SOCRATE,
LA TORPILLE !

MENON: Socrate, avant même d'être en relations avec toi, (a) j'avais bien entendu dire que tu ne fais rien d'autre que douter toi-même et qu'amener les autres à douter et, à présent, telle est l'impression que tu me donnes : me voilà ensorcelé par toi, j'ai bu ton philtre magique, je suis, c'est bien simple, la proie de tes enchantements, si bien que je suis maintenant tout embarrassé de doutes ! A mon sens, supposé que l'on doive ici faire à la raillerie quelque place, tu es, de tout point, tant par ton extérieur qu'à d'autres égards, on ne peut plus semblable à cette large torpille marine qui, comme on sait, vous plonge dans la torpeur aussitôt qu'on s'en approche et qu'on y touche. C'est une impression analogue qu'à cette heure, je crois, tu as produite sur moi! (b) Une véritable torpeur envahit en effet mon âme aussi bien que ma bouche, je ne sais que te répondre. Et pourtant, oui, j'ai sur la vertu mille et mille fois copieusement parlé, et devant de grands auditoires, enfin, au moins si je m'en crois, avec plein succès! Or, à présent, ce qu'elle est, je suis totalement incapable de même le dire ! Bref, tu fais bien de te résoudre à ne point prendre la mer pour quitter ces lieux, ni même à t'absenter d'ici; car si, résidant comme étranger dans un autre pays, tu t'y comportais de pareille façon, bien vite serais-tu mené, pour sorcellerie, devant les autorités!

SOCRATE: Tu es un mauvais drôle, Ménon et peu s'en faut que tu ne m'aies pris à ton piège!

MÉNON.: Que1 piège en fin de compte veux-tu dire, Socrate? (c)

SOCRATE. Je vois bien pour quel motif tu as fait à mon sujet cette comparaison !

MENON Quel motif lui -supposes-tu donc?

SOCRATE.: Tu veux que je te compare à mon tour ! Or, c'est là un penchant qui m'est bien connu dans le cas des beaux garçons ils prennent plaisir à être comparés; car cela tourne à leur avantage, puisque, quand il s'agit de belles personnes, il y a aussi, je pense, de la beauté dans ce à quoi on les compare. Eh bien non ! Je ne retournerai pas la comparaison! En ce qui me concerne, si c'est une torpeur propre à la torpille elle-même qui la met en état de provoquer de la torpeur chez les autres aussi, alors je lui ressemble, mais non s'il n'en est point ainsi; car ce n'est pas parce que je suis personnellement exempt de doutes que je suis en état de provoquer des doutes chez les autres, mais ce sont essentiellement les doutes dont personnellement je suis plein, qui me mettent en état de faire naître des doutes aussi chez les autres!

(Platon, Le Ménon, 80, a-d ; traduction établie par Léon Robin avec la collaboration de M-J Moreau, p.527-528 ; Edition : Bibliothèque de la Pléiade )