Les joueurs d'echecs,1865, Honoré Daumier (1808-1879), Paris, musée du petit Palais
Le joueur d’échecs
de  Stefan Zweig
Le joueur d'échecs est une nouvelle qui comprend deux histoires enchâssées l’une dans l'autre. La première décrit l'ascension vertigineuse de Mirko Czentovic, personnage à la fois antipathique et intriguant, champion du monde d'échecs, dont l’esprit est nul dès qu'il ne s'agit plus de calculer des positions ou des gains.

La seconde partie s’attache au destin d'un inconnu qui montre, en dépit de sa modestie, des dispositions remarquables pour le jeu d'échecs. On découvrira dans quel contexte de séquestration mentale  il apprit  à combiner le déplacement des pièces.

Des trésors au fil des pages :

Quand les aveux ne sont pas arrachés par la torture physique, il est terrible de devoir en assumer la responsabilité. L'interrogatoire prend alors la forme d'un duel intellectuel, d’une partie d'échecs ;  on s'en veut de n'être pas plus intelligent. Cette intuition est l'un des principaux ressorts de la dernière nouvelle écrite par Stefan Zweig : le joueur d'échecs.

Lors de l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne, le régime hitlérien a cherché à confisquer à son profit  les richesses de l'Eglise et de la Maison impériale. Monsieur B., responsable d'une étude  juridique qui avait toute la confiance de la couronne et des couvents, est arrêté  et conduit à l'hôtel Métropole où une nouvelle technique de torture est exercée sur lui : l'épuisement psychologique par l'isolement total.

Chaque  prisonnier est mis à l'écart dans une chambre capitonnée dont il ne sort que pour les interrogatoires. Dans la chambre, aucun bruit extérieur n'est perceptible. Aucune lueur de la ville ne peut fournir de repère temporel. La montre du prisonnier lui a été retirée, et il ne dispose ni de livre ni de crayon pour occuper ses pensées.

 L'objet à détruire, 1923 , Man Ray (1890-1976), Paris Coll. Man RayDès lors, entre les temps d'interrogatoire, tous les moments de solitude sont des moments d'enfer psychologique : le prisonnier ressasse  constamment les informations qu'il a déjà données et se mortifie en répétant les réponses qu'il aurait dû faire et  celles qu'il devra faire la prochaine fois pour écarter les soupçons qu’ il a peut-être éveillés la veille..

Stefan Sweig décrit à merveille l’état  d'impuissance de celui qui sait avoir été trahi mais qui ne connaît pas l'ampleur de la trahison ni la teneur des informations divulguées.

De deux choses l'une

1)soit, dans ses réponses, il en dit moins que ses bourreaux n’en savent, et il se met en danger (il joue contre lui)

2)soit  il en dit davantage et alors il trahit les siens et les met en danger.

Il est terrible d'être interrogé sans connaître les termes de l'acte d'accusation. Les policiers comme les tortionnaires sont passés maîtres dans l'art de prêcher le faux pour savoir le vrai. Le prisonnier est pris en étau entre deux figures de l’altérité :

1)Il y a ceux qui l'interrogent: les bourreaux et les inquisiteurs derrière leurs dossiers - ces dossiers dont le prisonnier ne sait rien et qui sont censés détenir sa vérité ;

2) et il y a les autres, les siens ( sa famille ,ses compagnons), tous ceux que ses déclarations mettent en danger : leur sort dépend de lui.

L'interrogatoire est un drame où une communauté d'intérêts cherche à capter la volonté d’un tiers, à l'arracher de force à sa communauté d'origine, à en faire un traître aux siens, un mouchard au service de ses nouveaux maîtres. L'interrogatoire est un duel d'appartenance. Physiquement le prisonnier est déjà pris, il est tombé du côté de ceux qu'il appelait ses ennemis. Pour se sauver,  il doit devenir uns des leurs et ne  peut le faire qu'en trahissant ses anciens amis.

La  torture physique est un jeu aussi pervers que brutal ; nous aurons ailleurs l'occasion de pointer les inversions psychiques qui s'y produisent.

 « Je te torture parce que tu refuses de parler donc tu es ton  propre bourreau ; tu te persécutes toi-même. Ton obstination me contraint à être brutal alors que je ne veux que t’aider ; aide-moi à te sauver ; parle ! »

Le jeu du bourreau consiste :

1)d'une part à rendre le prisonnier  responsable de ses souffrances puisqu'il  lui suffirait de parler pour qu'elles cessent ;

2)d'autre part le bourreau inverse subrepticement tous les repères de valeur du prisonnier. Le bourreau  se place d'emblée du côté du Bien et de la nécessité  les deux termes étant identifiés à la faveur d'une évidence viscérale : « il est mal (anormal) d'avoir mal, cela doit cesser: il faut parler, il est bien de parler »

Le prisonnier en refusant de collaborer s’exclut du bien ;  il est donc normal qu'il ait mal, il est  responsable de son malheur, il refuse le salut.

La supercherie est d'occulter le fait que la torture est délibérément décidée par un ennemi. Le tortionnaire doit faire apparaître la torture comme l’ effet logique (naturel) de l'obstination du prisonnier à se taire, éludant ainsi le jeu guerrier, l'épreuve de force entre deux clans.

La torture psychique par l'isolement est un piège redoutable : l'enfermement et le vide de  la cellule produisent l’aveu comme le dernier rempart contre la folie. Dans sa cellule le prisonnier ressasse toujours les mêmes pensées : " comment protéger le réseau, comment ne prononcer jamais tel nom, tel lieu ".  Ces pensées répétées sans cesse en secret  finissent  par empoisonner celui qui ne veut pas les divulguer. Il  y consomme son bon sens et sa raison :" C’'était justement parce qu'il voulait me faire ressasser mes pensées jusqu'à ce qu'elles m'étouffent et que je ne puisse faire autrement que de les cracher pour ainsi dire… d'avouer tout pour échapper à l'emprise mortelle de ce néant "( Pages 56 –57) 

Le cerveau d'enfant, 1914, d'après Giorgo de Chirico (1888-1978)Comment s'échapper de ses pensées quand elles sont obsessionnelles ? Il faudrait en générer d'autres …

Dans la nouvelle  de Stefan Zweig le prisonnier s'échappe grâce à un livre qu'il est parvenu à subtiliser.  Ce livre est un point d‘ancrage pour ses pensées ;  un sujet de réflexion qui le distrait de la pression des interrogatoires. Mais cette planche de salut se révèle un piège infernal: il s'agit d’un manuel d’échecs ou plutôt d’un livre  recensant 150 partis d'échecs avec l'analyse des différents coups. Le prisonnier à force de refaire ses parties et surtout de « se battre contre lui-même » va perdre la raison.

La littérature ne  serait-elle pas un meilleur remède que le jeu d'échecs pour les situations de solitude forcée ? La lecture ou, à défaut, la création littéraire permettent de constituer de véritables altérités. Certes les personnages inventés le sont souvent à partir d'expériences et de témoignages personnels ; mais, pour qu'il y ait histoire, ils doivent  être constitués en personnages autonomes alors qu'il est impossible de jouer contre soi(sans tomber dans la schizophrénie). Dans Le grand jeu  Léopold Trépper raconte sa propre expérience : espion russe, son réseau est infiltré par les  Allemands ; après la défaite nazie il est soupçonné par les soviets d’avoir trahi. Après deux mois de détention dans le silence et l’isolement total (hormis les temps d’interrogatoire) il n’a perdu aucune acuité mentale et  peut déclarer à ses juges : « j’ai écrit un livre »

Des « fantômes » pour peupler sa solitude :

Tant que  le prisonnier  n'était encore qu'à reprendre fidèlement en imagination les parties des grands maîtres, il peuplait sa solitude de présences qui le distrayaient sans mettre en danger sa santé mentale.  C'était Aljechin qui briguait  le titre de champion. C’était Bogoljubow qui, dès le troisième coup, imposait son style à la partie.

Reclus dans sa chambre d’hôtel, isolé de tous les hommes le prisonnier, en recomposant en imagination ces parties héroïques, éprouvait tout le plaisir du connaisseur qui apprécie les péripéties d’un combat  et se sent symboliquement entouré par toute la communauté des amateurs.

Ce délassement mental ne devint un  poison que plus tard. L’effet de nouveauté des parties  s’étant tari ( « répétée 20 à 30 fois une partie n’offre plus aucune surprise ») il fallut de nouveau trouver  un centre  d’intérêt pour la pensée. Mais comment s’étonner soi -même dans la solitude d’une prison ?

.

objet à fonctionnement symbolique (1931) Valentine HugoLe partenaire: l'autre indispensable

 « Pour danser le tango,  il faut être deux » pour jouer aux échecs aussi ! Cette évidence  pour n’être pas littéralement énoncée par S. Zweig est  toutefois magistralement signifiée dans ce livre :

  Dans le jeu d'échecs

1) le hasard n'a aucune part ;

2  tout l’art réside dans l'affrontement entre deux camps (chacun tâchant de deviner les intentions  de l'autre et de les contrecarrer).

Dès lors vouloir jouer aux échecs contre soi-même est aussi paradoxal que « de vouloir marcher sur son ombre ». Comment être dupe de ses propres effets ? Comment oublier  la stratégie qu’on vient d’agencer pour les noirs quand on manipule soi-même les blancs  ! Stratégie et feintes supposent une dualité effective, la réalité de deux présences au  raisonnement autonome.

 On ne parle pas en vain de « jeu de société ».

Pour qu'il y ait jeu, (comme on parle d'un espace de battement dans un engrenage), il faut de l'altérité (sans la différence, sans l'autonomie de l'autre, pas de jeu :  la monotonie du même enlise dans l'ennui).

Pour qu'il y ait jeu véritable, il faut au moins être deux... (Dans les jeux de hasard c'est la fortune qui fait office de partenaire capricieux ).Voyez  dans  « Calvin et Hobbes » B.D. de Bill Waterson  les trésors d'imagination que développe Calvin pour combler sa solitude d’enfant unique…