Three people on four benches (1979)  George Ségal Faut-il aimer son prochain ?

La formule interroge  l'opportunité  de la sollicitude envers autrui. Ce qui semble d'emblée mis en question c'est le devoir de charité. Doit-on ou non être charitable ? N'y a-t-il pas des effets pervers à cette sollicitude ? Paradoxalement ne faut-il pas mieux s'en abstenir pour notre bien comme pour celui d’ autrui ?

(On pressent une critique de la pitié : la pitié est déprimante pour celui qui compatit : il y perd ses forces. Elle est condescendante envers celui qui est désigné ainsi comme pitoyable; de plus, elle est inefficace : elle ne modifie pas activement la misère de l'autre. Voir Alain, Propos sur le bonheur,5 octobre 1909)
 

Alors quelle attitude  substituer à la compassion envers le prochain?

(On se souviendra  de la critique de la morale de l'amour du prochain effectuée par Nietzsche  qui préfère « l'amour du lointain », la recherche du rival qui me porte à  actualiser de nouvelles puissances par une saine émulation: " soyons au moins ennemis mes amis ")

Analyse du sujet à la loupe

Illustration de Roland Topor dans " La cuisine cannibale"

(Première question nécessaire pour circonscrire le sens de la formule)

Qui est le « prochain » ?

  tout homme  est «  le prochain » et non  mes « proches » au sens de parents, amis  (« les miens »).  Cette étrangeté du prochain, son anonymat, est ce qui rend le devoir de sollicitude  étonnant, paradoxal, hasardeux...

Ainsi, Roland Topor ayant fait l'expérience dans sa prime enfance de la persécution  (rafle du vel’d’hiv ) en garda une paranoïa aiguë qu'il fonde en lucidité : pour lui  « un optimiste est un pessimiste de mal informé … être paranoïaque  c'est la moindre des choses, c’est être lucide, au courant des dangers… la vie est un jeu de massacre. »

Machiavel et Hobbes  avaient  enseigné la même méfiance fondamentale.

 

 Le maçon blessé, Francisco de Goya y lucientes (1746-1828), Madrid, musée du Prado*« son » prochain  :

Qu’est-ce qui l’attribue comme  « mien » ?  Qu’est -ce qui fait que je pense cet autre, anonyme comme « mon » prochain ? Ne faut-il pas déjà l’aimer pour le reconnaître comme tel ? Ne faut-il pas  lui avoir reconnu une proximité avec moi pour l'appeler  « mon prochain »

On peut penser deux logiques :

-dans la première  « ce qui se ressemble s’assemble » : une proximité objective déclenche le sentiment d’appartenance (proximité objective qu’il faudra déterminer puisque le prochain n’est ni le parent ni l’ami)

-dans la seconde, autrui est mon fardeau. C’est « ma » responsabilité envers l’autre qui s’exprime dans la désignation « mon prochain » ; c’est  « mon » prochain parce que c'est « ma » responsabilité.

 
Charité romaine, Petrus Paul Rubens (1577-1640) Amsterdam, Rijksmuseum

Faut-il  « aimer »…

l'amour qui est de l'ordre du sentiment peut-il être l'objet d'un commandement ? En tant que mouvement  irrépressible, il semble bien que non. La réflexion « faut-il aimer »  serait toujours seconde et comme  impuissante,  à moins qu'il  ne faille rechercher une forme de sentiment qui puisse faire l’objet d’un commandement, d’un conseil, d’une orientation. Kant et  Lévinas distinguent  différents types d'amour dont l’un  est sans éros ( bienveillance, bienfaisance)

« Faut-il »

De quel type de devoir s'agit-il?

- Un impératif catégorique c'est-à-dire qui commande d'absolument

( chez Kant cet impératif se déduit de notre statut d'être rationnel : c’est un devoir pour tout être doué de raison  d’agir sans se contredire c'est-à-dire selon une maxime qui soit universalisable  sans contradiction. L’amour du prochain n’est qu’une formulation particulière de notre devoir de respect de l’humanité en nous-mêmes comme en tout autre)

Mais s’il faut aimer tous les hommes,  honorer la raison en chacun et se soumettre à l'impératif d'universalité,  comment trancher lorsque certaines circonstances demandent de prendre position pour les uns contre les autres ? Charles  Péguy : « les  Kantiens ont les mains propres parce qu’ils n’ont pas de mains »

-Un impératif hypothétique qui commande sous la présupposition d'une fin différente (auquel cas  « l’amour du prochain » est un moyen en vue d'autres choses… Quelques types d'intérêt, de conséquences positives attendons-nous de l'amour du prochain? Est-ce une bonne stratégie?

 

Mais on aura compris que si l’amour du prochain se déduit d'une stratégie intéressée, il sera toujours conditionnel, relatif, circonstanciel.

Trois têtes (1560?),  Pieter van der Heyden sur une invention de Bruegel l 'ancien (1525-1569)Dernier conseil :

Sachons entendre l'inquiétude de la formule : il y a un combat interne en celui qui s'interroge  « faut-il aimer son prochain ? »  L’idéalisme et le réalisme  font rage en lui.

 Nous oscillons toujours entre les relents de défiance  et les élans de générosité. Jamais nous  ne pouvons nous résigner à désespérer de l'autre parce qu'en tant qu'être social chacun a besoin des autres ( besoin d’aimé et d’être aimé, d’être reconnu).  Mais jamais nous  ne pouvons oublier absolument nos réserves et notre défiance puisque chacun de nous est aussi essentiellement un être attaché à sa propre conservation et à celle de ses proches.

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