Le Charlatan, Rembrandt (1606-1669)

Faust, de la damnation médiévale à la consécration romantique

Un simple charlatan

Du Johanne Faust historique (1480~ 1540~) on sait peu de choses : charlatan de foire, astrologue et maître d’école aux mœurs, semble-t-il, suspectes : c’est un fanfaron… Il n’est en rien comparable aux grands savants humanistes que furent à la même époque Paracelse (1493-1541) ou Cornélius Agrippa (1486-1535). Pourtant une foule d’anecdotes grossit rapidement les prodiges de Faust. On lui accorde des pouvoirs magiques qu’il détiendrait d’un pacte avec le démon « Méphistophélès ». Il incarne la figure du savant qui a vendu son âme au diable pour pénétrer les secrets de la nature et jouir de tous les plaisirs interdits…

Par extension on a parlé du destin faustien de l’Allemagne nazie. Les potentialités apocalyptiques de la science contemporaine évoquent des craintes similaires.

L’orthodoxie du savoir et les sciences défendues

Il faut replacer la légende dans le contexte religieux dans lequel elle s’est d’abord développée. Au Moyen âge, dans toute la chrétienté, l’Inquisition fonctionne comme une véritable police du savoir : créée pour garantir l’orthodoxie religieuse contre l’hérésie cathare, elle étend son domaine de juridiction à tous les types de connaissances. Le savant officiel est accrédité par ses titres universitaires, il se reconnaît à sa robe et à ses privilèges ( notamment l’exonération de certaines taxes). Toutes les disciplines qui ne sont pas reconnues (et donc contrôlées par l’université) sont réputées démoniaques. Les savants musulmans (ou les savants chrétiens mais formés au contact de savants musulmans) sont disqualifiés, car tout savoir hors chrétienté était considéré comme un danger pour le salut de la chrétienté. Or quelques savants avaient compris que les dogmes universitaires conduisaient à des impasses. Ils s’enthousiasmaient pour les secteurs nouveaux de l’alchimie et des sciences naturelles. Ainsi Paracelse et C. Agrippa revendiquaient-ils à la fois leurs titres universitaires et leur initiation à d’autres sources de connaissances. Leurs démêlés avec les ordres ecclésiastiques et universitaires les transformèrent en héros de la littérature de colportage. On peut penser que la légende de la damnation du Docteur Faust participe à une contre-offensive lancée par l’appareil politico-religieux. Le savant diabolique sert de faire-valoir au portrait glorieux du savant chrétien.

Le docteur Fautrieus, Rembrandt (1606-1669)

Le héros de la quête du savoir

Mais le mythe de Faust est aspiré par la dynamique de la Renaissance qui valorise la quête du savoir. Faust devient un héros de la connaissance assoiffé d’expériences. La veine romantique en fait l’incarnation de la condition humaine écartelée entre le plaisir immédiat et des aspirations plus audacieuses.

Dans la version de Goethe le pacte avec le diable  prend la forme d’un simple pari ( inspiré du livre de Job) : le diable parviendra-t-il à détourner les nobles aspirations de Faust vers la bestialité des plaisirs sensuels, les satisfactions matérielles et le plaisir de détruire ?

Dans la version finale du Faust de Goethe, Faust est sauvé : un cortège d’anges escorte son âme vers la lumière «  celui qui s’efforce toujours et cherche dans la peine, nous pouvons le sauver »

Résumé du Faust de Goethe

 Première partie

Dans la quête du savoir, le docte a brûlé ses plus belles années. C’est un vieillard amer qui découvre qu’il n’a rien acquis ni produit qui puisse compenser cette perte. Il est tenté par le suicide ; Méphistophélès lui apparaît et lui propose en échange de son âme de lui rendre sa jeunesse, et avec elle les mille plaisirs qui combleront ses sens. Faust accepte sans illusion : il connaît l’insatisfaction essentielle de son cœur «  Le moment n’arrivera jamais où son âme totalement satisfaite pourra dire « arrête -toi »

Méphistophélès emporte Faust pour un grand voyage. Ils s’attardent dans la taverne d’Auerbach, lieu de plaisirs paillards. Mais Faust  répugne à de telles bassesses. Les scènes d’orgie dans la Cuisine des sorcières le laissent également froid jusqu’au moment où une hallucination de beauté le ravit. C’est le prélude de l’épisode de Marguerite.

Faust découvre la jeune fille au sortir de l’église. Modeste, pudique, elle incarne l’innocence, la force de l’espoir, l’assurance de la foi. Faust la vénère comme son contraire. Le soir Faust pénètre dans sa chambre vide. Il est d’abord plein d’un désir sensuel mais le charme de l’innocence l’emplit de pensées douces et chastes… Méphistophélès dépose un coffret rempli de somptueux bijoux dans l’armoire de Marguerite.

De retour dans sa chambre, Marguerite sent dans l’air une influence étrangère. Elle découvre le coffret, pare sa jeunesse de ces trésors mais les repose bientôt, consciente qu’ils ne lui appartiennent pas ( sa Mère les rapportera au Curé !).

 scène de Faust, anonyme du XIXème siècleDans un jardin Faust et Marguerite se rencontrent : la jeune fille est subjuguée. Mais sa main (en effeuillant la fleur dont elle porte son nom) trace le destin de cette passion fatale.. Faust lui jure néanmoins un amour éternel. Ils s’embrassent dans un pavillon. Quand l’heure vient de se séparer, Marguerite ne connaît plus l’insouciance. L’angoisse s’est déployée en même temps que la passion. L’image de Faust hante son esprit. Elle chante mélancoliquement la paix perdue et l’angoisse qui étreint son cœur.

Dans le jardin de Marthe, Faust rejoint Marguerite et se lance dans un hymne panthéiste grandiose. Marguerite peut voir que toute la création s’unit dans la gloire à l’amour divin. Mais au moment des adieux, Faust tend à Marguerite le flacon de somnifère qui devra endormir sa mère afin qu’ils puissent jouir de leur rendez-vous d’amour. Marguerite ne s’oppose pas à ce procédé ; elle est séduite.

La réalité de la rumeur rattrape la jeune femme. Son frère, sentant sa famille « déshonorée», provoque en duel Faust qui, aidé des pouvoirs de Méphistophélès, le blesse à mort. Agonisant, le frère maudit la honte de sa sœur.

Devenue mère, Marguerite est délaissée par Faust et abandonnée de tous comme une « fille perdue ». Méphistophélès entraîne Faust vers la nuit de Valpurgis. Sur le Blocksberg, Méphistophélès s’adonne à tous les plaisirs orgiaques  au milieu des démons et des sorcières en folie. Mais Faust se sent «étranger à ces excès ; il est saisi par une apparition : « une adolescente aux yeux de morte » : il pressent la fin tragique de Marguerite. Faust se déchaîne contre Méphistophélès. Dans une course infernale ils passent devant un gibet entouré de sorcières. C’est celui qu’on prépare pour Marguerite, l’infanticide. Dans la scène suivante la jeune femme est découverte hébétée sur son lit de prison. D’abord, elle ne reconnaît pas Faust qui vient la visiter. Elle est prise de cauchemars. Ce n’est que lorsque Faust retrouve le ton de son amour passé qu’elle se réveille et lui tend les bras. Mais elle refuse de le suivre et repousse les offres de Méphistophélès ; elle veut expier son crime et implore l’assistance de Dieu qui la sauve. Faust quitte la prison en compagnie de Méphistophélès. Il a tout perdu. C’est ainsi que s’achève la première partie du Faust de Goethe.

Dans la seconde partie, qu’il achèvera peu de temps avant sa mort, l’auteur loge toutes les expériences que sa vie tumultueuse lui a apportées. Faust comme Goethe connaît les intrigues de cour, la confiance de l’Empereur, le tumulte des champs de bataille, l’extase esthétique de la beauté classique, la joie de la production.

Nous passons rapidement sur les épisodes où Goethe joue avec les symboles.

Faust épouse Hélène de Troie.De la conjugaison de romantisme et de la beauté classique naît Euphorion, symbole du génie poétique.

Faust, lassé des exploits militaires et de la destruction qu’ils entraînent, assainit un lambeau de terre qu’il arrache à la mer ; il le fait fructifier et en demande la concession à l’Empereur pour le rendre au peuple et «  vivre sur une terre libre au sein d’un peuple libre »

Cette entreprise lui apporte la plus vive joie de son existence. Les aspirations intellectuelles et vitales y sont réconciliées dans l’action.

Les derniers épisodes sont endeuillés par la mort de Philémon et Baucis, les deux vieillards refusent d’échanger leur pauvre chaumière contre l’opulente ferme que leur offre Faust ; ils brûleront dans l’incendie que déclenche Méphistophélès. Une fois de plus les faits ont dépassé les intentions. Peut-être Méphistos ne fait-il qu’incarner le débordement maléfique ( malfaisant ou plus simplement malheureux )de l’action sur les intentions qui la motivent. Le mal n’est peut-être rien d’autre que la part d’immaitrisé qui tourne mal ( précisément) alors que d’autres hasards sont célébrés comme divins parce qu’ils nous réjouissent.

Dépoussiérage contemporain

La tentation de saint Antoine par Matthias Grûnewald vers  (1470-1528)
La voix de la tentation

 Méphistophélès peut apparaître comme une instance psychique que chacun porte en soi plutôt que comme un personnage à part entière. De même qu’Harry dans le film de Dominik Moll qui porte le même nom, n’est peut être qu’une manifestation de l’inconscient de Michel Page.
Chacun porte en soi son « tentateur » : c’est le même qui réveille de l’engourdissement, pousse à l’action et offre une seconde jeunesse dans la frénésie du désir et dans la création. Seul le résultat dira si la tentation était « divine » ou « diabolique ». L’alternative est secondaire et la formulation désormais désuète. C’est toujours de l’éveil du désir que procède l’action.

Le mal d’amour

Du Faust de Goethe certains passages ont terriblement vieilli nous ne saisissons plus comme « déshonneur » les déboires amoureux de Marguerite et la véhémence de son frère se retourne aujourd’hui contre l’indigne jeune homme qui, au lieu de venir en aide à sa sœur, l’accable d’injures et redouble son mal.

Médée, Eugène Delacroix (1798-1863)La déculpabilisation de la sexualité et la libération des mœurs ont modifié notre évaluation morale : nous ne voyons plus un crime dans une nuit d’amour. Mais le mal de Marguerite nous émeut toujours : Faust est bien pour elle l’occasion de la perte de son innocence. Avec la passion amoureuse, l’angoisse pénètre les pensées de la jeune fille. Cette angoisse se transforme en délire furieux avec l’abandon de l’enfant par le père. Dans le drame de Marguerite séduite et abandonnée se rejoue celui de Médée, elle aussi infanticide. Pour plaire à leur amant les deux femmes ont trompé leur famille et causé la mort de leurs parents ( Marguerite donne à sa mère le breuvage qui doit l’endormir mais qui l’empoissonnera). Toutes deux tuent le fruit de leur amour : l’enfant rappelant trop fortement le visage du père qui les a trahies.

Deux femmes contre le mal

Malgré leur destin contraire (puisque Marguerite expire en prison alors que Médée retrouve un rang de reine.) Marguerite triomphe là où Médée est vaincue. La jeune fille recouvre finalement l’amour de Faust. Se rejoue le schéma (classique depuis Laclos), du séducteur séduit par celle qui n’aurait dû être qu’une conquête parmi les autres.

Mais, dans la seconde partie du Faust, c’est la beauté et l’amour d’Hélène qui accomplit l’épanouissement total de l’homme en Faust.

Dans le drame de Goethe les deux figures de la féminité ( Marguerite et Hélène ) s’adressent, comme antidotes, à deux tentations différentes de l’homme.

·   au doute sceptique et à la lassitude répondent la confiance et la force d’espérance comprises dans la jeunesse et l’innocence de Marguerite. Voir à ce propos les commentaires de Kierkegaard 

·   à la frénésie créatrice répond l’assurance de la beauté d’Hélène.

 A lire Mon Faust de Paul Valéry

 A voir La beauté du Diable de René Clair

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