EXPOSITION
DES " ARTS DEGENERES " L'épuration de la représentation par la propagande nazie |
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Tout projet politique vulgarise une certaine représentation
du monde et du sens de l'existence. Cette représentation n'est pas gratuite,
elle est l'émanation de certains intérêts (de classe ou
de personne) qui s'expriment sous forme de " convictions " pour se
donner des apparences plus honorables et gagner en pouvoir de séduction.
Lorsque le débat politique reste ouvert, ces multiples représentations du monde coexistent - parfois dans l'indifférence réciproque, plus souvent dans la polémique- mais la diversité est sauve et, avec elle, la possibilité d'un recul critique puisque chacune de ces représentations peut être contestée par l'évidence que d'autres modèles ( s'organisant à partir d'autres priorités) sont également possibles. Ainsi le modèle de la société libérale qui s'organise autour d'une représentation du bonheur par la surconsommation peut-être contesté par le modèle " hippy " inspiré de l'harmonie écologique et du refus de production (comme dans des sociétés primitives).
Lorsqu'un parti totalitaire prend le pouvoir dans un pays, il élimine toutes les représentations du monde concurrentes - du moins il s'y acharne - Les autodafés du IIIème Reich (qui détruisirent des millions de pages de littérature qui résistaient à l'idéologie nazie) ainsi que l'exposition des arts dit " dégénérés " participent de cette volonté de mise au pas de la pensée par l'embrigadement de la culture.
Des rituels de " grande messe " contre la pratique de la réflexion solitaire. |
La lecture est un dialogue solitaire, une communication biaisée par une double absence, celle du lecteur au moment de l'écriture, celle de l'auteur lors de la lecture. Même si tout texte aspire à captiver son lecteur et à transmettre ainsi la vision et les pensées de l'auteur, ce médium laisse une liberté de recul justement parce son support est destiné à une appropriation solitaire. L'éloquence verbale a un tout autre pouvoir de fascination lorsqu'elle clame sa représentation du monde du haut d'une tribune publique.
Au dialogue silencieux -et toujours rétif- des consciences, fascismes et totalitarismes préfèrent donc les " grandes messes " redondantes. "Plus le message est simple, mieux il passe, plus il rassemble". La pauvreté et la prévisibilité du discours n'y est plus source de désintérêt mais, au contraire, facteur d'adhésion. La communion dans la fascination, remplace l'examen argumenté d'une représentation du monde en soi toujours contestable.
Le 10 mai 1933, au cours d'un grand rassemblement de toute les jeunesses hitlériennes, étudiants et professeurs-complices anéantirent par le feu, dans un gigantesque autodafé, les ressorts livresques de la résistance intellectuelle. Restait à enrayer les voies de subversion plastique. Ce fut l'objet de l'exposition des " arts dégénérés " de Munich (1937)
Le " bon goût " des nazis
Rétrospectivement, il est significatif qu'Adolf Ziegler et ses acolytes aient exclu des musées nationaux et exposé aux sarcasmes du public toutes les oeuvres actualisant les styles qui allaient révolutionner l'art du XXème siècle : Impressionnisme, Dadaïsme, Fauvisme, Tachisme, Cubisme, Expressionnisme, Futurisme.
En tant que régime et courant de pensée totalitaire,
le Nazisme savait instinctivement reconnaître ses ennemis. ( Pierre Vallaud
le souligne éloquemment dans son commentaire de la rétrospective
de cette exposition proposée à Los Angeles en 1992 : " ses
ennemis étaient tous les créateurs car la création est
par essence subversive
un régime comme celui de l'Allemagne Nationale-Socialiste
ne peut supporter que l'ordre établi risque d'être remis en cause
"
L'exposition de Munich était conçue comme un immense pugilat.
Il s'agissait de flatter le conformisme du visiteur en lui donnant des arguments
pour railler les uvres d'avant-garde.
Une exposition conçue comme une mise au pilori
A côté de chaque uvre des commentaires
méprisants suscitaient l'opprobre du public :
il s'agissait ou bien de citations d'artiste tronquées et isolées
de leur contexte (afin de les rendre gratuitement choquantes) ; ou bien de diatribes
du Führer (ou d'autres membres éminents du parti). Ils conspuaient
alors le " snobisme " des intellectuels de Weimar qui avaient mordu
à l'appât de ce que les Nazis appelaient la " juiverie internationale
et bolchevique " et qui avaient élevé au rang d'uvres
d'art les productions bâtardes de véritables " malades mentaux
" - d'où l'appellation " arts dégénérés
" !
A côté de chaque uvre, son prix d'acquisition par les musées nationaux suffisait à convaincre le citoyen moyen de " l'escroquerie " qui avait dilapidé les fonds publics avant que les Nazis n'y remettent bon ordre.
Tout la scénographie de l'exposition s'ingéniait à provoquer immédiatement le sarcasme afin d'éviter que ne s'installent, avec le temps et le silence d'un regard authentique, les chances pour le visiteur d'entrer dans le vertige de la vision du peintre et de dénoncer avec lui, la déshérence, la solitude des destins, les injustices des conditions, la violence des rapports humains et le chaos du monde industriel qui génèrent, comme son exutoire halluciné, le désir d'un exotisme primitif. Car tels sont les thèmes fondamentaux de tous les artistes d'avant-garde de cette époque. Et ces évidences s'opposent trop essentiellement à l'embrigadement fasciste pour que leur expression soient tolérée par le régime.
Le devenir des oeuvres et des artistes d'avant-garde
Les uvres confisquées furent pour certaines détruites, pour d'autres revendues aux enchères en 1939 au profit du régime nazi, ( ce qui fit, alors, le bonheur des amateurs d'art du monde entier,Van Gogh remportant la palme du peintre " dégénéré " le mieux coté !).
Quant aux artistes allemands, ils avaient depuis longtemps perdu leur poste de professeur dans les Ecoles et Académies d'Allemagne ; ceux qui n'eurent pas la possibilité d'émigrer se virent interdits de production ( même pour le petit nombre d'entre eux qui étaient sympathisants du régime comme Emile Nolde et Bern ; de facto leurs uvres enseignaient trop la voie libertaire de la singularité.)
Représentation
délirante
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Alors qu'au milieu des années 20, le psychiatre Hans Prinzhorn,
dans sa clinique d'Heidelberg, expose les toiles de malades mentaux et cherche
à établir des liens avec les productions d'avant-garde dans un
souci apologétique de " l'art asilaire ",
Hitler dans Mein Kampf (1924) renverse la grille de lecture et crétinise
l'art d'avant garde.
Pour Hans Prinzhorn, le malade vit pathologiquement une forme de sensibilité
au monde que le peintre extériorise en tableau. Ces vertiges de la conscience
permettent de mieux saisir (et par-là-même de dénoncer)
tout ce que la réalité a de radicalement insupportable. Mais le
Nazisme préfère dénier les difficultés de l'existence
par l'apologie d'un standard de vie surannée. L'esthétique officielle
ressasse " l'idylle champêtre " de l'homme blond, avec sa femme
blonde allaitant son enfant blond, dans ses champs de houblon ! Monotone apologie
de la fécondité, de la race, du sang et du sol natal - idéal
familial et campagnard d'autant plus prisé par l'art officiel du National-Socialisme
qu'il rassure frauduleusement les classes moyennes, et leur permet de dénier
la mutation que le capitalisme l'industriel opère malgré eux sur
la société de leur temps. Les uvres de George Grosz sont
autrement plus sincères quant au Pandemonium urbain !
Mystifier
les consciences par une représentation édulcorée
de l'identité
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Pour mystifier les consciences par une représentation lénifiante du destin allemand, les Nazis crurent qu'il suffisait de provoquer l'exécration de tous les courants novateurs, (tous ces courants que suscitait précisément le pressentiment affolé du dérèglement du monde traditionnel par l'économie capitaliste industriel). Les Nazis espérèrent mettre en place la preuve du beau par le laid, et entretenir l'illusion d'un monde paysan atemporel par le discrédit des uvres travaillées par les affres de la modernité industrielle
C'est ainsi que face à l'exposition de " arts dégénérés ", le citoyen allemand était convié à apprécier, dans un autre pavillon, l'exposition des " Arts allemands ", un ensemble d'uvres aujourd'hui condamnées aux oubliettes des musées à cause de leur académisme désuet.
Flatter le conformisme des classes moyennes
Le régime hitlérien a saturé d'idéologie
les images les plus familières. Il a récupéré tous
les styles consacrés antérieurement au modernisme pour les réactualiser
pompeusement sur le mode du gigantisme, ce qui flattait les prétentions
impériales du régime.
Refusant les uvres authentiquement innovantes parce que dérangeantes
(et au premier titre ce que l'histoire de l'art nomme aujourd'hui l'Expressionnisme
allemand !), la culture officielle se sclérosa sur des formes traditionnelles
vidées de leur sens :
Le projet Linz
En 1945, les Alliés mirent fin au projet du "
Nouvel Ordre européen " qui prévoyait, dans son volet culturel,
de faire de la ville de Linz la capitale mondiale des arts en y rassemblant
les uvres pillées dans les musées d'Europe et les collections
privées (et sélectionnées selon les critères de
l'idéologie nazie). Le projet Linz révèle à lui
seul combien, pour les fascistes, l'art se réduit à un decorum
aseptisé et sans aucune puissance subversive. La culture mondiale, momifiée
par l'épuration fasciste, ne servirait plus que d'arrière-fond
prestigieux pour les poses du nouvel " Empereur du monde ".
Les plus belles uvres d'arts des temps passés, instrumentalisées
par la propagande, seraient réduites à une " fonction de
cautionnement " du nouveau régime.
L'art de la propagande (c'est-à-dire le marketing !)
S'il y a un art dans lequel le régime nazi a excellé,
c'est incontestablement celui de la propagande. Il faut dire que les conditions
matérielles étaient réunies pour assurer à la fois
la l'univocité du message et sa diffusion dans toutes les couches de
la population. L'alliance passée entre Hitler et le grand patron de
la presse, Alfred Hugenberg, offrait également aux Nazis les voies
de persuasion du cinéma puisque le propriétaire des deux plus
grands journaux était aussi, depuis 1927, actionnaire majoritaire de
la UFA. L'industrie cinématographique du Reich fut placée
sous la responsabilité de Léni Riefenstahl. Toutes les productions,
même celles qui utilisaient le style du reportage flattaient l'élan
patriotique et le sentiment de la supériorité allemande.
Joseph Goebbels, docteur en philosophie, reconverti en journaliste ( Der
Angriff) avant d'être ministre de l'information et de la propagande,
avait un sens aigu de l'aphorisme. Il peut être pensé comme le
père du marketing politique.
Comme le remarque avec ironie Frédéric Beigbeder dans 99
Francs La publicité avait été inventée dès
1899 par l'Américain Albert Davis Lasker, mais c'est le régime
nazi qui perfectionna les techniques de matraquage idéologique (p. 32).
" Nous ne cherchons pas la vérité mais l'effet produit
"
" Plus un mensonge est gros, plus il passe " Goebbels
D'une propagande, l'autre
Les facteurs de résistance individuelle avaient été laminés
par un embrigadement (non seulement de la jeunesse mais aussi des adultes) dans
des corporations sportives. Les historiens parlent aujourd'hui de "
stadification " de la société hiltérienneen soulignant
que jamais autant de stades n'avaient été construits en même
temps. Le culte hygiénique du corps se conjuguait efficacement avec les
impératifs militaires d'entraînement et de discipline des foules.
L'auteur de 99 Francs remarque, à ce propos, que cet esthétisme
du " corps puissant " a largement survécu au régime
nazi puisqu'il règne sans partage dans la représentation du bonheur
et de l'accomplissement individuel que diffusent aujourd'hui nos publicités
; avec l'ironie qu'on lui connaît, il précise :
" Finalement les nazis ont gagné : même les blacks se teignent
les cheveux en blond. Nous nous battons pour ressembler à la belle Hitlerjugend
avec les tablettes de Galak sur l'abdomen (p. 173) [
] Il faut être
beau, jeune, sportif, bronzé, souriant et en rythme. S'éclater,
d'accord mais obéissant et discipliné sous le soleil "( p.
67)
" Ce jeunisme ordonné " rappelle le Triomphe
de la volonté de Léni Riefenstahl ou les Sculptures d'Arno
Breker (et contribue dramatiquement au charisme politique de Jörg Haider
en Autriche).
Par ailleurs, réfugiés aux Etats-Unis, les philosophes de l'Ecole de Francfort ( Adorno, Horkheimer) qui avaient assisté en direct en Allemagne à l'embrigadement des masses par la propagande nazi, découvrent des processus de conditionnements psychologiques comparables dans les stratégies de discours publicitaires. Voir aussi nos analyses de la propagande publicitaire
L' oeuvre de George Grosz (1893-1959)
est inséparable des crises politiques de son temps.
Philophil vous recommande l'album très documenté qui lui est consacré aux éditions Taschen |
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Eclipse de soleil
(1926)
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George Grosz
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Aux Editions Taschen |
George Grosz fut d'abord incompris de ses contemporains :
En 1933, après de multiples procès, George Grosz
émigre aux États-Unis. Il fut, en Allemagne, l'artiste le plus
détesté. Il ne reviendra à Berlin qu'en 1958, il est alors
nommé membre de l'Académie des Arts de Berlin-Ouest.
Pour en savoir plus l'exposition des arts dégénérés.
Voir le catalogue de l'exposition : Degenerate Art, The Fate of the Avant-garde
in Nazi Germany, Stephanie Barron, Los Angeles County Museum
of Art, Harry N. Abrams, New York, 1991.
Sur deux destins singuliers :
Kokoschka, Oscar, Ma vie, Paris, PUF, 1986.
George Grosz, vie et oeuvre, traduit par Olivier Mannoni, Paris,
Maspéro,1979.
Grosz, Editions Taschen,1994 présenté par Ivo Kransfelder
et Bénédikt Taschen.
Sur la politique culturelle du régime :
Brenner, Hildegarde, La politique artistique du national-socialisme, Paris,
Maspéro, 1980.
Ferrier, Jean-Louis (sous la direction de), Yann Le Pichon, L'aventure de
l'art au XX siècle, Paris, Le Chêne, Hachette, 1990.
Guyot, Adelin, Restellini, Patrick, L'Art nazi, un art de propagande,
Bruxelles, Editions Complexe, 1983.
Palmier, Jean-Michel, L'Expressionnisme comme révolte, Paris, Payer,
1978.
Palmier, Jean-Michel, Weimar en exil, Paris, Payot, 1990.
Richard, Lionel, Nazisme et culture, Paris, Maspéro, 1978.
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