Carlos de Haes (1826-1898) Les Pics d'Europes 1876 ; Le Prado.

 

Les Alpes

 

"Le spectacle d'une chose n'est pas donné avec son existence". P.264.Vie et mort de l'image. Régis Debray. La montagne (comme la mer ) est une représentation collective qui a une histoire. Ce sont, au sens sociologique du terme, des "institutions culturelles".

La percée des Alpes par le Naturalisme flamand

Ainsi il a fallu deux mille an à l'Occident pour percevoir des "paysages". En effet pour la première fois dans l'histoire de la représentation artistique, le mouvement initié par les peintres flamands au XVIème siècle avait porté les yeux des hommes sur une nature desymbolisée.Voir à ce propos nos analyses sur les paysages et visages ; ce qui permis, dans la foulée, les premières représentations des Alpes par les graveurs français et italiens.

Eclipse des Alpes sous le Roi-Soleil

Mais les codes esthétiques de Louis XIV replongent les Alpes dans l'ombre. La majesté du Roi Soleil éclipse toute forme de beautés sauvages et n'accepte pour ses décors de parade qu'une nature entièrement domestiquée -des jardins réguliers, des plaines que le regard du stratège domine sans encombre...-''l'ordre optique " imposé par la Monarchie Absolue répugne au chaos des roches et à la solitude des cimes désertiques.

Cartographie et romantisme...

Mais l'oeil des encyclopédistes des Lumières redécouvre les hauteurs enneigées dans un souci nouveau : il s'agit de faire l'inventaire du réel dans sa diversité (delà les premières représentations panoramiques et circulaires).

Au XVIIIème le regard porté sur la nature cherche aussi à l'humaniser. Kant découvre l'écho de notre destination morale dans le sentiment du sublime que suscitent les sommets montagneux : "Si nous sommes en sécurité le spectacle est d'autant plus attrayant qu'il est propre à susciter la peur ; et nous nommons sublimes ces objets parce qu'ils élèvent les forces de l'âme au-dessus de l'habituelle moyenne et nous font découvrir en nous un pouvoir de résistance d'une toute autre nature" En effet nous sentons que l'humanité en notre personne ( entendez la conscience morale - la subjectivité) ne serait pas abaissée par le déferlement de ces forces de la nature (que sont, par exemple, les avalanches et les ouragans ) même s'il est certain que l'homme en nous ( le vivant ) succomberait dans ce cataclysme...La contemplation des sommets rocheux nous fait donc découvrir qu'il y a en nous une dimension de notre identité qui n'est pas réductible à notre être naturel... Un siècle plus tôt, dans la célèbre Pensée 347, "le Roseau pensant ", Pascal écrivait que l'homme est toujours plus noble que la force naturelle qui le tue "parce qu'il sait qu'il va mourir et que l'avantage que l'univers a sur lui l'univers n'en sait rien" ! Cultivant avec délice l'effroi, les romantiques se hâtent sur les chemins escarpés et les forêts jadis redoutées...

Remarquons avec Régis Debray qu' "on a peint les montagnes avant de les décrire, (et on les a gravies, au XVIIIème siècle parce que Rousseau les décrivait)..." P.276. Vie et mort de l'image. Ce qui est une façon de souligner, une fois de plus, l'antériorité de la représentation sur l'intellection et la réappropriation par l'action.

* Sur le sentiment du sublime voir La Critique de la Faculté de juger de Kant (paragraphes 23 à 29).