Peut-on avoir raison contre les autres ? |
« La raison du plus fort est toujours la meilleure », Jean De La Fontaine
« La force n’est maîtresse que de nos actions extérieures, elle ne fait rien au royaume des savants» Pascal
Analyse de la formule :
Est-ce possible ? Y a-t-il eu des cas ? Oui, dans l’histoire des sciences notamment
Est-ce une attitude recommandable ou y aurait-il quelque chose à contester dans l’attitude de celui qui revendiquerait d’avoir raison contre les autres ?
( Expressions contraires :
se tromper être en faute,
avoir tort)
(*)Deux registres sont donc convoqués par la question :
(*) L’ évocation du registre du jugement esthétique s’impose avec beaucoup moins d’évidence. La beauté s’éprouve mais ne se prouve pas. Il n’y a pas de démonstration du beau. L’évidence de la beauté est de l’ordre du sentiment, non de la logique argumentative. Néanmoins, l’histoire de l’art manifeste l’évolution du goût artistique sous la pression d’artistes souvent d’abord méconnus ( voire méprisés) mais qui ont persévéré dans leur création et ont fini par faire école en imposant une nouvelle façon de percevoir les formes , les couleurs , les volumes ou les sons.
Dans une analyse froidement financière et intéressée on peut toujours dire que les premiers amateurs ont eu raison de parier sur leur talent (« d’investir »).
Mais dira-t-on que les artistes ont eu raison ?
Un artiste a-t-il raison de persévérer dans ses créations (son style, son talent) ? Sauf à rentrer dans une conception hégélienne de l’art, l’expression semble incongrue . Est-ce en persévérant malgré ses détracteurs que l’artiste assure le mieux son épanouissement individuel ? Qui peut le dire ? De toute façon, la passion créatrice se moque des sages conseils de la raison . Le registre artistique n’est pas le plus pertinent pour éclairer la question.
Contre les autres
Il y a deux possibilités de lecture de cette expression :
* une conception polémique où l’un s’oppose à l’autre et s’efforce de vaincre ses arguments ;
* une lecture qui privilégie la dimension de la collatéralité, : les uns à côté des autres, unis par un même projet que nous menons de front, les uns contre les autres comme dans la chanson …
( dans un autre registre, Sacha Guitry jouant avec l’ambivalence de la préposition ironisait : « Je suis contre les femmes, tout contre ! »
1)La relativité historique du vrai ( procès de
Galilée) et du juste (procès de Socrate)
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Bachelard, La vérité officielle comme obstacle épistémologique. Pascal, l’hétérogénéité absolue de l’ordre du vrai et de celui de la force Transition, distinction parmi « les autres », entre les adjuvants dans l’effort de penser et ceux qui ont des préjugés… |
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2) Ensemble et côte à côte : des collaborateurs nécessaires dans la conquête de la vérité pensée comme élément débordant toujours la connaissance qu’on en a. | |
Protagoras, le débat démocratique et le discours fort
Transition :On peut et doit penser avec les autres, à partir de ce qu’ils ont compris et mal compris, mais on ne peut penser pour les autres |
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3) La faculté de penser ne se délègue pas. En ce sens, on pense essentiellement seul (Fichte). Là est la différence entre la raison et la foi, la pensée et le dogme. | |
-L’examen intérieur comme seule source du sentiment de certitude, Saint Augustin De Magistro -Apprendre à désapprendre pour apprendre à penser avec authenticité (Heidegger, critique de la dictature du on) |
Le rapport à l’autre dans le dialogue dépend de ce qu’on attend de la rencontre S’agit-il essentiellement de prendre une position hégémonique ou d’avancer dans la connaissance d’une vérité toujours plus complexe, à mesure qu’on la défriche ? L’autre passe du statut de concurrent avide des suffrages de la foule à celui d’adjuvant. Même dans sa résistance à nos propos, il nous fait encore avancer.
Exemple d’introduction
Le recul de l’histoire enseigne la relativité de la conception du juste et du vrai. Rétrospectivement, l’histoire des idées reconnaît le génie d’individus qui, de leur vivant, n’étaient pas parvenus à convaincre leurs contemporains du bien fondé de leur position. Il semblerait donc qu’on puisse « avoir raison contre les autres ». Toutefois, l’expression n’est-elle pas contestable ? |
La représentation de la vérité comme champ de bataille avec des vainqueurs et des vaincus n’élude-t-elle pas la collaboration nécessaire des autres dans l’exercice de la pensée quand elle vise le progrès de la connaissance. A-t-on raison contre les autres ou avec tous ceux qui font, comme nous, l’effort de lutter contre les préjugés de leur siècle ? |
Historiquement certains hommes furent en avance sur leur temps et soutinrent des propositions qui scandalisèrent leurs contemporains alors qu’elles devaient devenir les lieux communs des époques postérieures. Galilée en astronomie, Socrate dans le registre politique et religieux furent de ces êtres-là. Ils avaient compris, avant les autres, des vérités fondamentales qui mettraient parfois quelques siècles à vaincre les résistances des habitudes de pensées antérieures. Cette lecture de l’histoire de la vérité la présente comme constituée de crise et de révolution. Toute nouvelle connaissance vient se heurter à une théorisation antérieure qui la bloque (Gaston Bachelard parle d’obstacle épistémologique). La recherche apparaît donc comme un espace polémique où des visions s’affrontent et, avec elles, des personnes, des écoles, des institutions. Le conflit d’idées prend au sens large une dimension politique. Mais le verdict est toujours en appel et on a déjà assisté à des renversements de réputation complets. | |
Le recul de l’histoire montre que la vérité d’une proposition ne se décide pas au nombre de ses défenseurs. Un seul (ou quelques uns) peut avoir raison contre tous les autres même si, de fait, dans le rapport de force avec les institutions il sera « vaincu ». Au XVIIème siècle Pascal, homme de science et philosophe, dans le Traité du vide et les Provinciales( notamment la dix-huitième lettre) dénonçait les pesanteurs institutionnelles et rappelait l’hétérogénéité absolue de l’ordre de la force et de celui de la vérité. « Le pape hait les savants qui ne lui sont pas soumis par vœux (…) L’inquisition est corrompue ou ignorante »
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L’histoire de la connaissance enseigne donc la prudence dans les jugements et la distribution des palmes. La prise de conscience de la relativité historique de la raison officielle pousse à un effort d’ouverture vers les pensées les plus originales. Les vérités d’hier peuvent se révéler des erreurs partielles. Dès lors il est excessif d’opposer dos à dos ceux qui ont raison et ceux qui ont tort. Il faut distinguer entre ceux qui ne font pas (ou plus ) l’effort de penser et qui s’excluent d’eux même du champ de la raison et ceux qui, par leur attention aux nouvelles propositions et par les objections auxquelles ils les soumettent, participent à l’élaboration de la nouvelle représentation de la vérité. « Il se peut toujours qu’on dise le vrai dans l’espace d’une vérité sauvage, Mais on n’est dans le vrai qu’en obéissant aux règles d’une police discursive qu’on doit réactiver en chacun de ses discours » Foucault Leçon inaugurale au collège de France. |
Il faut reconnaître que la raison ne s’approprie pas comme une chose; et comprendre qu’on est dans le vrai comme dans un élément qui déborde toujours la connaissance qu’on en a. Dès lors, les autres (dans leur puissance de raisonnement) apparaissent forcément comme des collaborateurs. Nous sommes côte à côte unis par le projet commun de conquête du savoir, projet que nous menons de front, les uns contre les autres, pour balayer systématiquement le champ des hypothèses possibles. D’ailleurs, Protagoras(~485-411) faisait l’éloge du discours fort, celui qui est renforcé par les interventions extérieures qui lui permettent de résister et de manifester ainsi sa validité. Jean pierre Vernant a montré dans Les origines de la pensée grecque la corrélation entre l’invention de la démocratie et le développement des pratiques de dialogue dans la réflexion sur le monde (en rupture avec la fascination qu’avaient dû exercer les mythes cosmogoniques). |
Poursuivant la lutte de la raison contre l’argument d’autorité, Kant dénonce, au §2 de L’anthropologie du point de vue pragmatique, « l’égoïsme logique »; c’est une faute intellectuelle qui consiste à refuser de soumettre ses jugements à l’expertise des autres. Kant rappelle que la réflexion solitaire est à la merci de l’erreur. Le dialogue avec d’autres esprits éclairés est la pierre de touche de la vérité. D’où la revendication au XVIII ème siècle de la liberté de la presse, seul moyen de tester efficacement la validité des pensées de chacun par le débat collectif. Aucun homme n’est maître absolu de la vérité ; la vérité dans son infinie complexité est dévoilée par la vertu des débats contradictoires. L ’autre devient une chance de sortir de l’étroitesse d’un point de vue. |
Ainsi dans La critique de la faculté de juger, quand il énonce les maximes du sens commun, Kant recommande « un esprit ouvert » qui s’efforce de se mettre à la place de tout autre pour dépasser la particularité d’un seul point de vue. Un siècle plus tôt, Pascal précise que pour reprendre efficacement un être qui se trompe, il faut d’abord respecter en lui l’effort de pensée qui s’exprime ; cela conduit à rechercher ce qui valide la position d’autrui et à reconnaître le fondement de son point de vue, même si c’est pour l’amener à élargir sa perspective par la prise en compte d’autres aspects. (Pensées, 9 de la numérotation Brunschvicg ).
L’analyse de Pascal donne à penser que la supériorité d’un point de vue est dans son caractère plus englobant. Finalement, a raison celui qui sait rendre raison à la validité des différents points de vue tout en les organisant pour les rendre compatibles. Ce faisant, il pense à partir des autres, avec les autres et au-delà des autres. Toutefois, pour rester dans le cadre de l’exercice de la raison, il ne doit jamais penser pour les autres.
On ne peut jamais avoir raison pour les autres Chacun doit penser par lui-même et éprouver par lui-même l’évidence et la validité de ses propos. La faculté de penser ne se délègue pas. Celui qui prétend penser mieux que les autres et pour les autres quitte le domaine de la raison pour celui de la foi. Il se métamorphose en prophète d’une « vérité révélée » qu’il impose dogmatiquement.Donc, l’exercice de la pensée est d’abord une tâche personnelle. L’évidence logique nous saisit individuellement. Chacun pense seul par un effort de réflexion personnelle qui se déploie devant les autres pour être testé par eux. Mais personne n’apprend jamais une vérité de quelqu’un d’autre. Le penser est une illusion que dénonce saint Augustin dans De magistro ( chap. 12) : |
( On n’apprend jamais!)-soit nous ignorons que c’est vrai, et nous doutons, nous conjecturons
- soit nous savons que c’est faux, et nous protestons, nous nions
- soit nous savons que c’est vrai, et nous affirmons la même chose
Ce n’est jamais par la parole d’un autre qu’on apprend quoi que ce soit, mais par l’examen intérieur . Tout ce que l’enseignant dit de vérité il le tient de l’évidence qui se forme en lui. On ne communique pas la vérité comme un objet. Il n’y a pas de transmission de connaissances ; les « maîtres » sont seulement des moniteurs. Ils apprennent à être attentif à la révélation intérieure de la vérité. Tous les hommes sont des condisciples ( pour saint Augustin seul Dieu est Maître de vérité, c’est du verbe divin que procède l’évidence du vrai.)
Au XXème siècle, Heidegger retrouve cette intuition. « On ne délivre pas une connaissance comme un paquet par la poste ». Enseigner c’est désapprendre les façons habituelles de penser, les préjugés. Il faut briser la dictature du « on » (« on pense que …») dans laquelle plus personne ne pense, chacun devenant le porte-parole d’une communauté idéologique qui répète les mêmes lieux communs. La déconstruction des préjugés est l’étape préalable et nécessaire au dévoilement de la vérité par une expérience authentique de pensée.