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Les affinités électives
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(1809) Goethe Toutes les illustrations sont empruntées à Pierre Longhi (1702-1785) |
Le roman a pris des rides ; il y a même des pages dont la mièvrerie est difficilement supportable. Mais la force de l’analyse demeure. Pour un traitement plus contemporain, voir : « Nettoyage à sec » !
Quand la rencontre d’autrui est thématisée comme telle, c’est qu’elle a des effets irréversibles. Elle fait événement. Elle produit des altérations aussi bien des individus ( sujets pris singulièrement) que des relations dans lesquelles ces individus étaient engagés avant la rencontre.
C’est ce que manifeste un roman de Goethe : Les affinités électives. Le récit est construit sur une analogie chimique : l’attirance de certaines substances pour d’autres induit le terme d’ « affinité élective » qui appartient d’abord au vocabulaire technique des chimistes.
Le phénomène est expliqué à la faveur d’une conversation de salon (p.72-78). Si chaque nature est d’abord attirée par elle-même et tâche toujours de recomposer un tout quand on sépare ses parties (ce que montre le mercure ou encore l’eau), chaque nature entretient aussi des rapports avec les autres substances. Il y a celles qui s’attirent spontanément et de manière irrépressible. Il y a celles qui se rebutent comme l’huile et l’eau et qu’aucun contact rapproché ne peut unir. Toutefois en chimie il existe des médiateurs pour joindre ceux qui veulent se séparer. Dans le roman un personnage au nom de prédilection ( Mittler) a aussi cette fonction.
Dans
l’expression d’ « affinité élective » apparaît à la fois:
-l’idée d’attirance irrépressible ;
-et de préférence sélective.
L’union d’un terme à un autre se fait sur fond d’exclusion des autres relations possibles. Les affinités électives opèrent des recombinaisons fulgurantes entre éléments jusqu’ici séparés car unis à d’autres composés. « Les affinités deviennent intéressantes ( pour le chimiste) quand elles provoquent des divorces. Tout se passe réellement comme si une combinaison se voyait préférée à une autre. »
Ce passage est la clef du roman. Goethe se comporte comme un chimiste. La trame du roman est assimilable à une expérimentation.
Un couple d’abord intimement uni se voit adjoint un tiers ( le capitaine, ami d’enfance d’Edouard, l’époux) puis un autre personnage (Odile, pupille de Charlotte, l’épouse). Le jeu des combinaisons est remanié et se fixe rapidement sur deux nouveaux couples : Charlotte +le Capitaine ; Edouard +Odile.
Goethe décrit cette attraction fatale qui sépare le couple initial à la faveur de nouvelles préférences. Si la morale résiste chez Charlotte et le Capitaine (plus âgés et de tempéraments plus calmes)? l’attrait est cependant viscéral ; Goethe le manifeste par un nouvel épisode : la naissance d’un enfant. Le hasard d’une nuit réunit les époux mais le fruit de leurs ébats nocturnes porte les traits de leurs amours réciproques. Il a les yeux d’Odile et les traits du capitaine. Chacun comprend qu’il est né « d ’un double adultère » P294 Goethe exploite un préjugé de son époque pour exprimer la force irrépressible de l’amour.
- A deux reprises Goethe prend position en faveur du divorce ;
- Et toute l’architecture du livre montre que l’altruisme peut être bien mal
récompensé.
( Mais Goethe a toujours défendu Les affinités électives comme étant son roman le plus subtil.
Goethe voit dans le divorce la traduction dans les lois juridiques d’un phénomène naturel : il n’y a rien d’éternel dans le monde, les unions civiles ne font pas exception, la vie propose toujours de nouvelles rencontres. La passion est fatale. C’est se condamner à la tristesse que de renoncer à son accomplissement.
Goethe avait lui-même soutenu la demande de divorce d’une de ses amis, Caroline qui abandonne G. Schlegel pour se joindre à Schelling. Les romantiques veulent affranchir l’amour des contraintes de la morale et des institutions. La passion amoureuse impose un nouveau code de valeurs et de comportements (cf. l’analyse de Sartre dans L’existentialisme est un humanisme).
Le livre fit aussi scandale parce que l’altruisme y est mal récompensé aux yeux de la morale traditionnelle. C’est par altruisme que Charlotte consent à la venue du capitaine et appelle auprès d’elle Odile pour achever son éducation.
Le capitaine est un homme brillant qui se morfond dans des emplois subalternes.
Odile n’épanouit aucune de ses qualités dans la pension où elle est mise en compétition avec des jeunes filles au tempérament plus exubérant.
Tout
en reconnaissant le devoir moral d’aider le capitaine à trouver une place de
son envergure, Charlotte craint l’intrusion d’un tiers dans son couple, elle
a peur que la complicité des deux hommes ne lui vole l’attention de son époux
:
« (P. 45) j’ai vu des amis, des frères, des amants, des époux dont les relations furent bouleversées et la situation complètement retournée par la venue d’une personne nouvelle. ( p 55) Toutes nos entreprises sont des coups d’audaces. Ces situations nouvelles risquent d’être fécondes en bonheur et en malheur sans que nous puissions nous en attribuer particulièrement le mérite ou la faute. »
Mittler ajoute p53 « j’ai vu les choses les plus raisonnables échouer et les plus absurdes réussir. »
Aucun pronostic n’est possible a priori. L’analyse rationnelle est inopérante, car les affinités électives se révèlent seulement au contact, par l’expérience.
Et, même s’il est prévisible qu’un couple heureux a tout à perdre à la venue d’un tiers ; de toute façon à partir du moment où Edouard a formulé le désir que le capitaine les rejoigne, le mal est déjà fait. Le refus de sa femme l’offusque et ternit son bonheur d’être avec elle.
Quant à Charlotte, craignant de se voir délaissée par son époux à cause de l’arrivée du capitaine, elle précipite le malheur de son couple en se proposant comme compensation la venue d’Odile.
Le roman montre l’impuissance de la raison à anticiper comme à endiguer le cours des affinités passionnelles : les obstacles que chacun dresse contre la passion la renforcent et précipitent le drame en tragédie
La rencontre d’autrui est toujours aventureuse, riche en surprise en bien comme en mal. Comme disait Spinoza il n’y a pas de bien ou de mal absolus, il n’y a que du bon et du mauvais relatifs aux êtres et aux ensembles qu’ils composent.
Dans les relations intersubjectives, il n’y a pas de risque nul et connaître les risques ne permet pas de s’en garantir car l’homme est un mystère à lui-même et aux autres.
L’homme est imprévisible dans son évolution ; il n’a pas d’identité définitive, stable. Tout est affaire de rencontre, d’occasion. Il n’y a pas d’identité mais des dispositions multiples favorisées par telle ou telle rencontre.
Celui qui croyait aimer tendrement apprend avec la rencontre d’un nouvel amour qu’il n’avait encore jamais aimé d’amour.
Est-ce une illusion rétrospective ? Doit-on dire que la nouvelle relation ternit la valeur de l’ancienne ? Goethe est plus subtil : nous changeons ; l’autre est facteur d’éclosion en nous d’une nouvelle personnalité avec de nouvelles aspirations ; c’est pour cela que nous avons l’impression d’aimer alors pour la première fois.
Il faut accepter le devenir autre des relations et parier sur la joie, ne pas se figer sur une relation qui n’est plus que l’ombre d’elle-même mais favoriser celle où la vie s’épanouit.
Le
roman est finalement une tragédie parce que la morale de la culpabilité a empoisonné
Odile et aussi parce que la représentation du mariage comme sacré fait que
Charlotte s’attache à son mari plus que son sentiment ne lui dicte. Mais Edouard
prévoyait une fin plus heureuse si chacun s’était laissé porter par l’évidence
des nouvelles affinités. Chapitre 12 p.286 :
Edouard sait que par son insistance à aider le capitaine, il est à l’origine de tous les bouleversements ; mais il affirme aussi qu’il est innocent, tout étant fatal dans le jeu spontané des affinités. « Nous ne sommes plus maîtres de ce qui en résulte. Mais nous sommes maîtres de lui enlever sa nocivité, de le transformer en bonheur. »