Trouble Every Day
Claire Denis |
La version contemporaine du mythe du
vampire
Jamais un film de fiction n'avait été aussi loin
dans la représentation de ce qu'il peut y avoir de carnassier et bestial
dans la sexualité.
Dans l'amour, on aime mordre, on aime fouiller les corps, mais la "normalité
de l'érotisme" arrête la morsure avant la blessure ; le cinéma
explore les possibles. Claire Denis dans Trouble every day réactualise,
sous forme de pathologie, le mythe ancestral du vampire (ce qu'évoque
clairement la scène de poursuite amoureuse entre les gargouilles de Notre
Dame, comme le choix des traits et du regard de Vincent Gallo dans le rôle
de Shane). Coré (Béatrice Dalle) et Shane souffrent d'anthropophagie
érotique chronique comme d'autres sont victimes de cleptomanie : dans
ce film, point d'histoire de revenant, ni de pacte démoniaque, seulement
donc une pathologie que la communauté scientifique refuse de reconnaître.
Trouble every day est la version contemporaine d'un fantasme millénaire qui s'est jadis trouvé incarné " pour de bon" dans la Comtesse Bathory et "l'Empaleur des steppes" Dracula : deux personnages historiques, effectivement assoiffés de sang, et dont la légende, amplifiée par les Bohémiens, a nourri les superstitions religieuses avant d'être récupérée par les romantiques anglais qui ont ainsi détourné la censure de l'érotisme dans la société victorienne. Voir à ce propos notre analyse de la représentation des morts-vivants
Mais l'Afrique, terre des sorciers et des fauves, excite aujourd'hui plus nos
imaginations que la froideur des Carpates. Dans le film de Claire Denis, une
fenêtre d'ordinateur s'ouvre sur les images d'un laboratoire de botanique
à ciel ouvert, en pleine forêt vierge ; le remède était
sans doute dans une science plus proche de la nature et de ses forces sauvages,
ce qu'incarne magnifiquement le corps puissant de Léo, le médecin
noir (interprété par Alex Ducas). Mais la communauté scientifique
contemporaine a un rapport trop étriqué et trop mercantile aux
soins distillés. Elle laissera donc encore longtemps les êtres
s'entre-dévorer puisque finalement, au-delà de la pathologie
évoquée et dans un sens métaphorique cette fois, nos sociétés
ne savent qu'orchestrer la grande consommation-dévoration des existences.
Radiographie d'une dévoration
annoncée
Les intuitions cinématographiques de Claire Denis retrouvent
les conclusions de Jean Baudrillard dans la Société de consommation,
1986, récemment republiée en Folio Essais :
- Dévoration du temps privé par le travail,
ce que signifie en marge la résistance par fainéantise de la jeune
femme de chambre. Voir L'analyse de la fatigue par Jean Baudrillard p.291 (Folio
Essais) de la Société de Consommation.
- Dévoration des personnalité par les hiérarchies,
ce que montre la hargne du chef de labo interrompant la conversation privée
de sa subalterne pour lui rappeler qu'on l'attend pour manger !
- Dévoration de celui qui aime par celui qui est aimé dans
l'amour-passion : toutes les attentes " légitimes " de
June , la jeune mariée ( Tricia Vessey) sont vampirisées par les
absences de son mystérieux époux. Quant à Léo, médecin
et mari de Coré (Béatrice Dalle), sa vie est dévorée
par les soins de ses malades et les expéditions carnassières de
sa femme. Deux couples mariés, deux couples déséquilibrés
où les quelques moments de complicité et de tendresse ne compensent
pas le sentiment d'amputation de l'amant par l'aimé. Qui oserait nier
que l'amour dévore ?
Le travail d'acteur, la stylisation de la représentation
Le cinéma de Claire Denis donne à voir toutes
ces logiques implicites dans un travail de l'image qui mime souvent la chasse
du félin. La caméra précise tous les lieux de l'érotisme
où la nudité de la chair s'expose à la morsure.
Les images fantasmatiques de la jeune mariée drapée de sang,
de même que la séquence de l'herbe rouge et sanglante sont
superbes. Loin de s'inscrire complaisamment dans la mouvance contemporaine du
voyeurisme morbide ( snuff movie, plastination de macchabées écorchés
par Gunter Von Hagens en Allemagne), les images de Claire Denis subliment esthétiquement
la valeur du sang. Il nimbe les corps et les formes.
Le rouge des gants de June (la jeune mariée) interroge la mode et
son goût pour les accessoires " carmin "ou "vermillon".
Le script aurait pu aussi questionner le soin que les femmes prennent à
maquiller leurs ongles en griffes rouges et le sens de ce fantasme (masculin
ou féminin ?). Mais Claire Denis a sans doute préféré
les gants, symbole plus puissant car ils évoquent aussi bien le crime
que le maquillage du crime.
Béatrice Dalle maladivement ingénue et magnifiquement bestiale
incarne avec précision la femme mi-louve mi-lionne. Personnalité
aberrante dominée par sa mâchoire elle rappelle l'enfant
sauvage ( tel que l'a mis en scène F. Truffaut). Inhumaine sans cruauté,
elle glapit de plaisir assise sur sa jeune proie, puis frotte lentement ses
mains ensanglantées pendant que son port de tête et sa démarche
évoquent la noblesse du félin emprisonné par la cage de
l'écran.
Merci pour ce magnifique et troublant travail d'acteur.
Pour en savoir davantage cliquez sur la présentation du film au
Festival de Cannes 2001 :
www.cannes-fest.com/2001/film_troubleeveryday.htm