Sarte à la fenêtre de son appartement parisien
« Les mots »

de Jean-Paul Sartre ( éd. NRF) 

«  J’étais un enfant. Ce monstre qu'ils (les adultes) fabriquent avec leurs regrets »

« Un enfant gâté n’est pas triste ; il s’ennuie comme un roi. Comme un chien ! »

Dans  Les mots  Sartre nous livre son enfance et avec elle bien des clés pour mieux comprendre son oeuvre.

Fondamentalement Poulou est un enfant qui s'ennuie dans un univers d'adultes. Derrière les simagrées douceâtres des cérémonies familiales,  il cherche en vain  la justification de son existence. Sartre a 58 ans quand il écrit Les mots et sa vision rétrospective de l'univers familial est terriblement décapante. Il ne cesse de dénoncer le cabotinage, les scènes attendues, bref  la mauvaise foi des rapports dans lesquels on l’a tenu; et pourtant il n'est pas seulement victime, il est aussi complice. Il en  rajoute.

LE ROLE DE L’ENFANT SAGE : LE PETIT PRODIGE.

Orphelin de père et cherchant ses marques, Sartre se complaît à correspondre au rôle d'enfant sage que les adultes lui dictent par leurs attentes et leurs attitudes:  il devient « la merveille » de son grand-père, « le petit prodige » de la famille. « Seul au milieu d’adultes, j’étais un adulte miniature… Je vivais au dessus de mon âge comme on vit au-dessus de ses moyens, coûteusement, pour la montre. »

UNE FAMILLE DE LETTREES

Charles Schweitzer, le grand-père maternel de Sartre, Alsacien, germaniste de formation, est responsable d'un institut de langues. Homme de lettres et d'écriture, il passe de longues heures dans une imposante bibliothèque. C'est dans cette atmosphère feutrée que Sartre, allongé sur le tapis, une tartine à la main fera la rencontre des mots et de la puissance de la littérature. Mais son attirance est d'abord plutôt feinte que réelle: il sait qu'on le regarde et qu’il  impressionne par son sérieux à l'étude alors il se donne en spectacle.

 DES LECTURES D’IMPOSTURE

Pages 56 : superbe scène de mauvaise foi en acte : la porte de la bibliothèque s’ouvre délicatement, on chuchote ; accompagnées de quelques invités, les femmes, Anne- Marie, la mère et Louise, la grand-mère,  viennent  voir ce que le petit « fabrique » . Sartre le sait ; il en rajoute (comme à la messe, page 18) il montre ce dont il est capable : il se lève comme inspiré, va remettre en place le livre qu'il feuilletait, se dresse sur la pointe des pieds et s’échine à sortir  le lourd recueil des pièces de Corneille, l'exploit le fait presque vaciller et on s'émeut dans le couloir de tant de zèle. Feignant de ne rien entendre, il se replonge dans la lecture ; le tour est joué,  du moins pour les autres, car Sartre n'est dupe ni  de l'imposture ni de l'aliénation qu’elle révèle. Il sent déjà qu’il s’enferme dans  un piège destructeur.

L’ALIENATION DANS  LES MOTS 

Photographie de J. P. Sartre jeune homme«  Ma vérité et mon caractère étaient aux mains des autres, J’avais appris à me voir par leurs yeux. »

 Aliénation mentale, non au sens de folie mais de dépossession de soir par souci de l'opinion des autres. À force de s'appliquer à plaire pour avoir le sentiment d'exister, le petit Sartre ne peut plus se défaire du regard des siens. Même en leur absence il se pense encore observé et persiste dans des attitudes d'emprunt :

" Jusque dans ma solitude j'étais en représentation " p.55 ;  "-je me voyais lire comme on s’écoute parler » p.56

A ce moment du récit Sartre a la phrase la plus assassine du livre,  sa définition de l'enfance : " j'étais un enfant. Ce monstre qu'ils (les adultes) fabriquent avec leurs regrets "

 Explication de la formule:

Les parents projettent sur leurs enfants tous leurs désirs inassouvis

-désirs de promotion sociale ;

- désirs de sécurité affective.

Pour se rassurer, les adultes créditent l’enfant de vertu qu'il n'a pas mais qu’ils veulent voir se réaliser dans leur rejeton. L'enfant est d'abord  dupe du crédit qu'on lui fait. Pour garder valide  la version des adultes (et avec elle, les fondements d'une vérité à la fois rassurante et intangible) il en dénie sa propre conscience de la réalité (cf. la laideur du petit Sartre)

 Photographie de J. P. Sartre jeune hommeMais progressivement l'enfant prend conscience de la supercherie généralisée ; l’ensemble sonne faux. Puis vient le jour où l'enfant se heurte brutalement à une autre vérité, celle de ceux qui ne sont pas soudés par la comédie familiale ( les autres enfants du Luxembourg, « les Pardaillan des bacs à sable »  ou les parents plus lointains ) . Il fait la douloureuse expérience d’un jugement qui s’abat sur lui sans complaisance.

Sartre, le narrateur, revenant sur la jeunesse de  Jean-Paul, pointe deux phénomènes intimement liés :

-son impuissance à s'intégrer à un groupe d'étrangers ;

-et sa jalousie dès que la première place ne lui  est plus acquise parmi les siens.

 Les deux phénomènes vont de pair : il est difficile d'être accepté par les autres lorsqu'on est convaincu  de mériter  tous les regards et tous les égards.

Une synergie de groupe est un difficile équilibre d’ « Ego ».  Chacun veut une place de choix, chacun veut  avoir sa place, celle où il épanouira ses qualités propres et se sentira reconnu dans une  identité authentique et valorisante. L’idéal du groupe est celui d’une micro-société élective, une société qui double la société réelle par la diversité de ses membres, mais sélectionne les participants pour ne garder que des amis ( harmonie des différences et richesse des diversités,  force et chaleur de la convivialité). Peu de rassemblements réussissent à trouver cet équilibre,  et encore  moins parviennent à le conserver.

SARTRE, L’EXCLU DES BACS A SABLE

Tandis que dans sa solitude d'enfant gâté, Sartre s'invente au fil de ses lectures une identité de héros de roman, c'est un miroir beaucoup moins flatteur que lui renvoient  les galopins de son âge.

 Chevalier

« Sur les terrasses du Luxembourg, des enfants jouaient, je m'approchai d’eux, ils me frôlaient sans me voir, je les regardais avec des yeux du pauvre : comme ils étaient forts et rapides ! Comme ils étaient beaux ! Devant ces héros de chair et d’os, je perdais mon intelligence prodigieuse, mon savoir universel, ma musculature athlétique, mon adresse spadassine ; Je m’accotais à  un arbre, j’attendais, sur un mot  du chef de la bande,  brutalement jeté : avance Pardaillan  c’est toi qui feras le prisonnier, j'aurais abandonné mes privilèges. Même un rôle muet m’eut comblé ; j'aurais accepté dans l'enthousiasme de faire un blessé sur une civière, un mort. L’occasion ne m’en fut pas donnée: j'avais rencontré mes vrais juges, mes contemporains, mes pairs, et leur indifférence me condamnait. Je n'en revenais pas de me découvrir par eux ni merveille ni méduse, un gringalet qui  n’intéressait personne ». (p.110)

 Loin de la sollicitude empressée des siens, le petit Sartre fait l'expérience de l'indifférence des autres quand il ne subit pas  leur mépris : : les valeurs des réunions d'enfants sont aux antipodes de celles que cultive l'éducation bourgeoise : l’intrépidité  du casse–coup, l'audace de la grossièreté y classent son homme. Des documentaires contemporains (et notamment celui de Claire Simon « Récréations » 1992) ont montré  que les rapports entre enfants sont d'emblée des rapports de force et de pouvoir, des rapports  de séduction clairement sexués aussi. Ceci confirme ( s’il était besoin)  les analyses de Freud  qui firent le plus de scandale à son époque : « L’enfant est un pervers polymorphe » l'innocence enfantine n'est qu'un mythe par lequel les adultes se rassurent. La vérité est plus cruelle : c’est la civilisation qui rend les hommes humains, diplomates et respectueux de l’altérité. 

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