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La ménagerie de verre
Tennessee Williams

A l'affiche en ce moment.

Mise en scène d'Irina Brook
Avec Romane Borhringer, Josiane Stoleru, Serge Avedikian, Samuel Jouy

THEATRE DE L'ATELIER :
01 46 06 49 24

L' équivocité même du titre évoque l'espace de la représentation : des fauves vont s'entre-dévorer sous nos yeux nous en serons témoins par la magie du "Quatrième mur", celui qui, au théâtre, ouvre la scène intérieure au regard de la salle ... Mais rapidement nous comprenons que la violence sera celle des sentiments frustrés, refoulés ; une jeune fille, rendue maladivement timide par l'infirmité, s'absorbe dans la contemplation de bibelots de cristal : sa "ménagerie de verre", c'est le nom qu'Amanda, la mère, a donné à cette collection enfantine.

Amanda elle aussi vit dans l'imaginaire : celui de sa jeunesse, dans sa riche propriété de Blue Mountain ; le temps où son salon était rempli de galants venus admirer sa beauté et son esprit ; tout un monde brillant d'espoir, ruiné par un choix malheureux dont il ne reste plus qu'un spectre, sous la forme d'une photo jaunie, celle d'un jeune homme qui lui fit deux enfants avant de l'abandonner. Amanda cultive le souvenir doux-amer de " cet employé des postes, amoureux des longues distances "...

Le troisième personnage, le frère, est aussi le narrateur de l'histoire. Tennessee Williams exploite au théâtre le procédé de la Voix-Off, fréquent au cinéma. Et Tom est d'ailleurs un farouche amateur du grand écran ; chaque fois que les réprimandes de sa mère l'insupportent (c'est-à-dire quasiment chaque jour !) il fuit et se réfugie dans une salle de projection. Là, il vit par procuration des destins fabuleux ; mais Tom n'est pas dupe de la machination du divertissement :

Tom. -" j'en ai assez du cinéma
Jim. - Du cinéma
Tom. -Oui, du cinéma ! Regarde-les... Tous ses gens brillants - qui vivent des aventures - qui monopolisent tout, qui dévorent tout !Tu sais ce qui arrive ? Les gens vivent à travers ces personnages au lieu de vivre eux-mêmes ! les personnages Hollywoodiens sont censés vivre toutes les aventures de l'Amérique pendant que toute l'Amérique est assise dans une salle obscure et les regarde vivre ces aventures !"

Jim est la pièce improbable de ce puzzle : un lointain ami d'école devenu collègue de Tom et surtout l'amour secret de Laura. Elle a collectionné précieusement tous les articles du Journal du lycée qui vantaient ce jeune homme, auquel tous prédisaient un avenir éclatant. Elle a gardé aussi, au fond de son coeur, le souvenir d'un dialogue furtif où Jim l'avait joliment surnommée " Rose Blue "( en transformant la triste réalité de la "Pleurésie" qui avait alité la jeune fille).

Quand Laura comprend que le jeune homme invité par son frère est Jim, elle refuse d'abord la confrontation ; elle préfère demeurer dans ses rêves. Elle ne veut pas prendre le risque de gâcher la douceur du souvenir de la rencontre passée par la mauvaise impression qu'elle pourrait faire aujourd'hui. Mais, sa mère, trop heureuse de recevoir un galant, force Laura à ouvrir la porte.

Peut-on dire que la nouvelle rencontre entre " Rose Blue " et Jim, transforme irreversiblement l'économie psychique de la jeune fille ? Oui et non !

La nouvelle rencontre entre " Rose Blue " et Jim offrira à la jeune fille de nouveaux souvenirs heureux mais elle lui procurera aussi une nouvelle douleur. L'histoire se répète : ce n'est plus Emily, mais Betty qui occupe maintenant la place de choix dans le coeur de l'aimé. Mais Jim a su pendant quelques instants [-que la mise en scène dilate-] allumer la flamme du bonheur dans les yeux de Laura. Elle lui donnera finalement sa licorne de cristal, rendue pareille aux autres chevaux par la grâce d'une valse qui en fit tomber la corne (comme le baiser de Jimmy rendit Laura à sa nature de femme, le temps d'une étreinte).

La licorne de cristal est la représentation en miniature de la singularité de Laura : c'est un être de l'imaginaire. On en rencontre en bois sur les pistes de manège, elles sont vouées à une ronde répétitive, comme Laura, coincée entre les délires nostalgiques de sa mère et les démissions de son frère. Sans cette corne au milieu du front, la licorne se serait en rien différente des autres chevaux. Cette excroissance et cette raideur inopportune Laura les porte à la jambe ; mais la jeune fille a tant grossi l'image de son infirmité à ses yeux que tout se passe comme si elle la portait au milieu de la figure !

Jim, après sa licence, a aussi souffert d'un manque d'assurance, il comprend le complexe de Laura. S'il n'était lui-même happé par les fantasmes de réussite que fait naître son amour pour Betty, Jim pourrait se laisser plus longtemps séduire par la fraîcheur de l'admiration que Laura lui porte. Dans une didascalie, l'auteur précise : " Tous deux se sourient en se regardant par dessus l'annuaire avec un émerveillement partagé ".

Pour Amanda, la dimension nostalgique de la représentation ce sont les images des riches planteurs qui la courtisaient, pour Jim, le temps du lycée où tout lui souriait, pour Tom (une fois qu'il aura fui la "ménagerie"), c'est l'image de sa soeur qu'il retrouve dans les reflets des vitrines de flacon et de verroteries. "Oh Laura, Laura, j'ai essayé de te laisser derrière moi mais je te suis plus fidèle que je ne voulais l'être ! Je prends un cigarette, je traverse la rue, j'entre dans un cinéma ou un bar[... ] Tout ce qui peut effacer ton souvenir comme on éteint des bougies ! "

Mais la pièce de Tennessee Williams explore aussi le champ des blessures narcissiques : Amanda, flouée par son amour infidèle ; Tom, méprisé par sa mère et ses employeurs ; Jim, en quête dérisoire de promotion sociale ; et bien sûr, Laura qui perd tout charme en s'imagnant qu'elle n'en a aucun.
L'image dévalorisée que nous avons de nous-même peut être notre pire ennemie !

 

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Philophil remercie le photographe Emmanuel Robert-Espalieu, ainsi que l' attaché de presse Pierre Cordier.