combat de Carnaval et de Carême, (1559), Bruegel l'ancien (1525-11569) , Vienne

Falstaff : l’impudence bouffonne du mal.

Tous les vices et faiblesses de l’humanité sont rassemblés en ce gros homme, menteur, lâche, ivrogne et libidineux. Il n’en demeure pas moins diablement sympathique et on peut penser que Shakespeare n’a composé la seconde partie d’Henry IV qu’à cause du succès a remporté d’emblée ce personnage de fiction. Le public ne s’y est pas trompé : Sir John Old Castle-Falstall est, dans tous ses excès, l’incarnation de tendances profondes de l’humanité.

Vulgaire, impotent mais plein d’esprit, il a éclipsé dans la mémoire collective les figures historiques auxquelles il donne la réplique dans la pièce. Le personnage de Falstaff est devenu un mythe : celui de la couardise et de la veulerie bouffonnes. Il incarne la face pitoyable et comique du vice. Comme les rois de folie des temps de carnaval, il est le chantre du désordre, le prince des ruffians, le pape des ivrognes. Mais si Falstaff a une dimension de personnage de carnaval, c’est qu’il refuse l’économie du travail et de l’honneur. Sa vie n’est faite que de vol et de débauche ; le trait dominant de sa personnalité est la couardise : dès que le danger surgit, il s’éclipse ou fait le mort de crainte de recevoir un mauvais coup.  Sexagénaire –et fier d’avoir survécu jusque là -, « cette énorme colline de chair » décline un catéchisme dont l’impératif catégorique est la conservation de soi.

Les mendiants , Bruegel l'ancien  (1525-1569),  Paris,  musée du  Louvre
Le catéchisme de la couardise

Au code de conduite de la chevalerie qui place l’honneur plus haut que tout y compris la vie, Falstaff oppose une prudence toute humaine qui vise à la conservation de soi  « l’honneur remet-il une jambe ?… Un bras ? Non ! Ou supprime-t-il la douleur d’une blessure ? Non !  Alors l’honneur n’a pas de compétence chirurgicale ? Non ! Qu’est-ce que l’honneur ? Un mot. … Du vent [….] L’honneur  n’est  qu’un écusson funéraire »  Henri IV,V, 1

L’honneur n’est d’aucune utilité ni d’aucune douceur à celui qui est mort précisément parce qu’avec la mort cesse toute possibilité de réjouissance.L’honneur n’est donc pas perceptible par le mort. Et l’honneur du mort n’a aucune garantie de subsister dans la mémoire des vivants car toute réputation est sujette à la calomnie. D’ailleurs Falstaff se propose d’éclipser la gloire du valeureux Percy en se présentant comme son vainqueur : «  être mort, dira Sartre, c’est être la proie des autres » . Toute réputation se dérobe et s’évanouit.

La chute d'Icare, Bruegel l'ancien (1525-1569)  Bruxelles.

L’épicurisme dévoyé.

Le corps de l’argumentaire est directement inspiré de la philosophie d’Epicure et en particulier de la Lettre à Menecée. Epicure y présente les grandes règles d’analyse et de conduite propre à assurer, dès cette vie, notre bonheur. Dans cette lettre, l’honneur et la gloire sont dénoncés comme de faux biens précisément parce qu’ils ne remplissent aucune fonction propre à la conservation de la vie mais sont au contraire des sources de soucis et de douleurs superflues. La quête de gloire est un « désir vain » par opposition « aux désirs naturels et nécessaires » qui visent tous à satisfaire des besoins vitaux et donc limités.

 Tous les excès de chairs de Falstaff renient les conseils et de frugalité et de tempérance des épicuriens authentiques. En cela il en est plutôt l’anti-modèle et sa vie confirme, mais a contrario, la validité des préceptes épicuriens : ses appétits le dominent, et son humeur dépend toujours de ce qui ne dépend pas de lui. Il avoue lui-même être devenu incapable de changer de mode de vie. Il est esclave de ses excès.

 Mais si Falstaff n’a pas su suivre la voix de la sagesse quand elle commande la frugalité, son instinct vital a compris la leçon concernant les faux prestiges de l’honneur.

 Quant à la peur de la mort, l’argumentaire des épicuriens est diamétralement inversé par Falstaff. Alors que les épicuriens enseignent à ne pas craindre la mort puisqu’elle est en elle-même insensible (étant la suppression de la sensibilité), Falstaff en déduit quant à lui que tous les moyens sont bons pour conserver la vie (c’est à dire précisément cette possibilité de se réjouir propre à toute sensibilité vivante). Il justifie ainsi avoir feint d’être mort plutôt que de risquer un combat avec le vaillant Douglas lors de la bataille de Shrewsbury.

Le pays de Cocagne, Bruegel l'ancien (1525-1569) Munich

Feindre la mort pour conserver, avec la vie, la possibilité de feindre.

 Pour Falstaff, tous les moyens sont bons pour continuer à vivre et toutes les feintes  sont justement des expressions de la vie et de son essentielle plasticité. Seul le mort est réduit à n’être que ce qu’il est : un cadavre. Contrefaire le mort pour rester vivant, c’est encore actualiser une possibilité propre à tous ce qui vit. C’est le mort qui est la véritable contrefaçon du vivant.  La rhétorique de Falstaff élève la feinte au statut de manifestation essentielle des forces vitales :

 « En mourant on devient une contrefaçon, car celui qui n’est que la contrefaçon d’un homme, c’est celui qui n’a pas la vie d’un homme. Mais demeurer en vie en contrefaisant la mort ce n’est pas être une contrefaçon mais l’image véridique et parfaite de la vie. Le meilleur courage est dans le discernement grâce auquel j’ai pu sauver ma vie. Morbleu ! » V,4,110

Couple rustique attaqué par des routiers, Bruegel l'ancien (1525-1569) Stocklhom 

Egoïste et méchant

 Il est certain que quelque chose nous plait dans cette lâcheté lucide et raisonnée. Falstaff séduit ; et pourtant c’est un personnage noir, un voleur  farouchement égoïste, un opportuniste aussi : s’il craint sa propre mort, celle des autres le laisse indifférent. Il se réjouit des perspectives de troubles qu’engendre la guerre civile. Il s’enrichit en racolant comme soldats de pauvres hères qui n’en réchapperont pas.  Envers ses compagnons de taverne (et de rapine) il n’éprouve aucune véritable amitié ; quand Harry émet la possibilité que le roi bannisse ses suborneurs, Falstaff ne demande grâce que pour lui. Et quelles que soient ses manifestations d’affection envers le jeune prince, on peut penser que l’intérêt y prend une part importante. Falstaff n’aime que lui.

La Parabole des Avaeugles, Bruegel l'ancien (1525-1569), Naples

Conscience désenchantée des turpitudes de l’Histoire

 On peut toutefois penser que Shakespeare utilise ce personnage pour dénoncer, sur le mode de la comédie, les turpitudes de la conquête historique du Pouvoir.

 Quels que soient  la rhétorique de l’honneur et les prodiges de bravoure de quelques chevaliers que le combat rend furieux, le roi, comme les nobles qui se révoltent contre lui, ne sont que des brigands. Ils se disputent le royaume comme des voleurs un butin.

 La pièce rappelle qu’ Henri IV a renversé Richard II et usurpé sa couronne grâce au soutien de ceux qui se révoltent aujourd’hui contre lui parce qu’ils estiment n’avoir pas été assez récompensés. Les nobles sont avides de pouvoir et de richesses comme Falstaff est avide d’argent. Ils s’opposent à l’ordre incarné par le Roi et sont fauteurs de désordre, mais cet ordre n’est lui-même que le résultat d’un coup de force. Il y a donc quelque chose de profondément juste dans le manque de respect de Falstaff vis-à-vis de ce  « vieux bouffon qu’est la loi » I ,2,48 La loi sourit toujours au plus puissant.( C’était déjà l’objection de Calliclès à Socrate dans le Gorgias de Platon). La loi n’est qu’ « un mors rouillé » I,2 48 .C’est un instrument de contrainte et de répression seulement pour ceux qui sont exclus des privilèges du pouvoir. Falstaff craint le shérif, mais il aspire à devenir juge et même bourreau le jour où son protégé sera Roi.

 Shakespeare, qui écrit pour la Reine Elisabeth, sauve le prestige de la loi en faisant bannir Falstaff par le jeune roi… Mais l’auteur a trop souligné l’aspect machiavélique de Harry pour que le spectateur oublie complètement que la loi (qui assure le respect des contrats entre particuliers) devient, à un autre niveau, un simple prétexte pour des querelles d’ambition qui poussent souvent au meurtre. La grande leçon des tragédies shakespeariennes n’est pas démentie par les allures de comédie de cette pièce : le pouvoir s’acquiert dans le sang ; le pouvoir n’est jamais innocent ; le pouvoir est le mal. .