The barrier, Joe Beeler

Le fil de fer barbelé, symbole du mal politique

Olivier de Razac

Olivier de Razac, philosophe de formation, propose aux éditions la Fabrique une Histoire politique des barbelés qui en souligne les trois grands moments

- Le morcellement de la prairie par les clôtures des colons entraînant l’exil des indiens  et l extinction de leur culture

-La défense des tranchées lors de la Première guerre mondiale

-Les camps de concentration

 Nous vous recommandons vivement ce petit livre de 111 pages qui, pour le prix modique de 59 fr, fait état dans ces dernières pages de l’usage contemporain du barbelé aux Frontières de l’Europe et dans le monde. Il dénonce  dans la droite ligne de Pierre Bourdieu les formes plus subtiles d’exclusion qui se mettent en place notamment par les vigiles et les caméras surveillance.

 « LA CORDE DU DIABLE » DES PRAIRIES AUX TRANCHEES.

 Tally Gate, Bud Helbig 

 L’arme « civilisatrice » des propriétaires terriens

L’invention en est due à un fermier de l’Illinois J.-F. Glidden qui le premier eut l’idée d‘ajouter des barbes aux fils de clôture classiques et d’assurer la résistance et la solidité de l’ensemble en torsadant un second fil sur le premier assemblage ; il déposa son brevet en 1874. L’invention fût rapidement récupérée par l’armée, notamment lors de la guerre de Sécession.

 LES BARBELES: une invention diablement efficace.

L’usage militaire du barbelé consiste à opérer des diagonales entre le sommet et la base des piquets qui vont dessiner le réseau. C’est «  une idée géométrique géniale » puisque au lieu de construire la totalité d’un mur de fortification, le barbelé  permet d’évider la muraille pour n’en « conserver qu’un fin squelette métallique ».On construit ainsi un rempart de trente mètres de profondeur sur deux mètres de haut et des kilomètres de long en  ne remplissant que le minimum de ce volume. 

Léger et économique le fil de fer barbelé a aussi l’extraordinaire avantage de bien résister aux bombardements et aux feux d’artillerie alors qu’un rempart de fortification s’écroule rapidement et offre des postes de retranchement à l’ennemi. Même partiellement disloqué, le réseau de barbelé reste un obstacle qui ralentit la progression de l’assaillant tout en l’exposant à découvert. Le réseau est également invisible de loin. Seuls les cadavres que l’ennemi y laisse signalent le barbelé tout en annonçant à la nouvelle vague d’assaillants ce qui les attend. L’effet de démoralisation est tel que de nombreux hommes se sont fait tuer pour aller récupérer le corps de leurs camarades restés à « séché » sur les fils comme un poisson pris dans un filet ou un insecte dans une toile d’araignée. On comprend ainsi la place du barbelé dans l’imaginaire des soldats et dans les tableaux de guerre.

Attaque des Anglais à la baîonnette et à la grenade. dessin de Frédérich Villiers .DECOR DE GUERRE

On peut dire que le fil de fer barbelé est un trait essentiel du visage de la guerre moderne, une guerre qui vise « à exposer le plus longtemps possible l’attaquant au feu de lignes de tirailleurs enterrées et des canons de retrait » ,une guerre où s’affronte du matériel plus que du courage individuel.

Les fils de fer barbelé disposés en réseau apparurent comme la meilleure défense accessoire

jusqu’à l’invention du char d’assaut qui relance la guerre de mouvement et impose de parier sur la solidité de nouveau matériaux comme le béton des Bunkers

 PARQUER LE TROUPEAU : LES MANIFESTATIONS DU « BIO POUVOIR »

Mais à la même époque, le fil de fer barbelé trouve un autre usage dans les systèmes concentrationnaires. Inventé pour parquer du bétail, il est appliqué à la gestion d’espaces en tout point inhumains. Ce qui permet à Olivier Razac de souligner un principe fondamental de l’économie bio politique  Ce qui s’applique aux troupeaux finit toujours par s’appliquer à l’homme aussi ».

« LA FRONTIERE BRULANTE »  QUI ENSERRE LE CAMP

 Dans les camps de concentration le fil de fer barbelé est électrifié et associé à un système de miradors et de projecteurs. En soi les barbelés ne sont pas infranchissables. En 1945 les prisonniers soviétiques de Mathausen qui tentaient de s’évader ont provoqué des courts-circuits à l’aide de couvertures mouillées. La véritable difficulté consistait à neutraliser la surveillance dans le mirador. On voit ainsi le caractère interactif du dispositif : le mirador protège le barbelé qui protège le mirador.  page 85

Conçu pour faire mal

Contrairement aux clôtures de bois classiques, qui barrent symboliquement l’espace sans le rendre inhabitable le lieu de la séparation, le barbelé fait mal ; son contact est blessant .

C’est un dispositif de ségrégation de l’espace conçu pour toucher l’être vivant en tant que vivant, c’est à dire animal doué de sensibilité et animé d’un instinct fondamental d’évitement de la douleur. C’est un trait qui barre violemment l’espace ; une ligne hérissée de barbes agressives faites pour déchirer le corps qui refuserait cette loi de séparation.

Affiche pour amnesty international par Karl Otto ThomassenLE SYMBOLE DU MAL POLITIQUE

Le barbelé est devenu le symbole de l’oppression.. «  le barbelé seul suffit à évoquer le camp de concentration ou de prisonniers… et plus largement les violences fascistes et totalitaires. »  Amnesty International entérine la symbolique en la retournant par l’image de la flamme de la bougie qui luit  encore malgré les barbelés qui l’enserrent.

L’intérieur de l’espace défini par le barbelé marque le début de l’univers de l’arbitraire où tout est possible sans qu’aucune objection soit formulable de la part des détenus qui ont perdu toute forme de droit. (Voir la triste anecdote qu’Olivier Razac emprunte à Primo Lévi. Page 53) Le camp de concentration figure aujourd’hui, pour la conscience collective, l’équivalent de ce que Dante appelait le Neuvième cercle de l’Enfer, C’est le cœur du mal politique même si, dans ces lieux, la cruauté réussit toujours à inventer pire et redoubler l’horreur  en  surenchérissant dans l’infernal

ENFERMEMENT DANS L’EXCLUSION.

Le barbelé signifie toujours une frontière, une exclusion, la partition entre un dedans et un dehors. Mais il y a une inversion des valeurs du dehors et du dedans en ce qui concerne le camp de concentration : les prisonniers sont enfermés dans un non-lieu, exclus de la communauté des hommes, c’est à dire du troupeau à visage humain de la Nation, ce bon troupeau qu’il faut protéger contre toute intrusion potentiellement dommageable. Olivier Razac souligne une évidence politique : un troupeau en tant que valeur économique a vocation d’être à l’intérieur, c’est  lui qui est censé  être protégé par les dispositifs d’exclusion.

Tous ceux qui sont rejetés à l’extérieur de ce champ défensif font donc l’objet d’une dévalorisation infamante voire d’une diabolisation. Ce ne sont que des bêtes  Photo Fabrice Picard pour Vu , Parissauvages…. Le même vocabulaire de la bestialité jalonne, dans l’Histoire, toues les occurrences d‘exclusion par barbelés interposés.

-Pour l’homme blanc, il fait protéger ses terres et ses troupeaux « contre les loups (wolves) et les indiens féroces (wolfish Indians) »

 -Pendant la Première Guerre mondiale la haine entre Français et Allemands est telle que chacun stigmatise la monstruosité de l’autre sous des formes animales infamantes ( « Les Allemands à tête de veau »

-La barbarie nazie voit dans les prisonniers des camps une vermine qui risque de souiller l’aryen propre et sain. Le pire étant que ce préjugé puissant  réussit à produire sa propre justification. Voyez ce processus de déshumanisation tel que le décrit Primo Lévi dans Si c’est un homme.

« Le seul fait de parquer des hommes derrière des barbelés produit la superposition de l’animal et de l’homme » p81 «  le barbelé des camps fonctionne comme un opérateur visuel de la propagande nazie. La polyvalence technique du barbelé, sa capacité à repousser une vache comme un chien ou n’importe quel être vivant, produit, lorsqu’il est utilisé pour enclore des hommes, un choc qui ébranle la certitude que ce sont bien des êtres humains à part entière,[ ce] qui confirme le bien fondé du sort qu’on leur réservait », Pierre Chaine aurait dit: celui de  « crever comme des rats »

 Retournement symbolique

Mais, progressivement, s’est constitué une forme de vigilance idéologique qui dénonce l’usage des barbelés comme la manifestation d’un pouvoir d’exclusion. Dans les pays urbanisés de la Vieille Europe le barbelé fait scandale. Le pouvoir qui l’utilise accepte d’en payer le coup médiatique  (Voir Page 92)

Mais l’auteur dénonce à la fin de son livre des formes plus discrètes et pernicieuses d’exclusion. Des « violences symboliques s’exercent  au cœur de la ségrégation de l’espace. » 

Ce jeune auteur mêle le meilleur de Bourdieu et de Foucault. Il est à lire absolument …