quand le pardon est accordé, il rétablit le lien qu’a brisé l’offense. L’offenseur avouant sa faute en demandant le pardon redevient un interlocuteur possible.  Chacun garde en mémoire et la folie du crime et la générosité du pardon. Ainsi le pardon apparaît-il toujours dans le cadre d’un échange entre deux partenaires : l ‘un donne le pardon; l’autre le reçoit après l’avoir demandé.

Mais, en marge de ces deux figures de l’altérité, d’autres se profilent :

Les rescapés, les descendants peuvent-ils pardonner au nom des morts ?  Y a-t-il des limites au pardon ?

D’autre part, que vaut la demande de pardon adressée par les descendants des bourreaux quand les générations responsables du crime n’ont eu que mépris pour les victimes ? Les pardons tardifs et posthumes sous prétexte d’honorer enfin la mémoire des martyres ne sont-il pas seulement dirigés par les intérêts des vivants ?

 I)INVERSION DES RAPPORTS ENTRE OFFENSE ET OFFENSEUR DANS LE PARDON

Le pardon opère l’inversion des rapports entre offensé et offenseur (du moins quand il est demandé à la victime par celui qui  l’a offensée). 

Dès lors peut-on se pardonner ou bien faut-il penser que le pardon implique toujours un rapport à l’autre (réel ou idéal –Dieu-) ?

La Madeleine à la veilleuse, La Tour (1593-1652)Pour Hannah Arendt dans  La condition de l’homme moderne,  il ne peut y avoir d’authentique pardon que dans le rapport avec l’autre car le pardon suppose l’antériorité d’un acte qui a brisé un engagement moral et a manifesté une réelle indifférence à l’égard de l’autre quand ce n’est pas une volonté délibérée de nuire. On ne peut-être à ce point détaché de soi.

« Nul ne peut se pardonner à soi-même, nul ne peut se sentir tenu à une promesse qu’il n’a faite qu’à soi… »

En revanche, la psychologie emploie beaucoup l’image du pardon pour signifier métaphoriquement que l’individu doit pacifier son rapport à soi,  (au sens très précis du réfléchi de la troisième personne) :

Face à un échec passé traumatisant, il faut accepter ce que nous avons  été : nous pardonner de n’être pas à la hauteur de l’idéal fantasmatique que notre Surmoi projette sur nous-même. Ce n’est que dans ce pardon que l’individu peut restaurer un rapport authentique à soi en distinguant cet idéal abstrait de sa véritable identité et émotivité.

 « Demander pardon » c’est reconnaître sa faute, assumer sa responsabilité dans le mal qui est advenu et vouloir apaiser sa conscience en obtenant, par des actes de contrition, le pardon de celui qu’on a offensé. « la détresse et la déréliction du coupable  seules donnent sens et raison d’être au pardon ». Jankélévitch L’Imprescriptible page 50 ;  Seuil

 Dès lors, le rapport initial entre la victime et l’offenseur est inversé : l’offenseur reconnaissant sa faute fait acte d’humilité devant celui qu’il avait offensé et se met en position de subordination et de dépendance  vis- à-vis de lui. Son apaisement (le retour de sa sérénité ) dépend maintenant de la bonne volonté de celui qu’il négligeait, humiliait voire brutalisait hier…

Il y a donc inversion des rapports de pouvoir. Quand la demande de pardon est sincère, la mauvaise conscience a transformé l’offenseur d’hier en un homme nouveau au comportement  tout contraire. Celui qui recherche le pardon est  d’autant plus scrupuleux et contrit qu’il fut plus impitoyable et cruel dans l’acte qu’il reconnaît aujourd’hui comme une faute. La demande de pardon est solidaire d’une conversion morale qui change un caractère en son autre. Mais si le fait de demander pardon prouve la transformation morale d’autrui, peut-on, en conscience, lui refuser le pardon ?

 Couverture du livre de Primo Levi, "Si c'est un homme" Editions Julliard Pocket

II)Y A T-Il DE L’IMPARDONNABLE ? Y A T-IL DES LIMITES AU PARDON ?

( Limite de droit ou  limite de fait ?)

Si seule peut pardonner la victime de l’outrage, la mort de la victime rend le crime impardonnable. D’où la formule éloquente de Vladimir JanKélévitch dans l’Imprescriptible  page 50 :en ce qui concerne la Shoah

« le Pardon est mort dans les camps de la mort ».

La tradition juive distingue d’ailleurs en terme de fautes celles qui offensent l’Eternel et celles commises envers nos semblables. Le Jour de Yom Kippour ,(le Grand Pardon), chacun participe au rituel d’abstinence et de contrition par lequel il amène son âme à l’état d’être pardonnée des péchés qu’il a commis envers Dieu : 

« Les Fautes de l’homme envers Dieu sont pardonnées le jour du Pardon » mais
Les fautes envers autrui ne lui sont pas pardonnées le jour du Pardon si, préalablement n’a pas apaisé autrui… »

Dans la première des Lectures talmudiques Lévinas commente ces lignes en remarquant que mes fautes à l’égard de Dieu  se pardonnent par mes efforts de repentir et sans que je dépende de Sa bonne volonté ; c’est l’œuvre de la contrition,

« mon arrangement avec Dieu ne dépend que de moi »
alors que mes fautes envers mes semblables me font dépendre absolument d’un autre que moi.  Ma contrition envers Dieu ne m‘absoudra pas de mes fautes envers mes semblables.. 
« Il est donc très grave d’avoir offensé, un homme, on dépend de lui, on se trouve entre ses mains»…  page 43

 Le Christianisme opére au moins deux variantes

 Le pardon de Dieu ne se gagne plus automatiquement par la contrition, il dépend de la Grâce de Dieu.

La nouvelle représentation du Dieu en trois personnes permet une rémission de tous les péchés «  Va, tous tes péchés sont pardonnés »  En effet, le christ devenant le symbole de tous les innocents martyrisés, peut, en son nom de victime exemplaire, professer un pardon universel. Seul celui qui se pose comme victime expiatoire de tous les crimes du monde peut  prétendre blanchir par son pardon toutes les noirceurs du monde. La religion qui enseigne le Pardon universel  doit avoir pour fondateur une victime expiatoire ; c’est une question de cohérence structurelle  au-delà même de l’article de foi.

Mais qu’est ce qui peut motiver le pardon ? 

 Christ devant Pilate, Le Tintoret (1518-1594)Première solution : le désir d’être soi-même pardonné au besoin,

 Tel est le sens de l’éloge du pardon dans les tirades de Portia (Le marchand de Venise de Shakespeare)

Pardonner à l’autre pour être soi-même pardonné ( par Dieu, comme par ceux que l’on offense).  Mais la pièce est une comédie grinçante où l’on assiste au triomphe d’une parodie de Justice.  Ceux qui prétendent vouloir enseigner à Shylock la miséricorde se révèlent d’impitoyables manipulateurs quand il s’agit d’obtenir l’impunité pour leur propre faute ( la banqueroute d’Antonio due à sa complaisance fautive pour le paresseux Bassanio). Mieux vaut faire effort sur soi pour se préserver soi-même de la faute plutôt de prêcher et d’enseigner la miséricorde par complaisance envers ses propres faiblesses .Cf la tirade de Shylock :

« Quel jugement craindrais-je en étant dans mon droit »? IV, 1, 89

Deuxième solution, la compréhension :

Comprendre un enchaînement de circonstances conduit-il à pardonner la faute commise parce qu‘elle apparaît désormais humaine, prévisible, presque normale ? L’excuse mène-t-elle au pardon ?

Ou faut-il refuser de pardonner et d’excuser pour réveiller le sens de la responsabilité individuelle ?

III) ENTRE L’EXCUSE ET LE PARDON, DEUX CONCEPTIONS DE L’AUTRE ET DE L’HUMANITE S’OPPOSENT.

 
Couverture du livre D'Alain Finkielkraut, La mémoire vaine, Editions Folio Essai

Dans la Mémoire vaine Alain Finkielkraut revient sur le procès de Klaus Barbie. C’est l’occasion de rappeler dans quel contexte  fut reconnue la catégorie de crime contre l’humanité. Il s’agissait juridiquement de lutter contre  la prescription qui touche les crimes de droit commun au bout de vingt ans, mais aussi de se doter d’un appareil juridique capable de « restituer leur qualité d’assassins »  à tous ceux qui se sont contentés d’appliquer docilement les lois discriminantes qui ont permis et accompli le Génocide .

«  le but de la notion de crime contre l’humanité est de rétablir entre l’homme et le crime le lien rompu par la machine techno-administrative » p24…. Il s’agit d’alerter la conscience de l’homme moyen : lui rappeler que le service de l’Etat n’exonère personne de sa responsabilité individuelle.

 En ce sens l’insignifiance du grade de Barbie n’est donc pas une excuse capable de le disculper ; car, «  au regard de la cruauté nazie, les bourreaux pris un à un sont tous insignifiants » p24. Or  c’est le professionnalisme et la docilité de chacun de ces rouages insignifiants qui a provoqué le pire.  « la monstrueuse machine à broyer les enfants, à détruire les Juifs, les Slaves, (…), ne pouvait fonctionner que grâce à d’innombrables complicités et dans le silence complaisant de tous » L ‘Imprescriptible (page 44, Jankelévitch)

 « La découverte de quelques grands criminels ferait plus de mal que de bien si elle devait servir de prétexte à l’octroi pour tous les autres d’un non-lieu général » page 43. La reconnaissance de la culpabilité d’un leader ne disculpe pas ceux qui se sont contentés de le suivre. Car un leader n’a aucune force politique sans l’assise de ceux qui le suivent.  « 

"Un peuple tout entier a été, de près ou de loin, associé à l’entreprise de la gigantesque extermination ; un peuple unaniment groupé autour de son chef qu’il avait maintes fois plébiscité avec frénésie, à qui il confia tant de fois son adhésion enthousiaste, en qui il se reconnaissait. » p45

Cette sévérité qui refuse l’excuse est paradoxalement celle qui respecte mieux l’humanité en chacun..

 En effet  pour obtenir le pardon il faut se reconnaître coupable, alors que l’excuse déresponsabilise. L’excuse trouve des circonstances atténuantes à la faute, elle l’explique par un enchaînement de raisons qui rendent la faute prévisible et, finalement, normale ( l’humanité étant ce quelle est !…)

Si le crime s’explique par le milieu social ou le contexte historique, il n’y a plus de culpabilité, mais une humanité molle sans morale ni vertu. Confondre le pardon et l’excuse, c’est régler le devoir de chacun sur la médiocrité des moyennes statistiques.

Il y a un autre rapport possible à l’autre, mais il est solidaire d’une conception plus exigeante du pardon. Dans ce cas le pardon met temporairement entre parenthèses la reconnaissance de sa culpabilité  par le coupable (mais sans annuler  cette responsabilité en ce qui concerne l’acte passé), cependant celui qui pardonne veut croire en d’autres possibles. C’est un  pardon qui veut encourager la conversion morale et qui prend ainsi le risque de pardonner sans qu’on lui ait encore demander pardon   Dans les Misérables Monseigneur Myriel prend offensive du pardon en disant aux gendarmes qu’il a lui -même offert les chandeliers à Jean Valjean : il rend le bien pour le mal et ainsi espère engendrer le bien : montrer par l’exemple qu’il y a un véritable plaisir à faire le bien, rien que le bien. Le Saint homme espère ainsi réveiller la noblesse d’âme dans le cœur du Forçat. Ce pardon est un véritable don.

La faute est annulée par celui qui veut l‘oublier et ainsi l’effacer autant qu’il est en son pouvoir. Celui qui pardonne offre alors à l’autre les conditions d’un nouveau départ : une virginité à ne pas souiller.

Mais il y a aussi une façon de pardonner par faiblesse et impuissance à sanctionner. C’est le risque du pardon paternel ou amoureux tel que le présente Le comte de Lisle « Je te pardonne et veut tout oublier ». Certains  préfèrent pardonner les offenses que leur font ceux qu’ils aiment trop plutôt que d’accepter de voir s’écrouler tout leur fragile édifice affectif. C’est ainsi que La Rochefoucauld peut ironiser : « On pardonne tant qu’on aime ».

 Pour véritablement rencontrer le pardon il faut donc l’étudier ailleurs : lorsqu’il s’agit de pardonner à l’inconnu  (voire à l’ennemi)  : l’autre, et non à ceux auxquels ma passion rive mes vœux.   

Pour  la conclusion 

 Il faudrait revenir sur les risques d’une idéologie du « tous coupables car tous pécheurs » car c’est noyer la responsabilité des véritables criminels dans une culpabilité diffuse.

 Il faudrait aussi  souligner que l’homme a besoin  de savoir qu’il peut toujours être pardonné et que, bien que condamné par la justice des hommes, quelqu’un peut encore le sauver ( d’où la persistance d’une Grâce présidentielle -qui est un reliquat de religieux dans un Etat laïque-). En posant un être capable de tout pardonner, malgré l’horreur du crime, l’homme n’espère-t-il pas se débarrasser du caractère irréversible de ses actes ?