La Tour de Babel, Bruegel  (1566) Au premier plan apparaît le roi Nemrod qui fit construire la tour et qui est traditionellement considéré comme le symbole de l'orgueil puni.
Babel : derrière le mythe,
la réalité des échanges diplomatiques et commerciaux...
Dossier : Échange et langage
Première analyse

 

"Construisons-nous une ville... et nous ne serons jamais dispersés sur toute la Terre"
(Gen., 11:4)

Le nombre fait la force quand se crée une synergie qui rassemble toutes les volontés pour les fédérer autour d'un même objectif. Le récit de la Genèse présente les fils de Noé, les rescapés du déluge, comme étant chacun le père de nombreux descendants. L'épisode de la tour de Babel intervient alors que le récit a déjà précisé que ces familles étaient à l'origine des différents peuples disséminés sur la Terre.

Pour un peuple de nomades, construire une ville est un dessein aussi ambitieux que révolutionnaire - et ce d'autant plus quand la plaine n'offre aucune roche et qu'il faut fabriquer la brique à même la terre !
Le récit biblique est très précis sur les techniques de construction ; répertoire de règles et d'usages, il recueille ici, sans les nommer explicitement, les procédés architecturaux des grandes Ziggurats construites par les Sumériens dans le cours du 3ème millénaire avant J.-C.
(et dont la mieux conservée aujourd'hui est celle de Ur, en Irak, dédiée à la déesse Lune).

Les Ziggurats sont des tours monumentales à paliers s'élevant par degrés. Au sommet, se dresse un sanctuaire où les hommes étaient censés entrer en contact avec les dieux. Le récit biblique se fait l'écho de cette croyance en logeant dans la bouche des fils de Noé la prétention d'élever une tour qui "toucherait le ciel".

La grande ziggurat de Babylone semble avoir inspiré la légende de la tour de Babel. Elle date du début du 2ème millénaire avant J.-C., quand le souverain Hammurapi (~1730-~1687) établit la suprématie de Babylone et de son dieu Marduk sur la Mésopotamie méridionale et l'Assyrie. Le récit biblique reflète avec exactitude les techniques de construction de Babylone. Comme il n'y avait pas de pierre, l'argile était utilisée pour faire des briques, et le bitume, qui à certains endroits affleurait sous le sol, servait de mortier.

 

fragment de la tour de Babel, Bruegel, 1566
"Tous ensemble, ils commençent à ne plus faire qu'une seule bouche et qu'une seule communauté,
rien ne leur sera impossible"...

Quand, dans un groupe d'hommes, il n'existe encore aucun organe de soumission ni de contrainte militaire, édifier une ville est un dessein qui ne peut être mis à exécution qu'avec l'assentiment du plus grand nombre. La réalisation effective suppose l'accord et le manifeste par son envergure.

Dans La Bible, l'histoire de la tour de Babel est un symbole de l'échec de l'orgueil humain, dès que l'Homme prend comme objectif de rivaliser avec la suprématie divine. Le récit mythique a comme sens explicite la condamnation des projets de coopération entre les hommes dès que ces desseins ne sont pas décidés par le Très Haut lui-même, mais qu'ils marquent, au contraire, une part d'initiative venant directement des hommes.

Dans l'épisode de la tour de Babel, c'est Dieu qui ruine la construction des hommes en les rendant incapables de s'entendre... Mais au-delà de la narration dramatique qui fait de l'intervention divine la cause du désastre, c'est-ce une autre vérité politique qui cherche à s'exprimer, selon laquelle il est bien difficile de faire marcher ensemble une foule d'individus sans utiliser une référence transcendante. Comme si les échanges entre les hommes avaient plus de chance d'être durables quand ils s'opèrent sous la caution d'une divinité...

Voir à ce propos le fabuleux passage de l'analyse des Tables de la loi dans Crimes et délits de Woody Allen

A sa manière, Rousseau dans le Chap. 7 du Livre II Du Contrat Social ne dit pas autre chose : le peuple est souverain, mais il n'est pas d'emblée assez sage pour saisir, par la raison, la nécessité des lois. Le législateur (cet "homme providentiel, extraordinaire dans L'État") doit "recourir à une autorité d'un autre ordre qui puisse entraîner sans violence et persuader sans convaincre..." La crédulité religieuse comme fondement de la morale civique est donc présentée par l'auteur du Contrat social comme une instance de socialisation capable de réaliser le consensus. Historiquement, dans les échanges entre les hommes, la croyance religieuse a souvent été instituée en tiers comme garant et clause de stabilité. Ce que semble dire, mais de manière détournée et sur le mode dramatique, le récit de la tour de Babel : "sans l'accord de Dieu, sans son aval et son soutien les hommes ne s'entendent pas et leur coopération est vouée à l'échec !" C'est ce que dans L'Avenir d'une illusion, Freud évoque sous le nom d'instrumentalisation politique de la religion.

A sa manière, J.-P. Sartre dans la Critique de la Raison Dialectique, souligne, lui, la fragilité de l'union dès qu'elle est vécue comme un événement purement humain, Il remarque ainsi que la structure du groupe en fusion est inéluctablement pervertie par le phénomène de "pratico-inertie" par lequel chaque individu cesse de faire corps avec la collectivité et retourne à ses intérêts privés.

 

"Yahwé descend pour voir la ville et la tour construite par les fils d'Adam, Yahwé dit :
 fragment de la Tour de Babel , Bruegel, 11563
"Tous ensemble, ils commencent à ne plus faire qu'une seule bouche et qu'une seule communauté, rien ne leur sera impossible...
Allons, descendons pour mettre la confusion dans leur langage, en sorte qu'ils ne se comprennent plus les uns les autres...
"
Ils arrêtent de construire la ville
On l'appel Babel
car ici Yahwé mit la confusion dans la langue de toute la Terre et, de là, a fait se disperser tout le monde sur toute la Terre" (Gen.,
11:7)
.

Dans le récit, "Babel", mot hébreu qui signifie "la porte de Dieu", est adroitement rapproché de "bâlal" qui signifie "confus".

 

Derrière le mythe...
la réalité des échanges diplomatiques et commerciaux...

A rebours d'un récit qui affirme l'impossibilité de toute coopération d'envergure dès que les peuples sont divisés par la diversité des langues, la réalité historique de l'époque montre une florissante activité économique et diplomatique facilitée par l'usage L'akkadien, langue parlée en Babylonie et qui devint la langue franche diplomatique.
Durant le second millénaire avant J.-C., période où se situe probablement l'épisode de la Tour de Babel, le Moyen-Orient abritait de nombreux peuples différents. Assyriens, Hittites, Kassites, Hurrites...
L'Ancien Israël était un petit pays de 240 km qui occupait une place stratégique en tant qu'unique "pont terrestre" entre l'Asie et L'Afrique ; comme tel, il fut souvent le centre des convoitises politiques de l'Égypte, d'une part, et des empires de Mésopotamie, de l'autre. La Palestine était un pays naturellement fertile (contrairement à l'Égypte et à une grande part de la Mésopotamie où l'économie dépend d'une culture par irrigation). Mais elle est pauvre en matières premières et plusieurs d'entre elles devaient être importées en échange de produits comme les grains, le vins, l'huile et le miel, aussi bien que des parfums et des onguents. Ce que signale encore l'histoire de la reine de Saba

 

peinture Rupestre, massif de Tassili N'Ajjer (Algérie)
Structure de groupe :
le fragile équilibre des échanges

Tout le récit biblique est scandé par un mouvement alternatif d'unification puis de dispersion : après avoir condamné les hommes à la dispersion en brouillant leur langue (Gen., 11 : 8), Yahwé promet à Abraham, s'il sort du pays de son père, de faire de lui une grande nation. Plus tard, alors qu'Abraham s'est enrichi (en bénéficiant de la ruse qui consistait à faire passer sa femme pour sa soeur, ce qui lui vaut des présents de la part de ceux qui veulent l'épouser), une nouvelle crise surgit avec Lot, son neveu et compagnon de route ; cette crise aboutit à une nouvelle dispersion :

"Si nombreux et si riches... Impossible de vivre ensemble dans ce pays... Impossible de vivre ensemble"
Un conflit éclate entre les bergers des troupeaux d'Abraham et de Lot... Abraham dit à Lot :
"Oh ! Pas de division entre nous et nos bergers ! Nous sommes frères.
Ce pays s'ouvre devant toi.
Allons, quitte-moi.
Si tu vas à gauche, j'irai à droite. Si tu vas à droite, j'irai à gauche."
Genèse, 13 : 6-9

Le récit biblique donne ici l'exemple d'une fission de groupe dont l'humanité primitive était coutumière... Les sociétés primitives vivaient et - pour les rares qui ont survécu - vivent encore de chasse et de cueillette ; ce sont des sociétés nomades ou semi-nomades. Sous l'effet démographique, le groupe primitif se scinde dès qu'il a atteint une importance critique par rapport aux ressources naturelles du milieu... La fission villageoise garantit l'équilibre dans les échanges entre les hommes et la nature. La fin de la dispersion sonne le glas de la vie nomade et le début du travail de la terre avec le développement des stocks et du commerce.

Pour les anthropologues, ce qui a fait basculer l'humanité dans le néolithique (qui correspond déjà à une économie de production et d'échanges entre des producteurs), c'est un phénomène social : la cohésion maintenue du groupe... Qu'est-ce qui a pu provoquer ce maintien du groupe alors que les ressources du milieu commandaient de se disperser afin de continuer à jouir des fruits de la terre sans la travailler ? La réponse est politique !

Seule l'apparition d'une forme de pouvoir autoritaire, seul un pouvoir étranger au corps social, un pouvoir de quelques-uns sur tous les autres, a pu s'opposer à la traditionnelle dispersion. Le célèbre ouvrage de Pierre Clastre, la Société contre l'État, explique que c'est souvent à la faveur d'une guerre entre tribus que les meilleurs guerriers prennent le pouvoir aux chefs traditionnels qui étaient, eux, choisis par le groupe pour leur vertu de conciliateur. Le chef des sociétés primitives est "un faiseur de paix", non pas un "meneur d'hommes". Le chef primitif n'a aucun pouvoir de commandement sur les autres membres de la communauté ; la loi, inscrite dans le corps de tous les hommes lors des douloureux rites d'initiation, enseigne le respect de l'autonomie de chacun et l'égalité de tous. En situation normale, un chef qui oserait imposer à un membre de la communauté une action que l'autre ne désirait pas perdrait d'emblée son statut de chef... Les membres du groupe surveillent d'ailleurs scrupuleusement les dires et comportements du chef afin qu'il ne déborde pas les limites inscrites dans la tradition. Tout bascule lorsque, à la faveur de la panique de l'attaque, la communauté soit s'en remet au commandement de quelques-uns, soit est, malgré elle, soumise par la force !

 

 


Retour au sommaire