Algernon Woodcock
L'Oeil fé

Scénario : Mathieu Gallié
Dessin : Guillaume Sorel

Prix :13,25 euros

mai 2002. ISBN : 2-84055-791-6
© 2002 Guy Delcourt Productions
www.editions-delcourt.fr

 

La bande dessinée conçue comme un somptueux jeu de pistes...

Quand la finesse du dessin et la beauté des couleurs s'allient à l'intelligence du récit, la bande dessinée offre ses plus purs chefs d'oeuvre... Le dernier album de Mathieu Gallié et Guillaume Sorel compte parmi ces enchantements visuels.

L'histoire d'Algernon Woodcock mêle volontairement les genres. Récit d'aventure (voire roman initiatique), nous suivons deux amis, deux jeunes médecins fraîchement diplômés ; l'un accompagne l'autre qui, pour la première fois, remplace un confrère dans l'Ouest de l'Écosse. La singularité du personnage d'Algernon double déjà le récit d'une belle épaisseur d'autodérision, mais l'histoire suit rapidement des sentiers plus étranges oscillant entre l'enquête policière, le conte fantastique et la fable métaphysique... Le récit multiplie les interrogations et les rebondissements ; les dialogues et les dessins foisonnent d'indices de sorte que l'ensemble de l'album fonctionne comme un somptueux jeu de pistes... A nous de savoir déchiffrer les signes !

Écriture, dessin, lecture :
l'échange des signes

"L'oeil suit les chemins qui lui ont été ménagés dans l'oeuvre"
Paul Klee

Dans la préface à La Vie monde d'emploi, Georges Pérec comparait l'écriture du roman au jeu de puzzle et prenait soin de distinguer les puzzles fabriqués industriellement de ceux artistement ciselés à la main :

On entre dans la BD par un parchemin qui évoque, par sa forme et ses couleurs, les manuscrits des Mémoires ou des Carnets de voyage. On se sent d'emblée transporté dans un passé où la nature est encore l'écrin sauvage qui ourle le monde des humains. Dès cette double préface, deux dates nous donnent à entendre que quelque chose s'est détraqué dans le rapport au temps...

Puis, nous plongeons (littéralement !) dans l'histoire. Nous pénétrons dans l'intimité d'Algernon et de William McKenann, son compagnon de faculté de médecine, comme on entre de nuit, dans un port, aimanté par les lumières du bourg et porté par la marée.

Un régal pour les yeux,
un festin pour l'intelligence

Dès les premières pages, une jolie saillie sur la chasse fait savourer de découvrir l'album en ce début d'automne. Mais le ton n'est pas seulement léger, Algernon, brillamment diplômé de médecine et auteur d'une thèse sur "La Nosographie philosophique du nanisme au travers des âges" sait parfaitement que sa différence fait de lui un monstre aux yeux des autres : une "bête curieuse" dont l'apparence porte à relativiser les progrès de la médecine et à se défier de la nature (et de ses caprices...)

Au sein d'un amphithéâtre, les manières volontairement extravagantes de ce nain à l'intelligence profonde parviennent rapidement à imposer le respect, mais dans la vie quotidienne la différence est plus difficile à porter : quelques images le montrent dans un raccourci saisissant d'efficacité. ( Page 24 notamment).

On comprend mieux le mouvement de sympathie qui rapproche, dès les premiers jours de faculté, Algernon de William. Les origines rurales de William, perceptibles à la modestie de ses vêtements et de ses manières, le désignent lui aussi comme étranger à la communauté des étudiants bourgeois "nettement plus huppés" ! Le sentiment d'exclusion rapproche : en quelques lignes, c'est la fameuse thèse de Pierre Bourdieu dans Les Héritiers qui, une fois de plus, est magistralement illustrée !

Mais l'étudiant qui travaille sur L'Échange appréciera aussi la description fine des rapports de pouvoir et d'intérêts : les patients d'un médecin constituent un véritable "cheptel" dont il convient de prendre soin, même et surtout lorsque le médecin attitré part en vacances... Le choix du remplaçant est stratégique : un novice dont les parents sont de vieux amis promet de ne pas se révéler plus tard un concurrent inopportun mais peut aussi, le moment venu, reprendre la clientèle à son compte si on le lui propose...

Le novice qui sert temporairement de remplaçant doit apprendre à asseoir son autorité auprès des notables. Les planches 48 et 49 sont, sur ce point, de véritables pages d'anthologie...Ceux qui auront l'occasion de voir Fabrice Lucchini incarner M. Knock à partir du 25 septembre au théâtre de l'Athénée, pourront d'ailleurs compléter cette étude : la médecine est un commerce...

Mais il n'y a aucun cynisme des auteurs sur ce point. Au contraire, l'histoire montre combien un médecin de campagne a peu de temps pour lui et pour les siens ; elle révèle aussi comment, au XIXème siècle, il fut difficile à la médecine classique de s'imposer face aux traditions locales qui confortaient la croyance dans les pouvoirs des sorciers et autres rebouteux. Mais là non plus, les auteurs ne tranchent pas dogmatiquement et il se pourrait bien que l'étrange femme ( croisée au chevêt de l'homme ébouillanté) ait offert à Algernon un cristal de roche aux vertus "salvatrices"... La solution est dans la Nature mais les échanges entre substances y sont complexes et délicats. Comme l'avouait Galilée, il est souvent difficile de déchiffrer le langage de ce "Grand Livre" !

Ainsi, quel est cette fièvre qui dévore Algermon depuis qu'une étincelle a touché son oeil ? Le regard perçant du "Petit Docteur" aurait-il surpris, malgré lui, un trop grand secret ...ou sa différence le désignait-elle comme une personne "ressource", le médiateur idéal entre les Éléments...

Il semble en effet que Mathieu Gallié (brillamment assisté par la palette de Guillaume Sorel) ait placé Algernon, à la croisée des quatre éléments :
le bleu jade de l'Océan ;
le brun Terreux des pierres et du cuir des intérieurs victoriens ;
le blanc glacé des neiges, des nuages et du Vent ;
le Feu de la fièvre, des cierges et des lumières de la connaissance.

La quadrilogie est, dira-t-on, classique... L'intrigue, elle, ne l'est pas et les rebondissements sont incessants !