Léonard de Vinci (1452-1519) dessin d'un embryon dans l'utérus ( vers 1511).

L'échange génétique aux prises
avec le marché des clones

L'échange génétique comme garantie de la singularité individuelle et gage de respect dans les relations interpersonnelles

La filiation naturelle est improprement appelée " reproduction ". Lors de la fécondation, l'échange génétique, c'est-à-dire le brassage des patrimoines génétiques des deux géniteurs, a pour effet de produire un troisième individu absolument nouveau, original, c'est-à-dire irréductible au désir de " reproduction " des géniteurs. Ce statut de l'individu est remis en cause par le clonage qui permet de produire un double génétique d'un individu à partir de quelques unes de ses cellules. Le clone est une copie, un double sciemment voulu comme tel ; d'où l'émergence d'un nouveau droit : " le droit pour chacun de disposer d'un patrimoine génétique unique ", " le droit à l'indépendance biologique ". Ce droit n'était évidemment pas thématisé avant d'être menacé… Les développements des techniques de manipulation génétique rendent sa revendication d'actualité. C'est sans doute l'un des débats bioéthiques majeurs de notre siècle : nous vous proposons d'en décrypter les enjeux tant individuels que collectifs.

Rappel de l'urgence

Que la secte Raél ait ou non réussi le premier clonage humain, les recherches avancent, profitant de la cacophonie juridique internationnale. Une dizaine d'équipes sont en compétition, celles qui soignent le mieux leur " marketing " ont été reçues en décembre 2001 par l'Académie américaine des Sciences : Panayiotis Zavos ( andrologue américain, spécialiste du tri sélectif des spermatozoïdes) ; son ex-associé, Sévérini Antinori ( génycologue italien spécialisé dans la grossesse de femmes ménopausées ) et Brigitte Boisselier ( ex-chimiste d'Air liquide, reconvertie en biologie et directrice de la société Clonaid affiliée à la secte Raél).

Beaucoup de scientifiques s'accordent à penser que le clonage humain est devenu une possibilité concrète. Pour l'heure, la viabilité des clones et l'innocuité pour les mères porteuses semblent loin d'être garanties, d'où la décision de l'Académie Américaine des Sciences ne pas cautionner le clonage reproductif ( rien n'empêchant par ailleurs de réaliser des recherches en ce sens dans des laboratoires privés aux Etats-Unis comme dans de nombreux autres pays).

Il est donc probable que prochainement des clones humains naissent. Les entreprises qui aspirent à prendre une position dominante dans ce nouveau marché s'attellent d'ailleurs à changer l'image du clone dans l'opinion publique. Il s'agit de substituer au spectre du clone-inhumain généré par la science-fiction, l'image rassurante du " nouveau-né " et de la maternité désirée. Par ailleurs, la multiplication des effets d'annonce de pseudo-naissances a pour effet de banaliser l'événement et de le présenter comme allant inéluctablement dans le sens du progrès des techniques. Il s'agit là d'une stratégie de communication parfaitement étudiée.

Le développement des techniques de clonage est porté par des échanges économiques qui rappellent que la recherche scientifique n'est pas imperméable à la logique du marché. Mais les perspectives du clonage humain bouleversent aussi la sphère des échanges familiaux.
Nous proposerons donc une analyse psychologique des effets pervers du clonage, aussi bien sur le clone que sur ceux qui désirent acquérir par cette voie un enfant.

On nous objectera peut-être, en l'absence de cas d'observation réel, le caractère purement prospectif de ces propos ; il semble néanmoins conforme au principe de précaution* d'anticiper les conséquences des techniques en cours à partir de toutes les connaissances actuellement à notre disposition. Si les techniques de clonage humain datent seulement de quelques années, l'étude de la psyché, elle, est plus que centenaire !

Notre second développement sortira du cadre des relations privées pour anticiper à long terme les conséquences d'une industrialisation des techniques de clonage. Depuis déjà de nombreuses années, les auteurs de sciences-fictions explorent des scénarii de ce type. Or le propre de l'artiste est de sentir ce qui est en germe dans le présent bien avant l'éveil de la conscience commune*.

Léonard de Vinci (1452-1519) Profil droit d'un homme.

Psychopathologie du clone et du désir de clone

Les études de psychologie ont montré combien l'élaboration psychique de l'identité de chacun est un processus difficile et complexe. Certains parents se projettent à tel point dans leurs enfants, qu'il est bien difficile à ces derniers d'acquérir une personnalité propre. Mais, quels que soient les efforts des géniteurs pour modeler leur rejeton à leur image ou selon leurs fantasmes de réussite (" je ne suis qu'un modeste ingénieur, tu seras polytechnicien ! "), lorsque l'enfant se regarde dans une glace, elle témoigne toujours de sa différence comme d'une évidence. De sorte que l'enfant peut se dire : " lui (père), c'est lui ; moi, c'est moi ! " Fruit d'un brassage génétique singulier, l'enfant peut revendiquer des aspirations différentes de celles de ses parents, des émotions particulières à son idiosyncrasie ! Et cette revendication de singularité est fondée en raison.

Dans le cas où l'enfant serait le produit d'une technique de clonage, il sera beaucoup plus difficile pour le géniteur d'accepter que celui qu'il a voulu en tout point comme lui soit finalement autre que lui
Pourtant, cette différence est pour l'heure incontournable. En effet, tant que l'embryon se développera dans un utérus de femme, il y subira ses premières excitations sensorielles déterminant en partie sa sensibilité à avenir ; quant à l'éducation qu'il recevra, elle sera forcément décalée dans le temps par rapport à celle du géniteur du clone (du moins, dans le cas d'une commande émanent d'un adulte qui aspire à ce type de reproduction). Tous les acquis étant différents, la personnalité de l'enfant (y compris son rapport à son corps) pourra être radicalement différente de celui de l'adulte cloné.

Mais on peut croire qu'il sera également beaucoup plus difficile pour le clone de penser et de structurer positivement sa différence vis-à-vis du géniteur modèle… C'est du moins une anticipation possible à partir de phénomènes psychologiques que nous connaissons déjà…

En effet, sociologiquement, les enfants de parents célèbres et/ou "brillants" bénéficient souvent du réseau relationnel de leurs parents mais, psychologiquement, ils ont aussi des difficultés à construire leur propre personnalité : des difficultés à se faire un prénom pour ne pas rester dans l'ombre inhibante du père ou de la mère.

On conçoit que cet handicap psychologique soit encore plus lourd pour le clone d'une personnalité célèbre : il aura été voulu, lui clone, pour les performances physiques et /(demain) intellectuelles* de cet autre dont il est le double génétique, la reproduction. Mais les circonstances historiques et familiales ainsi que leurs répercussions individuelles ne se reproduisent pas à l'identique… Il serait bien lourd psychologiquement d'être le clone d'Einstein, sans la relativité à découvrir. Il sera difficile de vivre comme le double génétique d'un modèle et de se sentir tenu d'en actualiser les possibles, tout en s'éprouvant forcément moins " brillant " que le modèle, puisqu'il est l'original (et improvisait dans l'insouciance) alors que le double se sent tenu de ne pas décevoir…

Comme dans tout processus psychologique, l'interaction est déterminante. Entre le géniteur-modèle et la copie-clonée la relation est dissymétrique ; le clone est voulu non pour lui-même mais comme double d'un autre, le clone est le support d'un désir (fantasme) qui le traverse et le dépasse pour revenir en boucle vers celui qui a commandité sa naissance…

Il faut protéger les individus, (et particulièrement ces individus en construction que sont les enfants), contre les projections délirantes de leurs "parents", quand ceux-ci se transforment en commanditaires cherchant à acheter "un enfant à la carte", avec performances et caractéristiques garanties par laboratoire.

  Léonard de Vinci (1452-1519) Dessins sur les rapports sexuels ( vers 1492).

Requestionner le désir d'enfant

Le désir d'enfant n'est sans doute jamais pur et désintéressé (même quand il suit les chemins de la nature sans jouer à l'apprenti-sorcier…). Désirer un enfant c'est désirer se prolonger, transmettre une histoire, une expérience, des savoirs au sens large, parfois un capital, une aventure dynastique. Mais chez les mammifères, les voies naturelles de la fécondation préservent les conditions de l'identité individuelle. Et chez ce mammifère doué de pensée symbolique qu'est l'homme, le désir d'enfant passe par le désir conscient de se mêler avec l'identité d'un autre adulte.
Lorsque l'enfant n'est pas le fruit d'un viol mais d'un désir réciproque, il naît de la volonté de deux adultes de se confondre un instant pour que germe un autre qui ne sera réductible à aucun des premiers, mais qui sera constitué du mélange des deux avec ce que chacun porte d'histoire génétique ancestrale.
Le désir d'enfant est un formidable pari sur l'échange : c'est espérer que le meilleur sortira de l'échange génétique lorsque le développement de ce potentiel est encadré par l'amour.

Le désir du clone est radicalement contraire. Il n'y a plus, de la part des /du parent(s) le désir d'accueillir l'émergence d'une différence irréductible mais l'espoir d'une reproduction fidèle, quand ce n'est pas l'espoir du perfectionnement d'un "type" ( se reproduire ou reproduire tel prix Nobel sans les petites imperfections qui chagrinent…)

Demain, avec la généralisation de la pratique du clonage humain, "faire un enfant" pourra signifier "désirer améliorer un patrimoine génétique-type" et non "accueillir le hasard d'un échange de déterminations". Certes, la technique ne paraît pas encore au point…
A l'heure actuelle, les clones naissent, semble-t-il, avec l'extrémité des chromosomes usée… Mais prospectivement, c'est une nouvelle conception de la dynastie et de la reproduction familiale (au sens psychosociologique) qui se fait jour : une dynastie génétique où l'éducation d'une génération par la précédente se doublerait avant chaque naissance d'un élevage génétique, d'une culture des clones de " l'ancêtre vénéré ", destiné à en tirer le meilleur des possibles.

C'est sans doute l'un des derniers avatars de ce que nous appellerons "l idéologie bancaire" : de la même façon que les banques prêtent plus facilement aux riches, pourquoi prendre le risque de donner naissance à un être "modestement doué" alors que tant de patrimoines génétiques de personnalités (VIP) sont potentiellement disponibles (c'est-à-dire achetables) ?

S'il y a, un jour, une généralisation du clonage comme substitut à la fécondation naturelle, ce sera sans doute l'une des ultimes manifestations du conformisme dominant l'univers de la consommation : avoir une petite Laetitia Casta, une Claudia Chiffer, avoir un enfant qui ressemble en tout point à ceux qui sont publiquement présentés comme ayant le mieux réussi, au lieu d'accompagner un être nouveau dans l'épanouissement imprévisible de sa personnalité.

Léonard de Vinci (1452-1519)  Etudes pour les jambes d'un homme et d'un cheval.

La duplication parfaite semble impossible
mais ses avatars sont, eux, très probables et prévisibles

Le monde vivant réserve toujours des surprises : "des erreurs" peuvent spontanément se glisser dans le programme génétique pendant la manipulation ou la gestation, ainsi le premier chaton cloné n'avait pas le même pelage que son géniteur… La beauté plastique d'un individu tenant toujours à des détails et proportions infimes, rien ne garantit donc qu'un clone de Laetitia Casta soit aussi "top" que le modèle (pour reprendre l'un des jeux de mots de l'article d' Anna Alter, journaliste de l'hebdomadaire Marianne, N°298)
Parmi les vrais jumeaux, fruits du hasard, on observe d'ailleurs souvent (et inexplicablement), que l'un a physiquement plus de charme que l'autre : un "je ne sais quoi" dans la commissure des lèvres ou le plissement des sourcils qui séduit davantage … On sait combien il est alors difficile de supporter sans cesse la comparaison pour l'autre jumeau, moins "réussi" ; la société doit-elle accepter que des "parents" prennent délibérément pour leur enfant le risque de se vivre comme un double et peut-être un double raté ?

Il faut renforcer la législation et interdire partout le clonage humain, c'est-à-dire paradoxalement, promulguer une interdiction de naissance pour protéger les personnes humaines potentielles (les futurs clones), des fantasmes égoïstes de leur commanditaire.

Mais, dira-t-on, de quel droit interdire à des adultes d'user des techniques de leur siècle et de se reproduire comme il leur chante?

Réponse …

Dès lors que la fécondation médicalement assistée se substitue aux voies naturelles de procréation, elle expose l'individu qui va naître à toutes les dérives de la société dans laquelle ces techniques (pour le meilleur et pour le pire) ont été développées.

Dans une interview donnée à Libération, le 4 janvier 2002, le biologiste Axel Kahn en appelle au jugement démocratique : il n'est pas sûr que la décision de se cloner soit une liberté individuelle puisqu'elle conduit à créer un individu qui " court le danger d'être aliéné, de par sa prédétermination génétique absolue "… Il ajoute que selon lui " un débat démocratique bien conduit sur le clonage essayera de toucher du doigt ce qu'est le but de la démocratie : d'une part débattre, mais aussi trouver le moyen de protéger ceux qui n'ont pas accès au débat… les clones potentiellement. "

Et craintes…
L'homme comme espèce, est le seul animal qui se soit soustrait à la sélection naturelle. Par le développement de la médecine et des techniques de diagnostic, l'humanité, dans les pays riches, parvient à sauver des nouveau-nés ou des adultes qui auraient été condamnés dans une autre situation historique. De même, nous éliminons aujourd'hui des embryons naturellement viables mais dont les caractéristiques heurtent nos sensibilités, c'est-à-dire notre conception du "normal" et du "désirable" ( cas des trisomiques par exemple).

Le cas de trisomiques est d'ailleurs éclairant : l'avortement dit "thérapeutique" des trisomiques est autorisé dans la majorité des pays riches pour le confort des parents et l'économie des frais que nécessiterait, de la part de l'Etat, le développement de structures d'accueil adaptées ; on voit bien se profiler derrière cette autorisation d'avortement un choix de société.

Or les trisomiques ne sont ni plus ni moins heureux que les autres individus (du moins autant que l'on peut l'observer). Mais leur état dérange les autres et en premier lieu leurs parents, d'où des pressions qui ont aboutit à l'autorisation d'avortement.
En revanche, une psychologie élémentaire permet clairement d'anticiper que les clones seront "largement" malheureux, mais on sait qu'ils correspondent au désir de certains… On peut donc craindre qu'ils naissent dès lors qu'ils représentent aujourd'hui un marché.

 Léonard de Vinci (1452-1519) Etudes anatomiques.


Les craintes suscitées par la logique du marché

Ce marché émergent est composé essentiellement aujourd'hui de couples riches dont la stérilité résiste aux techniques classiques et qui ne veulent pas renoncer au désir d'une filiation génétique en adoptant un enfant abandonné. Viennent s'ajouter à ces premiers clients, les "endeuillés inconsolables" qui désirent "ressusciter le cher disparu"*. Une troisième clientèle est constituée par certains homosexuels qui voient dans le clonage une possibilité "d'enfanter" sans se mêler avec le sexe opposé… Un dernier segment du marché est composé d êtres narcissiques, furieusement amoureux de leur corps au point de désirer le voir se réincarner dans un nouveau-né (la figure de Narcisse croise ici le fantasme faustien de l'éternelle jeunesse…)

La seule solution serait donc de développer une pédagogie adaptée à destination, non seulement des masses susceptibles dêtre soumises à référendum, mais surtout à destination des individus demandeurs de clone : il faut interpréter leur désir comme une pathologie à soigner et non comme une revendication légitime à satisfaire.

On le sait, cette mesure est utopique : elle supposerait un revirement de conscience de la part de tous les scientifiques et de tous les acteurs économiques qui, aujourd'hui, se lancent dans la "course au clone" avec un double objectif de notoriété et de profit.

Tous les scientifiques ne sont pas des sages, c'est-à-dire des individus maîtrisant en eux leur appétit de gloire et de consommation… De même, tout ce qui est rationnel (c'est-à-dire scientifiquement logique et efficace) ne poursuit pas (hélas !) des fins raisonnables. Les découvertes des meilleurs médecins, (malgré l'ancestral Serment d'Hippocrate) ont servi les forfait des pires empoisonneurs… Armes chimiques, bactériologiques, plutonium enrichi ou appauvri rappellent aujourd'hui le même constat : tout ce qui devient techniquement possible - même le pire moralement - est tôt ou tard réalisé s'il y a une demande.

La recherche a un lourd coût financier, elle suppose forcément des investisseurs qui cherchent une rentabilité à moyen terme, les brevets s'achètent ou se piratent et se prêtent à toutes les récupérations dès qu'un marché est émergent.

La logique des échanges économiques ne s'arrête pas devant le temple de la science.
Le recherche de profit et le processus de l'offre et de la demande déterminent les "priorités". Dès lors (et contrairement aux espoirs développés par les philosophes des lumières*), les laboratoires ne sont pas des sanctuaires où l'intelligence se dédit aux fins les plus sages et aux tâches collectivement les plus justes.

Est-ce pour autant qu'il ne faut pas émettre des interdictions, c'est-à-dire criminaliser certaines pratiques jugées inadmissibles ?

Un exemple rappelé souvent par le biologiste Axel Kahn est sur ce point éloquent : " On peut enlever quelqu'un, lui prendre un rein et le greffer sur quelqu'un d'autre : techniquement depuis une dizaine d'années c'est faisable. C'est parfois pratiqué, mais c'est reconnu comme un crime partout dans le monde…"

Certes, un nombre important de scientifiques spécialisés dans les techniques de clonage justifient le bien-fondé de leurs recherches en exhibant les possibilités thérapeutiques escomptées, notamment dans les greffes : cloner, non pas tout un individu, mais seulement un organe (le cœur ou le foie) permettrait peut-être de régler aussi bien le problème de rejet dans les greffes que la pénurie de dons d'organes... En démocratie c'est souvent en faisant miroiter aux hommes un plus grand confort que le pire arrive*. L'enfer est pavé de bonnes intentions…

Léonard de Vinci (1452-1519) Dessins anatomiques des épaules d'un homme.

Clonage thérapeutique et sophismes

Ce qui caractérise l'état de la science depuis le milieu du XIXème siècle, c'est la "fécondation transversale" des savoirs : une découverte en physique peut avoir des effets en médecine (exemple :les rayons X et le développement de la radiologie). On ne sait jamais a priori ce qu'une découverte alliée à d'autres connaissances rendra possible…*
Mais, dans le cas de recherches intéressant un même domaine, on peut tout à fait prévoir que les compétences acquises dans le clonage thérapeutique pourront être récupérées pour perfectionner le clonage humain (c'est-à-dire reproductif) : Jacques Testart, l'un des pionniers de la fécondation in vitro, souligne dans son dernier essai Des Hommes probables que cette perspective est même d'autant plus prévisible que le marché existe et que l'on touche là à des fantasmes séculaires (résurrection de l'être aimé, nouvelle jeunesse, narcissisme).

De plus, les scientifiques qui soutiennent les bénéfices escomptés par le clonage thérapeutique passent sous silence la source des ovules nécessaires à ce type de culture. Jacques Testart souligne que dans la présentation médiatique du clonage thérapeutique, il y a beaucoup de raccourcis : le clonage thérapeutique suppose de générer des cellules souches "totipotentes", c'est-à-dire capables de se transformer à la demande en cellules nerveuses, musculaires, osseuses ou sanguines. Mais pour obtenir ces cellules souches, il faut produire un embryon fabriqué en fusionnant un ovule de femme avec une cellule du malade dont on veut cloner l'organe ou le tissu défaillant.
Etant donnée la faible efficacité des techniques de clonage, il faudrait disposer d'un nombre d'ovules très important pour avancer dans ce type de recherche, ce qui revient d'une part à considérer le corps féminin comme matériel de laboratoire monnayable et d'autre part à réïfier (c'est-à-dire instrumentaliser) un embryon en l'utilisant pour obtenir des cellules souches ; les législations britaniques, australiennes et israëliennes autorisent cet usage jusqu'au 14ème jour, ce qui signifie qu'elles autorisent que des scientifiques donnent naissance artificiellement à un embryon dont ils arrêtent volontairement le developpement pour utiliser ses cellules au profit d'un autre individu... Le clonage thérapeutique, qui est présenté comme la voie du progrès, inaugure une forme jusqu'ici inédite d'exploitation de l'homme par l'homme !

En France, officiellement, concevoir un embryon humain à d'autres fins que la procréation est actuellement interdit. L'intérêt des chercheurs se tourne donc vers ce qu'on appelle pudiquement les "embryons surnuméraires" des grossesses médicalement assistées, c'est-à-dire les embryons congelés issus de la fécondation in vitro et qui correspondent bien à un projet parental mais qui ont été abandonnés au profit de celui qui fut implanté.

Autre sujet d'alarme : les dérives du tri sélectif des embryons

Dans une conférence organisée pour le Parlement Européen en avril 2001, Jacques Testart rappelait ses craintes de voir ce type de culture in vitro favoriser les dérives eugéniques du tri embryonnaire en augmentant le nombre et la variété des génomes soumis au diagnostic génétique préimplantatoire.

Jacques Testart ajoute qu'à force de travailler sur des embryons, le chercheur a tendance à oublier qu'il est de l'humain en devenir... C'est d'ailleurs pour cette raison que Jacques Testart, lui-même directeur de recherche, met en garde contre la tendance dominante de confier à des spécialistes le soin de décider de ce qu'il faut faire.
Il faudrait plutôt selon lui généraliser la procédure de la " Conférence des citoyens " inventée par les Danois : " Des groupes de volontaires naïfs suivent un programme spécifique d'information avant de rendre un avis. Ils ont une intuition, une sensibilité que n'ont pas les experts, têtes froides travaillées au corps par les industriels. " dixit !

En 1996, lors d'un entretien au titre volontairement alarmiste, Science et démocratie : vers un tchernobyl biologique, organisé par Arte (le 1er mars), Jacques Testart partageait ses craintes avec Jens Reich, spécialiste allemand en bio-informatique moléculaire :
"Au début, on pensait que le diagnostic sur les embryons s'arrêterait aux maladies très graves comme la mucoviscidose, les myopathies, l'hémophilie etc., mais en 1995, l'équipe pionnière de Londres qui a mis au point les techniques de tri embryonnaire, les a utilisées pour éliminer des embryons qui portent non pas le gène d'une maladie, mais le gène du risque de maladie. Il s'agissait d'un risque de cancer de l'intestin, et là je trouve qu'on a franchi un pas. Un pas qui me paraît tout à fait logique. Le problème, c'est que non seulement on ne sait pas ce qu'est un humain de bonne qualité, mais également que tous les humains, vous, moi, tout le monde, portons de mauvais gènes. Autrement dit, c'est une situation complètement folle. On pourrait être amené à éliminer toute l'humanité si on ne voulait faire que des humains de bonne qualité ! Le tri des embryons étant relativement facile, il n'y a plus rien à tolérer pour les couples qui veulent un enfant et qui préfèrent avoir un enfant normal si ce n'est parfait. Je ne vois pas avec le poids de l'industrie qui est derrière ces activités, comment on va trouver un garde-fou comme celui qui existe dans la pratique du diagnostic prénatal et de l'avortement demandé par les couples quand l'enfant porte une maladie grave. Car là, il y a un garde-fou naturel, la douleur physique et morale de l'avortement. Dans le tri des embryons en éprouvettes, il n'y a plus tout cela".

(Ajoutons qu'un film de Andrew Nicoll, Bienvenue à Gattaca (1997) envisage les dérives d'une société qui généraliserait de tels tests : on y voit apparaître une nouvelle forme de ségrégation sociale fondée sur le patrimoine génétique de chacun.)

Pour toutes ces raisons, dès 1986 dans son essai L'Oeuf transparent,* Jacques Testart appelait les démocraties à imposer l'arrêt des recherches en ce domaine, " chaque fois qu'un procédé a été découvert, il a été appliqué… c'est donc en amont des découvertes qu'il faut opérer un choix éthique. " Il faut décider d'emblée que certaines recherches sont mauvaises parce que potentiellement dangereuses puisqu'elles sont susceptibles de nous donner des pouvoirs qu'il faut s'interdire de vouloir. Cette limitation et cet encadrement de la recherche par la loi supposent un consensus et des moyens de surveillance internationaux, mais n'imposent pas l'arrêt de tout type de recherche. Aujourd'hui, les recherches en laboratoire, vu leur coût, sont finalisées. Actionnaires des laboratoires privés et citoyens bailleurs de fonds des laboratoires publics sont en droit d'imposer que les interdictions soient respectées et les contrevenants punis, d'où l'importance et l'urgence d'un véritable débat public.

Léonard de Vinci (1452-1519) Les proportions humaines.

Echange et "responsabilité du lointain"

Les pires des récupérations politiques à venir : de nouvelles races d'esclaves… des clones-guerriers, des clones-mineurs, des travailleurs spécialisés, domestiqués et bridés…

Potentiellement et à long terme avec le clonage, ce qui est politiquement en jeu, c'est la possibilité de créer des espèces "humaines" à part, c'est-à-dire un nouveau genre d'esclavage : "l'esclavage biologique" !
Aujourd'hui, le clonage humain est au stade du bricolage, un artisanat d'orfèvre qui produit au coup par coup. La science-fiction depuis de nombreuses années explore des scénarii dans lesquels le clonage humain est passé à un stade industriel… Si, avec la banalisation des techniques de clonage et l'effet de production de masse, le coût du clone baisse, on peut imaginer qu'il deviendra économiquement (et sans doute démagogiquement) avantageux de ne plus risquer à la guerre des bataillons de soldats-citoyens dont la formation est longue et coûteuse. Il sera plus rentable - pour les sociétés qui en seront techniquement capables - d'envoyer des clones, y compris contre les populations civiles des pays adverses ! Ni pitié, ni mutinerie, ni objection de conscience chez les clones, du moins dans les premières générations…

De même, l'industrie pourrait accueillir ces nouvelles catégories de travailleurs dont les performances, l'endurance physique et la docilité auront été spécialisées et renforcées lors de la programmation génétique…

C'est la perspective qu'Aldous Huxley, dès 1932, dévoile en étudiant méthodiquement toutes les phases de réalisation politique, c'est-à-dire toutes les démissions morales qui conduisent au pire (lire ou relire à ce propos le fameux chapitre 16 du Meilleur des mondes).

Depuis une trentaine d'années, toutes les inquiétudes que suscite légitimement la perspective du clonage ont nourri les écrivains de science-fiction. Un article de Philippe Hupp pour le Nouvel Observateur (n°1992) offre un intéressant rappel des pistes principales.

Dans La Planète Shayol (1965) de Cordwainer Smith, ce sont des prisonniers qui sont réduits au statut de porte-greffons.
Philip K Dick, notamment dans Blade Runner (1968) ou Ubik (1969), explore la psychologie des clones et leur désir de révolte contre leur condition (voir notre analyse des automates dans la partie du site consacrée à "Autrui"…cliquez ici !)
La Ferme aux organes (1970), de John Boyd pousse jusqu'aux ultimes conséquences la réduction du corps humain au statut de simples pièces détachées.
La Guerre éternelle (1976) de Joe Haldeman, montre que la guerre est sans fin quand les cadavres du champ de bataille servent à produire des clones qui continueront la lutte.
Dans Ces garçons qui venaient du Brésil (1976) de Ira Levin (porté à l'écran par Franklin Schaffner), ce sont des clones d'Hitler qui s'apprêtent à conquérir la planète.
Dans Copies conformes (1976), Pamela Sargent explore le contexte familial en imaginant une famille décimée, "reconstituée" grâce au clonage.
Les Olympiades truquées (1980) de Joëlle Wintrebert imagine des sportifs non seulement génétiquement modifiés mais clonés en plusieurs exemplaires en prévision de la "casse sportive".
La jeune fille et les clones (1993) de David Brin campe une société aristocratique d'amazones clonées dans laquelle l'homme n'a plus qu'un rôle de figuration !

Echange et responsabilité du lointain

Nous rêvons tous que la médecine sache soigner ceux que nous aimons. La question éthique posée par le clonage présenté comme thérapeutique est la suivante : l'espoir d'améliorer toujours davantage la santé de nos contemporains nous autorise-t-il d'une part, à utiliser des embryons humains comme matériel de laboratoire et d'autre part, à développer des savoir-faire qui pourront aboutir à la naissance d'individus programmés pour satisfaire en tous points le désir de leurs commanditaires ?

Peut-on, en échange d'un espoir thérapeutique, instrumentaliser des embryons qui sont des personnes humaines potentielles ?

Peut-on, en échange d'espoirs de guérison pour nos contemporains, développer des compétences qui pourront déboucher sur des ségrégations biologiques (Bienvenue à Gattaca) allant jusqu'au pire des esclavages, celui qui serait irréversible car programmé génétiquement (Le Meilleur des mondes) ?

Le choix éthique concernant le clonage nous porte au coeur de ce que Hans Jonas nomme la responsabilité du lointain. Dans le Principe Responsabilité (1979), il souligne que nous sommes, que nous le voulions ou non, responsables du futur puisque nos choix technologiques (et nos démissions morales) ont, dès maintenant, un impact sur le futur : nous sommes responsables, dès aujourd'hui, d'un temps qui n'est pas encore et où nous ne serons plus... Notre responsabilité est devenue verticale. C'est une situation éthique tout à fait nouvelle.

La morale classique ne permettait jamais que la considération du futur puisse influencer notre devoir présent : "je dois porter assistance à cet homme blessé (malade) sans me demander s'il sera un jour l'assassin de mon père..." Cet impératif éthique est fondé sur le principe de réciprocité qui met en place une solidarité horizontale : tout homme malade espère la charité de la part de son prochain.

Les effets à long terme des techno-sciences compliquent nos choix éthiques d'une responsabilité verticale. Lorsque les choix technologiques mettent en jeu le futur, la crainte du pire pour demain devrait retenir notre action présente. C'est ce que Hans Jonas nomme la stratégie de précaution : "l'anticipation de la menace devrait nous servir de boussole..."

Mais cette nouvelle éthique ne se traduira dans les législations et les pratiques que si des individus sont capables, dès aujourd'hui, de se faire les porte-parole des générations à venir... Or l'avenir (n'existant pas encore) n'a pas de groupe de pression : " Ce qui n'existe pas n'a pas de lobby ; ceux qui ne sont pas encore nés sont sans pouvoir." Ils ne peuvent ni revendiquer, ni infléchir les lois qui les concernent.

Le débat sur le clonage pose une nouvelle foi la vieille question républicaine de la force que peut avoir une Idée dès qu'elle n'est pas soutenue par des égoïsmes (et des intérêts corporatistes) qui la revendiquent quotidiennement...

En pure économie de marché, la stratégie des intérêts à court et moyen-terme pourrait bien, à long terme, mettre à mal l'humanité toute entière... Actionnaires et citoyens, ne laissons pas l'avenir de l'humanité dans n'importes quelles mains !

 Léonard de Vinci (1452-1519) Coupe d'un crâne humain.

 

NOTES DE LECTURE

Toutes les illustrations sont empruntées à Léonard de Vinci (1452-1519).

Idiosyncrasie* En méd. Disposition qui fait que chaque individu ressent d'une façon qui lui est propre les influences des divers agents. NBPour revenir au corps du texte après chaque note, cliquez, dans la partie haute de votre écran sur la flèche qui commande le retour en arrière..

Le principe de précaution* Cf. Le Principe responsabilité (1979), Hans Jonas (nous résumons ses propos dans la dernière partie de notre analyse)..

Le propre de l'artiste est de sentir ce qui est en germe dans le présent bien avant l'éveil de la conscience commune*. cf. entre autres les multiples exemples étudiés par Régis Debray dans Vie et Mort de l'image

Au sujet d'une éventuelle reduplication des capacités intellectuelles * Les techniques ne maîtrisent pas encore (et loin de là) la complexité des processus neurobiologiques qui permettent l'activité pensante, ce qui ne signifie pas que conscience et intelligence resteront toujours une terra incognita. Les neuroleptiques par exemple sont en progrès constant d'efficacité : des médicaments paraissent capables de modifier complétement le fonctionnement du cerveau dans le traitement des psychoses et des névroses. Toutefois, même si on maîtrisait le substrat génétique des aptitudes intellectuelles, tant que la gestation du fœtus aura lieu dans un utérus humain ( et non dans une éprouvette), la vie fœtale de l'enfant stimulera différemment ses premières facultés et, sur ce socle, les variations du milieu éducatif joueront pleinement, produisant des personnalités différentes.

"les endeuillés inconsolables" qui désirent ainsi "ressusciter l'être disparu"*. On conçoit les difficultés psychologiques d'un clone qui saurait qu'il doit sa naissance au fait que ses parents n'ont pas fait le deuil de celui dont il est le double. On peut certes objecter que le secret pourrait être gardé ; on sait pourtant que, dans les familles, ces secrets de polichinelle finissent toujours par être percés par des allusions perfides, des silences éloquents ou de petites phrases assassines

La logique de l'offre et de la demande* Il ne faut jamais oublier de souligner que la "demande" est façonnée à coup d'effets médiatiques… cf. les analyses de Jean Baudrillard dans La société de consommation.

Les espoirs développés par les philosophes des lumières* Comme par exemple Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain (1795).

En démocratie, l'enfer est pavé de bonnes intentions* Aldous Huxley donne de ce processus une parfaite illustration dans Le Meilleur des Mondes.

On ne sait jamais a priori ce qu'une découverte alliée à d'autres connaissances rendra possible…* D'où, pour certains observateurs et scientifiques la revendication d'une diffusion sans droit de propriété des découvertes.

L' Oeuf transparent (1986)* Dans cet ouvrage, Jacques Testart en appelait au décentrement de l'attention curative. Il est aujourd'hui, en plus de ces fonctions de directeur d'une unité de INSERM, président de la Commission Française du développement durable : la terre reste pleine d'enfants qui meurent de faim et de maladies bénignes ou disparues en Europe…

Les soubresauts concernant le droit de diffusion des molécules génériques illustrent l'opposition entre deux conceptions des échanges en matière de prestations médicales. L'une vise la rentabilité financière à court terme, l'autre, plus humaniste, vise davantage d'égalité dans l'accès aux soins et parie sur le long terme… Rappelons que le 1er février 2001, les Etats-Unis avaient porté plainte contre le Brésil pour l'utilisation de médicaments génériques en matière de lutte contre le sida. Or les antirétroviraux génériques coûtent en moyenne 80% moins cher que les médicaments encore protégés par brevet. L'introduction de ces médicaments au Brésil a diminué le taux de mortalité par deux et a permis d'économiser 400 millions de dollars en dépenses de santé. Un mois après les Etats-Unis, l'Association des industries pharmaceutiques ( trente neuf groupes) a porté plainte contre l'Afrique du Sud... Au même moment les grands groupes européens invoquent les droits de propriétés intellectuelles et les sommes dépensées en matière de recherche... Mais des observateurs soulignent que les dépensent en matière de recherche représentent environ 17% des coûts de l'industrie, soit moins de la moitié des dépenses de publicité et de marketing Cf. Les analyses de Philippe Labarde et Bernard Maris, Malheur aux vaincus ! Ah, si les riches pouvaient rester entre riches... (2002)