le baiser du Sphinx, 1895, Franz von Stuck
L’Erotisme,
G. Bataille
 

Nous ne présentons que les concepts essentiels à la thématique du mal. Vous trouverez d’ailleurs, dans deux dissertations, des exemples de l’apport de G. Bataille au traitement de la question du luxe et  de la transgression.

Pour ceux qui auraient peur de rentrer directement dans l’œuvre de Bataille, nous vous recommandons l’excellente analyse de Gérard Durozoi dans la collection Profil, Hatier

La parenté entre l’érotisme et le meurtre, l’orgasme et la mort.

Dans les deux cas, les corps accueillent une forme de violence (amoureuse ou meurtrière).

Dans les deux cas aussi, il y a «  effraction », pénétration ; dans le meurtre ou le viol, le corps est fracturé ; dans le désir, l’isolement de l’être s’effondre, il y a, selon G Bataille, une déchirure de l’intériorité.

Dans la violence de l’étreinte, le corps obéit à une sorte de rage dans laquelle on ne reconnaît plus la personnalité ordinaire de l’individu.

Quant à l’orgasme, il est effraction, sortie hors de soi, et  en tout cas, abandon d’identité. L’orgasme provoque aussi un effondrement du moi. Dans l’épuisement, le corps s’abandonne au flux des courants qui le traversent, il régresse au mode végétatif, c’est ce que le langage populaire appèle « la petite mort », Valery préfère évoquer «  la jeune Parque ».

 G.Bataille s’étonne de cette dilapidation extraordinaire d’énergie dans la reproduction sexuelle. Elle fait signe vers tous les excès de violence vitale. Mais, quand l’homme en prend conscience, il est  fasciné autant qu’il a peur.

Le minotaure, 1877-1986, Georges Frederich Watts

Ni monde humain, ni culture sans interdit

Le monde humain, celui de la culture et du travail, s’est construit en rupture avec la dilapidation d’énergie dont la vie naturelle fait preuve dans la sexualité comme dans la violence.

G Bataille souligne que, dans la sexualité, apparaît un gaspillage de ressources qui va bien au-delà de ce qui suffirait à la croissance de l’espèce. Dans l’orgasme cette dépense est la plus grande que l’individu est capable de supporter dans l’instant. D’ailleurs l’ensemble des phénomènes biologiques et chimiques montrent que la tendance générale de la vie est la prodigalité luxurieuse. Le soleil, qui dépense son énergie sans rien recevoir, est une image saisissante de cette prodigalité naturelle.

Sexualité et mort violente sont les moments d’une fête que la vie célèbre avec la multitude des êtres.

Un autre ordre apparaît lorsque l’homme fut capable de suspendre sa jouissance en lui opposant des interdits (interdit sur l’inceste, interdit alimentaire, sépulture pour les morts –c’est à dire rejet de la mort comme tabou-( voir la dissertation la transgression et le mal) . puis interdit du meurtre des membres du clan.). Par ces interdits, l’homme rendit possible le monde laborieux qui s’oppose à la vie naturelle comme la production s’oppose à la destruction et l’économie à la dépense.

Tout se passe « comme si l’homme avait en une fois saisi ce qu’a d’impossible la nature (…) exigeant des êtres qu’elle suscite de participer à cette rage de détruire qui l’anime et que rien n’assouvira… La possibilité humaine dépendit du moment où, se prenant d’un vertige insurmontable un être s’efforça de répondre non »( Erotisme coll 10/18, p68,69)

L’interdit préserve du sacré et en donne la clé

L’interdit ouvre la possibilité d’un monde protégé et réglé, le monde profane, mais il désigne en creux l’accès à ce qu’il défend (et, par là même, pose comme sacré) : « Sacer » signifie d’ailleurs ce qui est à respecter et en même temps ce qui est à fuir (comme dangereux).

Mais si l’interdit était toujours et absolument respecté, la vie perdrait toute dimension d’excès et ne connaîtrait plus que des manifestations restreintes et étriquées. Si l’homme n’était plus capable que de consommation prudente et de production raisonnable, il aurait totalement rompu avec le terreau originaire de sa vie animale.  La violence et le comportement improductif sont des tentations naturelles et essentielles.

La transgression « lève l’interdit mais ne le supprime pas »

La transgression de l’interdit n’est pas son abolition. Elle n’est pas retour à l’animalité première, au contraire. la transgression « lève l’interdit mais ne le supprime pas » car elle ne perçoit justement son excès que si elle est consciente de l’interdit dont elle est la transgression. Pour qu’il y ait transgression véritable il faut donc que l’interdit soit connu et repéré comme possible à bafouer.

D’ailleurs un interdit n’est ressenti comme tel que parce qu’il contrarie un mouvement de fascination et de désir à l’égard de ce qu’il interdit. C’est toute l’ambiguïté du rapport à la violence sacrée qui à la fois terrifie et fascine. Et cette fascination suscite le désir de la transgression

Les religions et les législations ont organisé des infractions rituelles afin que l’homme garde la saveur et le sens de cet excès sacré dont il s’est séparé pour fonder l’ordre proprement humain. «  La transgression forme avec l’interdit un ensemble qui définit la vie sociale » page 72.

Le roi boit, Teniers 1610-1690,  Musée du Prado  Organiser la transgression.

( Au chapitre XII, G. Bataille étudie le cas de la prostitution sacrée dans l’enceinte des temples. Le rituel du mariage permet aussi de gérer et d’ordonner la sexualité)

Quant au meurtre, les mêmes sociétés qui l’interdisent organisent périodiquement la levée de cette interdiction  soit par le biais des sacrifices rituels soit en déclarant la guerre et donc en organisant le déchaînement de la violence sur « l’ennemi ». G. Bataille souligne que la guerre a bien primitivement été vécue comme un luxe, une débauche exubérante d’énergie et de richesse : les costumes somptueux n’avaient pas une fonction essentiellement protectrice. La guerre archaïque ressemble à une fête de la violence et  engage une dépense d’énergie sans commune mesure avec les profits escomptés Voir Gilles de Rais

Les temps des fêtes sont par excellence des temps de transgression. Toutes les valeurs du monde profanes sont renversées. «  La fête consume dans sa prodigalité sans mesure les ressources accumulées dans le temps du travail ». Les préoccupations de rentabilité de sécurité et de pudeur sont temporairement remplacées par des comportements radicalement opposés qui manifestent l’insouciance du lendemain, la joie de la dépense, la multiplication des comportements à risques.(Il ne faut pas oublier que les fêtes archaïques étaient des parenthèses de violence et d’orgie) ]. Les temps de fêtes appartiennent à ce que G. Batailles appelle les temps de l’économie généralisée, ( par opposition à l’économie restreint du monde du travail), l’économie généralisée intègre la destruction et la dépense comme source de valeur. G. Batailles, après Marcel Mauss, revient sur le Potlatch).

Le propre des périodes de festivités est d’avoir une fin programmée. L’organisation de la transgression permet de faire à la soif d’excès la part de feu.

New York Public Library

Le potlatch, l’économie paradoxale de la dépense

Marcel Mauss avait déjà été fasciné par cette destruction purement somptuaire des richesses lorsqu’un chef « Peau- Rouge » en rencontre un autre. Le potlatch est une forme de rivalité par le don... Dans La part maudite, G. Bataille précise : « Le don ne pouvait acquérir à lui seul un pouvoir du fait d’un abandon de pouvoir. S’il détruisait l’objet dans la solitude nulle sorte de pouvoir n’en résulterait. Mais s’il (l’objet) est détruit devant l’autre ou s’il est donné, celui qui donne a pris effectivement au yeux de l’autre un pouvoir ». L’anéantissement des richesses sous les yeux d’un autre produit en contre partie une « monnaie de renommée ».

Pour M. Mauss, la genèse de la valeur est dans cet échange sans possession, dépourvu d’intérêt matériel et qui est un défi.

Le chef rival devra relever le défi en détruisant d’avantage. L’humiliation tombe sur ceux qui ne savent pas être suffisamment somptueux.

Etre riche, en ce sens, c’est pouvoir donner et détruire aux yeux des autres. La frénésie du luxe prend fatalement des formes ostentatoires.

G. Bataille souligne que les temps de consumation sacrée des richesses s’articulent avec ceux de l’accumulation (le temps profane). Les deux sont complémentaires. Mais le potlatch, dans son excès, rappelle aux mentalités occidentales qu’à coté de l’économie de production et d’accumulation, il y a un autre mode de fonctionnement, (lié d’ailleurs aux tendances fondamentales de la vie naturelle), et qui procède par abandon et destruction luxueuse.

 

 Bettmann Archive

Précision sur le sacré

Le sacré n’est pas une chose c’est le contraire d’une chose ; c’est la contagion d’une force qui nous dépasse et détruit toutes les distinctions. C’est pour cela qu’il y a du sacré dans l’érotisme qui mêle les corps comme il y en a aussi dans les expériences mystiques de l’extase. Le rituel religieux permet d’enchaîner l’excès du sacré par la rigueur symbolique de la règle.

 

La rigueur du rite contre la violence du sacré.

 «  Souvent nous sommes trompés, nous confondons le sacré et le bien, le sacré et la valeur. Nous ne connaissons du sacré que sa forme limitée, mise, à l’aide des rites, hors d’état de nuire. Nous croyons que ces rites qui l’évoquent ont pour fin de nous placer dans son pouvoir : ils ont la fin contraire de nous faire échapper à son pouvoir. Ces rites l’exilent, le bannissent, le lient[…] c’est seulement s’il est lié et non asservi, mais relégué au-delà de fermes barrières que la vie possible, profane, commence. Cette vie a besoin du sacré. Mais elle a d’avantage besoin de s’en défaire, de le limiter. Elle n’a besoin du sacré que pour l’avoir limité d’abord et rendu inoffensif.

Il n’y a pas de vie possible sans passions. Mais  toute vie serait impossible si le possible, à l’avance ne s’en était séparé » Conférence sur la  peste de Camus. L’interdit est ce qui limite la violence potentielle pour rendre un monde humain possible.