Document sélectionné par Marc Ferro Dans " Histoire de  la  colonisation", Seuil (1995)

Race et histoire,

De Claude Lévi-Strauss 

En 1952  quand Lévi- Strauss rédige Race et histoire, le tourisme n’est pas encore une industrie. Claude Lévi-Strauss définit l’ethnocentrisme  et étudie  ses différentes manifestations

Nous nous intéresserons à trois axes essentiels

-    La définition de l’ethnocentrisme ;
-    La dénonciation de la partialité des critères d’évaluation des sociétés ;
-    La remise en cause de l’image rassurante du progrès ;

L’ethnocentrisme

Document sélectionné par Marc Ferro dans " Histoire de la colonisation" ,Seuil 1995

C’est  la tendance à  répudier toutes les manifestations culturelles et les comportements éloignés de ceux auxquels nous nous identifions.  Claude Lévi-Strauss précise que cette attitude de rejet est ancrée au plus profond de nous et réapparaît chaque fois que nous sommes placés dans des  situations dérangeantes  de perte de repères.

Cette attitude individuelle  est de tout temps et Lévi- Strauss souligne qu’elle a eu des traductions historiques dramatiques :

Pour l’antiquité grecque, tout ce qui n’est pas grec est barbare

Des siècles plus tard, tout ce qui n’était pas européen est sauvage et  donc, dans la mesure du possible,  à civiliser…Lévi-Strauss revient sur ces termes de « barbare » et « sauvage » et rappelle comme ils sont lourds de connotations péjoratives. Dans l’oreille d’un Grec « barbare » évoquait le chant inarticulé des oiseaux (caquetage  et croassement).  En latin, le radical « silva » dans  « sauvage » - de la forêt- renvoie clairement à un genre de vie animal, contraire aux valeurs de la civilisation. L’ethnocentrisme est un préjugé qui consiste à rejeter  hors de la culture, dans la nature, tout ce qui est étranger à une culture privilégiée.

 "Little big man" (1968), film d'Arthur PennLévi-Strauss remarque ainsi que l’idée de nature humaine englobant sans distinction d’apparence physique ou de civilisation  toutes les formes de l’espèce humaine est d’apparition tardive dans l’Histoire, d’expansion  toujours limitée ; c’ est surtout  une idée dont l’influence est sujette à des régressions périodiques lors des poussées de fièvre raciste. C’est donc une idée fragile, une idée à défendre d’où ce petit texte qu’il  rédige pour l’Unesco en 1952.

Dans le chapitre consacré à l’ethnocentrisme, C. Lévi- Strauss tient à souligner qu’il n’y a rien qui  marque plus l’inculture d’un homme que d’en qualifier un autre de « barbare », Tout homme est homme dans la culture puisque sans le contact des autres, il n’aurait développé  aucune des facultés caractéristiques de l’humanité ( parole, station droite, habileté à la manipulation technique ; cf les enfants sauvages) « Le barbare, c’est d’abord celui qui croit à la barbarie »  et il risque d’être d’autant plus cruel avec l’autre, qu’il ne le reconnaîtra pas comme un homme à part entière, un semblable au -delà de la variété  des systèmes culturels.

 Jean de Brebeuf et Gabriel Lallemant,  missionnaires tués par les Iroquois.C.Lévi- Strauss cite  un cas patent de discrimination  en miroir :

«  Ainsi se réalisent de curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la réplique.  Dans les Grandes Antilles,  quelques années après la découverte  de l'Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient des commissions d'enquête pour rechercher si les indigènes possédaient ou non une âme, ces derniers s'employaient à immerger des blancs prisonniers afin de vérifier par une surveillance prolongée si leur cadavre était ou non, sujet à la putréfaction ( ce qui devaient prouver qu’ils étaient bien des hommes et non des démons).

Cette anecdote à la fois baroque et tragique illustre bien le paradoxe du relativisme culturel : c'est dans la mesure même où l'on prétend établir une discrimination entre les cultures et les coutumes que l'on s'identifie le plus complètement avec celles qu'on essaye de nier. En refusant l'humanité à ceux qui apparaissent comme les plus «  sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c'est d'abord l'homme qui croit à la barbarie. »

" Les Dieux sont tombés sur la tête" Film de  Jamie Uys (1981)
Le Technocentrisme

Il existe une autre traduction de l’ethnocentrisme : ce que nous appellerons le «  technocentrisme »

 Il consiste à privilégier comme  critère de comparaison des différentes sociétés (et critère d’évaluation du progrès) des paramètres comme «  la quantité d’énergie disponible par habitant »

 Selon cet angle d’approche et d’évaluation, les sociétés industrialisées occuperont la première place du tableau d’honneur, mais toute une masse de sociétés indiennes et africaines seront alors arbitrairement confondues en fin de liste, sous les appellations de  « populations insuffisamment développées ». La culture occidentale voue un culte à la technique et juge toutes les autres formes culturelles d‘après ce critère d‘expertise.

Polémique sur les critères du progrès :

   Pour Lévi-Strauss, si le critère retenu était le degré d'aptitude à triompher des milieux géographiques les plus hostiles à moindre coût, les Esquimaux et les Bédouins emporteraient la palme. Mais si le critère était le degré de spiritualité irradiant toute une société, l'Inde aurait ses chances en tête du classement.

 De plus, l’Occident, maître des machines, témoigne de connaissances très élémentaires sur l'utilisation des ressources de cette suprême machine qu'est le corps humain. » L'Occident aurait beaucoup de leçons à prendre, dans ce domaine, de 1'Orient et de l'Extrême-Orient.

D'où venons nous, qui sommes nous, où allons nous; Paul Gauguin (1848-1903) Boston Museum of Arts

La Polynésie, outre le fait qu'elle savait déjà depuis des siècles pratiquer une culture sans terre, en vogue actuellement, a révélé aux premiers voyageurs occidentaux « un type de vie sociale et morale plus libre et plus généreux que tout ce que l'on soupçonnait ». Même les sociétés primitives australiennes (si nous acceptons de les observer selon les critères propres à leur développement, et non selon les nôtres) nous étonneront par la subtilité et la sophistication des règles de mariage qu'elles ont su constituer afin d'assurer l'unité de tout l'édifice social.

      « Ce sont eux qui ont vraiment découvert que les liens du mariage (qu'il y ait ou non polygamie) fournissent le canevas sur lequel les autres institutions sociales ne sont que des broderies ; avec une admirable lucidité, les Australiens ont fait la théorie de ce mécanisme » d'équilibrage social et de dynamique unificatrice. Ils ont inventorié les principales méthodes permettant de réaliser cet équilibre avec les avantages et les inconvénients qui s'attachent à chacune. 0n pourrait aussi parler de la mémoire généalogique et du culte des ancêtres,délaissés par nos cultures au point que plus personne (sauf recherche volontaire) ne sait décliner le nom du grand-père de son grand-père, alors qu'ailleurs, c'est un rapport au sacré qui se joue dans le souvenir de cette filiation.

Une vision raciste des "Nègres", Paris B;N.

La relativité culturelle nous apprend que le développement et l'épanouissement n'ont pas qu'une seule figure, celle de la croissance énergétique et de la consommation ;

Le capitalisme a généralisé une idéologie techniciste du progrès qui occulte que le progrès peut prendre d'autres formes. La mondialisation du modèle culturel occidental n'est pas, aux yeux de Lévi-Strauss, le résultat d'un authentique plébiscite, mais seulement l’effet pervers du déséquilibrage des systèmes traditionnels.

 L'évolutionnisme social:

Une des conséquences de la survalorisation de la technique par l’occident :  le préjugé de  L'évolutionnisme social.

Dans sa formulation il est antérieur, à l'évolutionnisme biologique de Darwin, et  consiste à penser que les sociétés se sont succédées dans le temps historique selon un ordre rigoureux de perfectionnement croissant.

Charles Darwin, détail de la fresque : "l'homme contrôleur de l'univers " (1934) Diego de Rivera, muraliste mexicain

Cette théorie envisage les différents états culturels comme des étapes plus ou moins avancées dans un processus de développement linéaire qui conduit fatalement toutes les sociétés à un même point : le point d'excellence, celui justement qu'aurait atteint la société occidentale avec la révolution industrielle.

 Cette représentation de l'histoire prétend asseoir sa légitimité sur une classification objective : celle des techniques et de leurs complexifications croissantes. Ainsi sait-on ou croit-on savoir que :

« L'Europe actuelle fut d'abord habitée par des espèces variées du genre Homo se servant d'outils de silex grossièrement taillés ; à ces premières cultures en ont succédé d'autres, où la taille de la pierre s'affine, puis s'accompagne du polissage et du travail de l'os et de l'ivoire ;  la poterie, le tissage, l'agriculture, l'élevage font ensuite leur apparition associés progressivement à la métallurgie dont nous pouvons aussi distinguer les étapes. » :                        

« L'âge de pierre », « l'âge de feu », « l'âge de fer » : si les formes successives de techniques s'ordonnent dans le sens d'une évolution et d'un progrès, on peut bien établir une hiérarchie et penser que certaines sont supérieures en complexité et en efficacité à d'autres, moins savantes, moins astucieuses. C'est sur ce constat apparemment objectif que s'établit par analogie une classification culturelle des sociétés humaines qui reproduit donc la discrimination hiérarchique en prenant comme critère le développement technique. Le travail de Lévi-Strauss dans Race et Histoire (1952) a justement consisté à démystifier ce faux évolutionnisme.

 D'abord, il dénonce les simplifications qui font croire à une succession chronologique rigoureuse alors que ces différentes techniques ont largement coexisté dans le temps et l'espace et constituent non pas des étapes d'un progrès à sens unique mais des « faciès » d'une réalité technique hétérogène dans ses formes. « Le progrès n'est ni nécessaire, ni continu  » : il procède par sauts, par bonds, ou comme diraient les biologistes, par « mutations » et s'accompagne de changements d'orientation.

L'humanité en progrès ne ressemble guère à un personnage gravissant un escalier, ajoutant par chacun de ses mouvements une marche nouvelle à toutes celles dont la conquête lui est déjà acquise ; elle évoque plutôt le joueur dont la chance est répartie sur plusieurs dés et qui, à chaque fois qu'il les jette, les voit s'éparpiller sur le tapis, amenant autant de comptes différents. Ce que l'on gagne sur un, on est toujours exposé à le perdre sur l'autre, et c'est seulement de temps à autre que l'histoire est cumulative, c'est-à-dire que les comptes s'additionnent  pour former une combinaison favorable. »

Certes, la révolution industrielle en Occident est l'exemple d'une telle combinaison  heureuse, et l'on pourrait même croire que depuis, le cours historique des inventions n'a cessé d'être cumulatif tant les savoirs s’interpénètrent et  multiplient leur efficacité technique par synergie. Mais Lévi-Strauss entend relativiser le privilège de l'Occident : à l'échelle de l'histoire de l’humanité, les Mayas avaient réussi une synthèse tout aussi impressionnante. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler que nous leur devons ces « piliers de la culture occidentale » que sont la pomme de terre, le caoutchouc, le tabac et la coca (base de l'anesthésie moderne), mais aussi « le maïs et l'arachide (qui devaient révolutionner l'économie africaine), le cacao, la vanille, la tomate, l’ananas, le piment, plusieurs espèces d'haricots, de coton, de cucurbitacées ».

Les Mayas avaient exploré de fond en comble les ressources du milieu naturel ;ils  avaient domestiqué les animaux et sélectionné les espèces les plus variées afin de satisfaire leurs besoins alimentaires et médicaux.

 Ils avaient poussé très loin la sophistication de certaines industries comme le tissage, la céramique, le travail des métaux ; ils connaissaient la roue qu’ils utilisaient pour fabriquer des animaux à roulettes pour leurs enfants quoiqu’ils n'aient pas eu l'idée du chariot. Les Mayas connaissaient le zéro (base  de l’arithmétique) au moins un demi millénaire avant sa découverte par les savants indiens puis sa transmission à l'Europe par le biais des Arabes. Quant au  régime politique  maya (qu'on le qualifie de socialiste ou de totalitaire) il relevait déjà des formes les plus complexes  d'organisation sociale.

 Lévi-Strauss exhibe cet exemple pour souligner clairement que l'histoire cumulative n'est le privilège ni d'une seule région du globe (l'Occident), ni d'une seule période de l'histoire humaine (la modernité). Le croire serait d'ailleurs  négliger les contributions des cultures passées à l'essor technologique occidental.