Hitler porte-drapeau, Hubert Lanzinger (1930)
EXPOSITION
DES " ARTS DEGENERES "

L'épuration de la représentation par la propagande nazie
   


Tout projet politique vulgarise une certaine représentation du monde et du sens de l'existence. Cette représentation n'est pas gratuite, elle est l'émanation de certains intérêts (de classe ou de personne) qui s'expriment sous forme de " convictions " pour se donner des apparences plus honorables et gagner en pouvoir de séduction.

Lorsque le débat politique reste ouvert, ces multiples représentations du monde coexistent - parfois dans l'indifférence réciproque, plus souvent dans la polémique- mais la diversité est sauve et, avec elle, la possibilité d'un recul critique puisque chacune de ces représentations peut être contestée par l'évidence que d'autres modèles ( s'organisant à partir d'autres priorités) sont également possibles. Ainsi le modèle de la société libérale qui s'organise autour d'une représentation du bonheur par la surconsommation peut-être contesté par le modèle " hippy " inspiré de l'harmonie écologique et du refus de production (comme dans des sociétés primitives).

Lorsqu'un parti totalitaire prend le pouvoir dans un pays, il élimine toutes les représentations du monde concurrentes - du moins il s'y acharne - Les autodafés du IIIème Reich (qui détruisirent des millions de pages de littérature qui résistaient à l'idéologie nazie) ainsi que l'exposition des arts dit " dégénérés " participent de cette volonté de mise au pas de la pensée par l'embrigadement de la culture.


Défilé aux flambeaux de SA en direcion de la chancellerie du Reich ,1933 ; ( Crédit : Giraudon)

Des rituels de " grande messe " contre la pratique de la réflexion solitaire.

La lecture est un dialogue solitaire, une communication biaisée par une double absence, celle du lecteur au moment de l'écriture, celle de l'auteur lors de la lecture. Même si tout texte aspire à captiver son lecteur et à transmettre ainsi la vision et les pensées de l'auteur, ce médium laisse une liberté de recul justement parce son support est destiné à une appropriation solitaire. L'éloquence verbale a un tout autre pouvoir de fascination lorsqu'elle clame sa représentation du monde du haut d'une tribune publique.

Au dialogue silencieux -et toujours rétif- des consciences, fascismes et totalitarismes préfèrent donc les " grandes messes " redondantes. "Plus le message est simple, mieux il passe, plus il rassemble". La pauvreté et la prévisibilité du discours n'y est plus source de désintérêt mais, au contraire, facteur d'adhésion. La communion dans la fascination, remplace l'examen argumenté d'une représentation du monde en soi toujours contestable.

Le 10 mai 1933, au cours d'un grand rassemblement de toute les jeunesses hitlériennes, étudiants et professeurs-complices anéantirent par le feu, dans un gigantesque autodafé, les ressorts livresques de la résistance intellectuelle. Restait à enrayer les voies de subversion plastique. Ce fut l'objet de l'exposition des " arts dégénérés " de Munich (1937)

Le " bon goût " des nazis

Rétrospectivement, il est significatif qu'Adolf Ziegler et ses acolytes aient exclu des musées nationaux et exposé aux sarcasmes du public toutes les oeuvres actualisant les styles qui allaient révolutionner l'art du XXème siècle : Impressionnisme, Dadaïsme, Fauvisme, Tachisme, Cubisme, Expressionnisme, Futurisme.

En tant que régime et courant de pensée totalitaire, le Nazisme savait instinctivement reconnaître ses ennemis. ( Pierre Vallaud le souligne éloquemment dans son commentaire de la rétrospective de cette exposition proposée à Los Angeles en 1992 : " ses ennemis étaient tous les créateurs car la création est par essence subversive… un régime comme celui de l'Allemagne Nationale-Socialiste ne peut supporter que l'ordre établi risque d'être remis en cause "
L'exposition de Munich était conçue comme un immense pugilat. Il s'agissait de flatter le conformisme du visiteur en lui donnant des arguments pour railler les œuvres d'avant-garde.

Une exposition conçue comme une mise au pilori

A côté de chaque œuvre des commentaires méprisants suscitaient l'opprobre du public :
il s'agissait ou bien de citations d'artiste tronquées et isolées de leur contexte (afin de les rendre gratuitement choquantes) ; ou bien de diatribes du Führer (ou d'autres membres éminents du parti). Ils conspuaient alors le " snobisme " des intellectuels de Weimar qui avaient mordu à l'appât de ce que les Nazis appelaient la " juiverie internationale et bolchevique " et qui avaient élevé au rang d'œuvres d'art les productions bâtardes de véritables " malades mentaux " - d'où l'appellation " arts dégénérés " !

A côté de chaque œuvre, son prix d'acquisition par les musées nationaux suffisait à convaincre le citoyen moyen de " l'escroquerie " qui avait dilapidé les fonds publics avant que les Nazis n'y remettent bon ordre.

Tout la scénographie de l'exposition s'ingéniait à provoquer immédiatement le sarcasme afin d'éviter que ne s'installent, avec le temps et le silence d'un regard authentique, les chances pour le visiteur d'entrer dans le vertige de la vision du peintre et de dénoncer avec lui, la déshérence, la solitude des destins, les injustices des conditions, la violence des rapports humains et le chaos du monde industriel qui génèrent, comme son exutoire halluciné, le désir d'un exotisme primitif. Car tels sont les thèmes fondamentaux de tous les artistes d'avant-garde de cette époque. Et ces évidences s'opposent trop essentiellement à l'embrigadement fasciste pour que leur expression soient tolérée par le régime.

Le devenir des oeuvres et des artistes d'avant-garde

Les œuvres confisquées furent pour certaines détruites, pour d'autres revendues aux enchères en 1939 au profit du régime nazi, ( ce qui fit, alors, le bonheur des amateurs d'art du monde entier,Van Gogh remportant la palme du peintre " dégénéré " le mieux coté !).

Quant aux artistes allemands, ils avaient depuis longtemps perdu leur poste de professeur dans les Ecoles et Académies d'Allemagne ; ceux qui n'eurent pas la possibilité d'émigrer se virent interdits de production ( même pour le petit nombre d'entre eux qui étaient sympathisants du régime comme Emile Nolde et Bern ; de facto leurs œuvres enseignaient trop la voie libertaire de la singularité.)

Pandémonium (1914) , George Grosz  :   la vie quotidienne à  Berlin est décrite comme une lutte permanente,  coup de poignard, étranglement, viol, pendaison,  coup de poing... C'est l'enfer sur la terre.

Représentation délirante
ou tableau clinique de la folie du monde ?


N'y a-t-il pas en sens à affirmer que le monde est
un " bordel sanglant " !
Où est l'imposture et la mystification ?
Qui est le fou ?

 


Alors qu'au milieu des années 20, le psychiatre Hans Prinzhorn, dans sa clinique d'Heidelberg, expose les toiles de malades mentaux et cherche à établir des liens avec les productions d'avant-garde dans un souci apologétique de " l'art asilaire ",
Hitler dans Mein Kampf (1924) renverse la grille de lecture et crétinise l'art d'avant garde.


Pour Hans Prinzhorn, le malade vit pathologiquement une forme de sensibilité au monde que le peintre extériorise en tableau. Ces vertiges de la conscience permettent de mieux saisir (et par-là-même de dénoncer) tout ce que la réalité a de radicalement insupportable. Mais le Nazisme préfère dénier les difficultés de l'existence par l'apologie d'un standard de vie surannée. L'esthétique officielle ressasse " l'idylle champêtre " de l'homme blond, avec sa femme blonde allaitant son enfant blond, dans ses champs de houblon ! Monotone apologie de la fécondité, de la race, du sang et du sol natal - idéal familial et campagnard d'autant plus prisé par l'art officiel du National-Socialisme qu'il rassure frauduleusement les classes moyennes, et leur permet de dénier la mutation que le capitalisme l'industriel opère malgré eux sur la société de leur temps. Les œuvres de George Grosz sont autrement plus sincères quant au Pandemonium urbain !


A;Wissel, Famille de paysans, ( Crédit : Roger Violet)
Mystifier les consciences par une représentation édulcorée de l'identité

 

Pour mystifier les consciences par une représentation lénifiante du destin allemand, les Nazis crurent qu'il suffisait de provoquer l'exécration de tous les courants novateurs, (tous ces courants que suscitait précisément le pressentiment affolé du dérèglement du monde traditionnel par l'économie capitaliste industriel). Les Nazis espérèrent mettre en place la preuve du beau par le laid, et entretenir l'illusion d'un monde paysan atemporel par le discrédit des œuvres travaillées par les affres de la modernité industrielle…

C'est ainsi que face à l'exposition de " arts dégénérés ", le citoyen allemand était convié à apprécier, dans un autre pavillon, l'exposition des " Arts allemands ", un ensemble d'œuvres aujourd'hui condamnées aux oubliettes des musées à cause de leur académisme désuet.

Flatter le conformisme des classes moyennes

Le régime hitlérien a saturé d'idéologie les images les plus familières. Il a récupéré tous les styles consacrés antérieurement au modernisme pour les réactualiser pompeusement sur le mode du gigantisme, ce qui flattait les prétentions impériales du régime.

Refusant les œuvres authentiquement innovantes parce que dérangeantes (et au premier titre ce que l'histoire de l'art nomme aujourd'hui l'Expressionnisme allemand !), la culture officielle se sclérosa sur des formes traditionnelles vidées de leur sens :

Le projet Linz

En 1945, les Alliés mirent fin au projet du " Nouvel Ordre européen " qui prévoyait, dans son volet culturel, de faire de la ville de Linz la capitale mondiale des arts en y rassemblant les œuvres pillées dans les musées d'Europe et les collections privées (et sélectionnées selon les critères de l'idéologie nazie). Le projet Linz révèle à lui seul combien, pour les fascistes, l'art se réduit à un decorum aseptisé et sans aucune puissance subversive. La culture mondiale, momifiée par l'épuration fasciste, ne servirait plus que d'arrière-fond prestigieux pour les poses du nouvel " Empereur du monde ".
Les plus belles œuvres d'arts des temps passés, instrumentalisées par la propagande, seraient réduites à une " fonction de cautionnement " du nouveau régime.

L'art de la propagande (c'est-à-dire le marketing !)

S'il y a un art dans lequel le régime nazi a excellé, c'est incontestablement celui de la propagande. Il faut dire que les conditions matérielles étaient réunies pour assurer à la fois la l'univocité du message et sa diffusion dans toutes les couches de la population. L'alliance passée entre Hitler et le grand patron de la presse, Alfred Hugenberg, offrait également aux Nazis les voies de persuasion du cinéma puisque le propriétaire des deux plus grands journaux était aussi, depuis 1927, actionnaire majoritaire de la UFA. L'industrie cinématographique du Reich fut placée sous la responsabilité de Léni Riefenstahl. Toutes les productions, même celles qui utilisaient le style du reportage flattaient l'élan patriotique et le sentiment de la supériorité allemande.
Joseph Goebbels, docteur en philosophie, reconverti en journaliste ( Der Angriff) avant d'être ministre de l'information et de la propagande, avait un sens aigu de l'aphorisme. Il peut être pensé comme le père du marketing politique.
Comme le remarque avec ironie Frédéric Beigbeder dans 99 Francs La publicité avait été inventée dès 1899 par l'Américain Albert Davis Lasker, mais c'est le régime nazi qui perfectionna les techniques de matraquage idéologique (p. 32).


" Nous ne cherchons pas la vérité mais l'effet produit "
" Plus un mensonge est gros, plus il passe " Goebbels

D'une propagande, l'autre

Les facteurs de résistance individuelle avaient été laminés par un embrigadement (non seulement de la jeunesse mais aussi des adultes) dans des corporations sportives. Les historiens parlent aujourd'hui de " stadification " de la société hiltérienneen soulignant que jamais autant de stades n'avaient été construits en même temps. Le culte hygiénique du corps se conjuguait efficacement avec les impératifs militaires d'entraînement et de discipline des foules. L'auteur de 99 Francs remarque, à ce propos, que cet esthétisme du " corps puissant " a largement survécu au régime nazi puisqu'il règne sans partage dans la représentation du bonheur et de l'accomplissement individuel que diffusent aujourd'hui nos publicités ; avec l'ironie qu'on lui connaît, il précise :
" Finalement les nazis ont gagné : même les blacks se teignent les cheveux en blond. Nous nous battons pour ressembler à la belle Hitlerjugend avec les tablettes de Galak sur l'abdomen (p. 173) […] Il faut être beau, jeune, sportif, bronzé, souriant et en rythme. S'éclater, d'accord mais obéissant et discipliné sous le soleil "( p. 67)… " Ce jeunisme ordonné " rappelle le Triomphe de la volonté de Léni Riefenstahl ou les Sculptures d'Arno Breker (et contribue dramatiquement au charisme politique de Jörg Haider en Autriche).

Par ailleurs, réfugiés aux Etats-Unis, les philosophes de l'Ecole de Francfort ( Adorno, Horkheimer) qui avaient assisté en direct en Allemagne à l'embrigadement des masses par la propagande nazi, découvrent des processus de conditionnements psychologiques comparables dans les stratégies de discours publicitaires. Voir aussi nos analyses de la propagande publicitaire

Le capital conseille et encourage l'armée qui impose ses desseins belliqueux aux élites technocratiques sans visage ni tête ; le peuple, quant à lui,  ingurgite toutes les propagandes...
L' oeuvre de George Grosz (1893-1959) est inséparable des crises politiques de son temps.
Philophil vous recommande l'album très documenté qui lui est consacré aux éditions Taschen
G; Grosz dans son atelier new-yorkais,1954; Berlin, Akademie der Künste (détail ) Les piliers de la société, 1926.
Eclipse de soleil (1926)
George Grosz
Aux Editions Taschen

George Grosz fut d'abord incompris de ses contemporains :

En 1933, après de multiples procès, George Grosz émigre aux États-Unis. Il fut, en Allemagne, l'artiste le plus détesté. Il ne reviendra à Berlin qu'en 1958, il est alors nommé membre de l'Académie des Arts de Berlin-Ouest.

Pour en savoir plus l'exposition des arts dégénérés.
Voir le catalogue de l'exposition : Degenerate Art, The Fate of the Avant-garde in Nazi Germany, Stephanie Barron, Los Angeles County Museum of Art, Harry N. Abrams, New York, 1991.

Sur deux destins singuliers :
Kokoschka, Oscar, Ma vie, Paris, PUF, 1986.
George Grosz, vie et oeuvre, traduit par Olivier Mannoni, Paris, Maspéro,1979.
Grosz, Editions Taschen,1994 présenté par Ivo Kransfelder et Bénédikt Taschen.

Sur la politique culturelle du régime :
Brenner, Hildegarde, La politique artistique du national-socialisme, Paris,
Maspéro, 1980.
Ferrier, Jean-Louis (sous la direction de), Yann Le Pichon, L'aventure de
l'art au XX siècle, Paris, Le Chêne, Hachette, 1990.
Guyot, Adelin, Restellini, Patrick, L'Art nazi, un art de propagande,
Bruxelles, Editions Complexe, 1983.
Palmier, Jean-Michel, L'Expressionnisme comme révolte, Paris, Payer, 1978.
Palmier, Jean-Michel, Weimar en exil, Paris, Payot, 1990.
Richard, Lionel, Nazisme et culture, Paris, Maspéro, 1978.

 



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