CASTING, ça
va pas du tout !
Court métrage de Lyèce Boukhitine, avec Elodie Frenk, Maher Kamoun et Eric Savin
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Lyèce Boukhitine est aussi le réalisateur de La Maîtresse en maillot de bain Prix du Public au Festival de Paris et sélectionné par Aden 2002 |
Le moindre échange est saturé de signes
et d'a priori.
Dans cette représentation d'un "bout
d'essai", Lyèce Boukhitine met en scène une situation où
les préjugés racistes et sexistes du réalisateur affleurent
à chaque réplique.
La première scène pourtant fonctionnait très bien... Que voyons-nous en effet ? Une jeune femme qui, sans perdre son assurance, signifie clairement à l'homme qui l'importune qu'il s'y prend bien mal pour obtenir la tendresse qu'il espère. Le jeune femme ne fuit pas, elle ne manifeste pas non plus une panique disproportionnée face à l'attitude de cet homme (qui est lourdement insistant mais pas physiquement violent).
Le jeune homme cherche à voler un baiser comme un gamin mal élevé : son geste est dérisoire, mais tout à fait crédible, il évoque les fins de soirée, la blessure d'être seul, la tentative de la "dernière chance". L'actrice s'adapte parfaitement au jeu de son partenaire, "ça va.... complètement cinglé". Elle signifie clairement son refus en même temps que son agacement. Acqueboutée sur elle-même, elle est lasse mais pas effarouchée. Il y a à la fois de la force et du dépit dans sa voix, le dépit d'être seule aussi et exposée à l' assaut du premier "débile" venu.
Vérité contre poncifs, les blocages qui minent l'échange
La scène dégage un sentiment de vérité, mais ne correspond pas au poncif que le metteur en scène veut obtenir. Il lui faut une jeune femme pétrifiée de peur devant la violence d'un "sale beur". Le verlan caricatural ("fais-moi un smac sur la chebou") se prêtait plus au jeu d'un gamin qui vise à dérober un baiser qu'à l'assaut d'un psychopathe... La remarque des acteurs est donc parfaitement fondée. "Embrasse-moi" serait plus "inquiétant", mais le réalisateur ne veut rien entendre, il passe donc à coté de ce que les acteurs lui offrent de juste, ce qui est sans doute la pire faute professionnelle pour un capteur d'image. Mais ses propos manifestent aussi la lourdeur de ses a priori.
Des préjugés racistes
A la réaction de Maher qui souligne que les gens de banlieue ne parlent pas toujours en verlan, le réalisateur oppose un brutal et radical déni de réalité : "Si si, ils parlent comme ça les mecs !" De plus, au lieu d'envisager la remarque en elle-même, il tâche de la disqualifier par le discrédit de son interlocuteur : dans l'esprit du réalisateur, Maher est "trop gentil" et pas assez "agress" pour être un véritable arabe ! D'où le questionnement en forme d'interrogatoire : "T'es né où ? / La Courneuve, pourquoi ? " La réponse de Maher tombe dans la vide. Le réalisateur ne peut l'intégrer et c'est dans ce silence que se manifeste la profondeur du préjugé raciste.
Implicitement dans l'esprit du réalisateur : tous les
beurs de banlieue sont agressifs, Maher est un beur de banlieue, il devrait
donc être agressif... Donc, soit Maher n'est pas authentiquement de la
banlieue, soit il est l'exception qui confirme la règle - et le réalisateur
se désole intérieurement d'être tombé sur lui !
Qu'on puisse être d'origine arabe, avoir grandi en banlieue et être
diplomate, compréhensif, prévenant ; bref, sympathique... Voilà
qui, semble-t-il, n'a jamais effleuré l'esprit de notre réalisateur
!
Des préjugés sexistes
Mais ses préjugés ne s'arrêtent pas là... Elodie est " trop grande" pour une femme ! "1,79"... "sans talon"... Selon les schémas du réalisateur : "le rapport de force ne s'installe pas". L'ironie de Lyèce Boukhitine, le vrai réalisateur, est d'opérer à ce moment précis un cadrage qui montre que le rapport de force s'installe au contraire parfaitement : la jeune femme est toute fine et le buste de Maher est puissamment imposant. Le jeune homme confirme à sa manière : Elodie est "belle", attirante, et "le rapport de force" précisément se nourrit de cela.
Mais une fois de plus ce n'est pas ce que le personnage du réalisateur entend filmer. On est loin de la scène étonnante de Roberto Succo où on voit une gamine, par sa seule assurance, "mater la brute" et se faire déposer en bas de chez elle par ce dépeceur de femmes. L'intelligence du réalisateur Cédric Kahn avait été de fouiller les rapports pour donner à comprendre les variations dans "l'échange" : comment le même homme peut être d'une cruauté démente avec certaines femmes et dominé par d'autres - celles, plus jeunes, qui d'ailleurs n'en ont pas eu d'emblée peur ! La peur de l'agression favorise l'agression ; l'image d'agresseur qui est renvoyée par le regard de celles qui paniquent est une image puissamment gratifiante pour le pervers.
L'attitude d'Elodie n'est pas celle d'une femme inhibée par la peur, elle réagit point par point et ne laisse pas l'autre gagner du terrain, elle le gifle parce qu'il l'embrasse et on peut imaginer que s'il l'avait empoignée plus violemment elle ne se serait pas contentée de le gifler... La scène aurait alors été tout autre, tant il est vrai que l'évolution de ce type de rencontre n'est jamais prévisible.
Mais la suite du court métrage offre d'autres enseignements
Court-circuitage et déplacement : une gifle par procuration
La gifle de l'actrice est trop violente pour être acceptable dans le jeu d'acteur. Maher est légitimement surpris et choqué ( même s'il minimise la faute professionnelle de sa partenaire) : Elodie a perdu la maîtrise de ses réactions. Il est instructif que ce dérapage fasse précisément suite à la remarque désobligeante du réalisateur qui laissait entendre que la jeune femme était "trop grande" pour être vraiment féminine.
Le pire est que le geste d'Elodie confirme aux yeux du réalisateur son premier sentiment : Cette fille manque de féminité "elle te met une baffe de bûcheron". En fait, le dérapage d'Elodie est seulement la manifestation de sa contrariété et le réalisateur a une lourde part de responsabilité dans cet état émotif :
Mais c'est Maher, le partenaire, qui sert à Elodie de défouloir ; Maher écope pour le réalisateur, il reçoit à sa place une gifle trop brutale pour être simulée ! Il y a ce que les psychologues appellent un "déplacement" : comme souvent, l'échange entre le sujet A et le sujet B est parasité par des rapports annexes.
Mais la réaction de Maher, qui dédramatise tout de suite le geste d'Elodie par un sourire et une remarque ironique "Tu as une bonne droite" va enclencher un nouveau type d'échange et une nouvelle étape dans la relation.
Complices dans l'action et l'échange
A plusieurs reprises déjà, les acteurs se sont montrés complices.
Lâcheté diplomatique contre franc-parler
Dans une réaction pleine d'authenticité, la
jeune femme s'oppose à la "langue de bois" du réalisateur
"ne vous inquiétez pas, on vous rappellera..." Elle
dénonce la lâcheté implicite de ces propos débonnaires...
Le ton d'Elodie marque toute la force de sa résolution : elle imposera
au réalisateur d'aller jusqu'au bout de l'action pour laquelle ils se
sont déplacés : ce "bout d'essai" leur a été
proposé ; il s'agit maintenant de le réaliser... sans se défiler
! Suprême renversement : la jeune actrice impose au réalisateur
d'être à la hauteur de ses propres engagements ! C'est non seulement
une inversion hiérarchique mais aussi une déconstruction du stéréotype
commode des "caprices de Starlette".
Mais la fin du court métrage montre un autre renversement
dans l'échange.
Complicité et désir : le
tremplin de la rencontre
Elodie est heureuse et presque étonnée de son
audace. On sent une lutte intérieure entre l'actrice (qui fait l'effort
de rentrer à nouveau dans son rôle) et la jeune femme humiliée
qui a redressé la tête et qui se rejoue mentalement la scène
du défi ! Dans cette allégresse, le verlan imposé à
Maher sonne plus faux que jamais et pourtant quelque chose de vrai est en train
de s'écrire : une authentique rencontre qui annule la bêtise du
monde extérieur, ce que Sartre appelle un "moment
parfait".
L'oeil de Lyèce Boukhitine s'attarde sur la rencontre des lèvres (la bouche comme un pont entre ces deux êtres jusqu'ici étrangers), il met aussi en valeur la douce complicité du regard de la jeune femme qui accepte "pour de vrai" et sans aucune équivoque de mauvaise foi le baiser que son rôle commandait de refuser. On est loin du Paradoxe du comédien. Ici on ne joue plus. En ce sens le réalisateur a bien raison de dire que "cela ne va pas du tout". Et pourtant entre ces deux-là, tout "colle" à merveille. L'exhibition de ce bonheur est un bel hommage à l'amour qui rapproche les coeurs au-delà des couleurs de peau.
UN IMMENSE "MERCI" A LYECE BOUKHITINE POUR
LE PRÊT DE CE COURT MÉTRAGE.
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