L'épineuse question du développement de la parole et de la sophistication des idées. Extrait du Discours sur l'origine
et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, |
"Qu'on songe de combien d'idées nous sommes redevables à l'usage de la parole ; combien la grammaire exerce et facilite les opérations de l'esprit ; et qu'on pense aux peines inconcevables, et au temps infini qu'a dû coûter la première invention des langues ; qu'on joigne ces réflexions aux précédentes, et l'on jugera combien il eût fallu de milliers de siècles, pour développer successivement dans l'esprit humain les opérations dont il était capable".
"Qu'il me soit permis de considérer un instant les embarras de l'origine des langues..."
"Le premier langage de l'homme, le langage
le plus universel, le plus énergique, et le seul dont il eut besoin,
avant qu'il fallût persuader des hommes assemblés, est le cri de
la nature. Comme ce cri n'était arraché que par une sorte
d'instinct dans les occasions pressantes, pour implorer du secours dans les
grands dangers, ou du soulagement dans les maux violents, il n'était
pas d'un grand usage dans le cours ordinaire de la vie, où règnent
des sentiments plus modérés.
"Quand les idées des hommes commencèrent à s'étendre
et à se multiplier, et qu'il s'établit entre eux une communication
plus étroite, ils cherchèrent des signes plus nombreux et
un langage plus étendu : ils multiplièrent les inflexions de
la voix, et y joignirent les gestes, qui, par leur nature, sont plus expressifs,
et dont le sens dépend moins d'une détermination antérieure.
Ils exprimaient donc les objets visibles et mobiles par des gestes, et ceux
qui frappent l'ouïe, par des sons imitatifs mais comme le geste n'indique
guère que les objets présents, ou faciles à décrire,
et les actions visibles ; qu'il n'est pas d'un usage universel, puisque l'obscurité,
ou l'interposition d'un corps le rendent inutile, et qu'il exige l'attention
plutôt qu'il ne l'excite, on s'avisa enfin de lui substituer les articulations
de la voix, qui, sans avoir le même rapport avec certaines idées,
sont plus propres à les représenter toutes, comme signes institués
; substitution qui ne put se faire que d'un commun consentement, et d'une
manière assez difficile à pratiquer pour des hommes dont les organes
grossiers n'avaient encore aucun exercice, et plus difficile encore à
concevoir en elle-même, puisque cet accord unanime dut être motivé,
et que la parole paraît avoir été fort nécessaire,
pour établir l'usage de la parole.
"On doit juger que les premiers mots, dont les hommes
firent usage, eurent dans leur esprit une signification beaucoup plus étendue
que n'ont ceux qu'on emploie dans les langues déjà formées,
et qu'ignorant la division du discours en ses parties constitutives, ils
donnèrent d'abord à chaque mot le sens d'une proposition entière.
Quand ils commencèrent à distinguer le sujet d'avec l'attribut,
et 1e verbe d'avec le nom, ce qui ne fut pas un médiocre effort de génie
; les substantifs ne furent d'abord qu'autant de noms propres, l'infinitif fut
le seul temps des verbes, et à l'égard des adjectifs, la notion
ne s'en dut développer que fort difficilement, parce que tout adjectif
est un mot abstrait, et que les abstractions sont des opérations pénibles,
et peu naturelles.
"Chaque objet reçut d'abord un nom particulier, sans égard
aux genres, et aux espèces, que ces premiers instituteurs n'étaient
pas en état de distinguer ; et tous les individus se présentèrent
isolés à leur esprit, comme ils le sont dans le tableau de la
nature. Si un chêne s'appelait A, un autre chêne s'appelait B de
sorte que plus les connaissances étaient bornées, et plus le dictionnaire
devint étendu. L'embarras de toute cette nomenclature ne put être
levé facilement car pour ranger les êtres sous des dénominations
communes, et génétiques, il en fallait connaître les propriétés
et les différences ; il fallait des observations, et des définitions,
c'est-à-dire, de l'histoire naturelle et de la métaphysique, beaucoup
plus que les hommes de ce temps-là n'en pouvaient avoir.
"D'ailleurs, les idées générales ne peuvent s'introduire
dans l'esprit qu'à l'aide des mots, et l'entendemcnt ne les saisit que
par des propositions. C'est une des raisons pour quoi les animaux ne sauraient
se former de telles idées, ni jamais acquérir la perfectibilité
qui en dépend. Quand un singe va sans hésiter d'une noix à
l'autre, pense-t-on qu'il ait l'idée générale de cette
sorte de fruit, et qu'il compare son archétype à ces deux individus
? Non sans doute ; mais la vue de l'une de ces noix rappelle à sa mémoire
les sensations qu'il a reçues de l'autre, et ses yeux, modifiés
d'une certaine manière, annoncent à son goût la modification
qu'il va recevoir. Toute idée générale est purement intellectuelle
; pour peu que l'imagination s'en mêle, l'idée devient aussitôt
particulière. Essayez de vous tracer l'image d'un arbre en général,
jamais vous n'en viendrez à bout, malgré vous il faudra le voir
petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé, et s'il dépendait
de vous de n'y voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette image ne ressemblerait
plus à un arbre. Les êtres purement abstraits se voient de même,
ou ne se conçoivent que par le discours. La définition seule
du triangle nous en donne la véritable idée : sitôt que
vous en figurez un dans votre esprit, c'est un tel triangle et non pas un autre,
et vous ne pouvez éviter d'en rendre les lignes sensibles ou le plan
coloré.
"Il faut donc énoncer des propositions, il faut donc parler pour
avoir des idées générales car sitôt que l'imagination
s'arrête, l'esprit ne marche plus qu'à l'aide du discours. Si donc
les premiers inventeurs n'ont pu donner des noms qu'aux idées qu'ils
avaient déjà, il s'ensuit que les premiers substantifs n'ont pu
jamais être que des noms propres.
"Mais lorsque, par des moyens que je ne conçois pas, nos nouveaux grammairiens commencèrent à étendre leurs idées et à généraliser leurs mots, l'ignorance des inventeurs dut assujettir cette méthode à des bornes fortétroites ; et comme ils avaient d'abord trop multiplié les noms des individus, faute de connaître les genres et les espèces, ils firent ensuite trop peu d'espèces et de genres, faute d'avoir considéré les êtres par toutes leurs différences. Pour pousser les divisions assez loin, il eût fallu plus d'expérience et de lumière qu'ils n'en pouvaient avoir, et plus de recherches et de travail qu'ils n'y en voulaient employer. Or si, même aujourd'hui, l'on découvre chaque jour de nouvelles espèces qui avaient échappé jusqu'ici à toutes nos observations, qu'on pense combien il dut s'en dérober à des hommes qui ne jugeaient des choses que sur le premier aspect ! Quant aux classes primitives et aux notions les plus générales, il est superflu d'ajouter qu'elles durent leur échapper encore : comment, par exemple, auraient-ils imaginé ou entendu les mots de matière, d'esprit, de substance, de mode, de figure, de mouvement, puisque nos philosophes qui s'en servent depuis si longtemps ont bien de la peine à les entendre eux-mêmes, et que les idées qu'on attache à ces mots étant purement métaphysiques, ils n'en trouvaient aucun modèle dans la nature ?
"Je m'arrête à ces premiers pas, et
je supplie mes juges de suspendre ici leur lecture ; pour considérer,
sur l'invention des seuls substantifs physiques, c'est-à-dire, sur la
partie de la langue la plus facile à trouver, le chemin qui lui reste
à faire, pour exprimer toutes les pensées des hommes, pour prendre
une forme constante, pouvoir être parlée en public, et influer
sur la société. Je les supplie de réfléchir à
ce qu'il a fallu de temps et de connaissances pour trouver les nombres, les
mots abstraits, les aoristes, et tous les temps des verbes, les particules,
la syntaxe, lier les propositions, les raisonnements, et former toute la logique
du discours. Quant à moi, effrayé des difficultés qui se
multiplient, et convaincu de l'impossibilité presque démontrée
que les langues aient pu naître et s'établir par des moyens purement
humains, je laisse à qui voudra l'entendre la discussion de ce difficile
problème, lequel a été le plus nécessaire, de la
société déjà liée, à l'institution
des langues, ou des langues déjà inventées, à l'établissement
de la société."
Rousseau, Discours sur l'origine
et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Première
partie.