Analyse et critique des représentations bibliques

Spinoza, Traité théologico-politique,
Chap.II les prophètes

La représentation mentale comme réaction et projection.
L'idée que Paul a de Pierre "indique plutôt la constitution du corps de Paul que la nature de Pierre ". Spinoza, Ethique, II,17 scolie.

 

 

"La révélation différait pour chaque prophète suivant la disposition de son tempérament, de son imagination et en rapport avec ses opinions antérieures. Les différences relatives au tempérament étaient les suivantes : si un prophète était d'humeur joyeuse, il lui était révélé les événements qui, comme les victoires et la paix, inclinent les hommes à la joie. Des hommes de ce tempérament ont en effet l'habitude d'imaginer plus souvent de telles choses ; s'il était d'humeur triste, au contraire, des maux tels que la guerre, les supplices lui étaient révélés; et ainsi, suivant que le prophète était miséricordieux, affable, colérique, sévère, etc., il était plus apte à recevoir telles ou telles révélations. Les différences relatives à l'imagination consistaient en ce que, si le prophète était raffiné, il percevait la pensée de Dieu dans un style également raffiné; s'il était confus, il la percevait confusément; et de même à l'égard des révélations qui étaient représentées par des images : si le prophète était un homme de la campagne, c'étaient des boeufs et des vaches; s'il était un soldat, des chefs, une armée; enfin, s'il était homme de cour, il se représentait le trône d'un roi et autres choses semblables.

Enfin il y avait aussi des différences tenant à la diversité des opinions des prophètes ; ainsi aux mages qui croyaient aux absurdités de l' astrologie, la naissance du Christ fut révélée (voir Matth., ch. II) par la représentation d'une étoile se levant à l'Orient...

un examen attentif montrera aisément que Dieu n'a dans ses discours aucun style qui lui appartienne en propre, mais que de la seule culture et des aptitudes des prophètes dépendent son élégance, sa brièveté, sa sévérité, sa rudesse, sa prolixité et son obscurité[...]

Je montrerai avec plus de soin et plus longuement d'une part que les prophéties ou représentations différaient suivant les opinions embrassées par les prophètes et que d'autre part les prophètes eurent des opinions différentes, voire opposées, et des préjugés différents (je pense seulement aux choses spéculatives, car, en ce qui concerne la probité et les bonnes moeurs, il en faut juger tout autrement). J'insiste parce que je crois ce point d'un importance capitale ; de là en effet je conclurai que 1a prophétie n'a jamais rendu les prophètes plus savants mais les a laissés dans leurs opinions préconçues et que par suite, nous ne sommes nullement tenus de les croire en ce qui concerne les choses purement spéculatives.
Avec une surprenante précipitation tout le monde s'est persuadé que les prophètes ont connu tout ce que l'entendement humain peut saisir, et, bien que certains passages de l'Écriture nous disent de la façon la plus claire que les prophètes ont ignoré certaines choses, on aime mieux déclarer qu'on n'entend pas ces passages plutôt que d'accorder que les prophètes aient ignoré quelque chose ; ou bien l'on s'efforce de torturer le texte de l'Écriture pour lui faite dire ce que manifestement il ne veut pas dire.[. ..] Rien par exemple de plus clair dans l' Écriture que ce fait : Josué, et peut-être aussi l'auteur qui a écrit son histoire, a cru que le soleil se mouvait autour de la terre, que la terre était immobile et que le soleil s'est arrêté pendant quelque temps. Beaucoup cependant, ne voulant pas accorder qu'il puisse y avoir aucun changement dans les cieux, expliquent ce passage de telle sorte qu'il semble ne rien dire de semblable ; d'autres, qui ont appris à philosopher plus correctement, sachant que la terre se meut et que le soleil au contraire est immobile, font des efforts désespérés pour tirer cette vérité de l'Écriture en dépit de ses exigences manifestes. En vérité je les admire. Je vous le demande : sommes-nous tenus de croire que le soldat Josué était versé dans l'astronomie ? [...] Pour ma part j'aime donc mieux dire ouvertement que Josué a ignoré la vraie cause de cette prolongation du jour, qu'avec toute la foule présente il a cru que le soleil se mouvait autour de la terre et, ce jour-là, s'était arrêté quelque temps, et qu'il ne remarquait point que la grande quantité de glace alors en suspension dans l'air (voir Josué, ch. x, vers. xx) ou quelque autre cause semblable que nous ne rechercherons pas ici avait pu produire une réfraction exceptionnelle [....]

Ce que nous admettons ne contient d'ailleurs aucune impiété ; car Salomon, Isaïe, Josué, encore que prophètes, furent des hommes, et l'on doit juger que rien d'humain ne leur fut étranger. Par un moyen à la portée de Noé il lui fut révélé que Dieu détruirait le genre humain. Noé croyait en effet que, hors la Palestine, le monde était inhabité. Et ce sont non seulement des choses de cette sorte, mais d'autres plus importantes, que les prophètes ont pu ignorer, et qu'ils ont effectivement ignorées sans que la piété en souffrît...On voit donc aisément que ce n'est pas à cause de l'élévation et de l'excellence de leur esprit, mais pour leur piété et leur constance d'âme qu'ils sont loués et tenus en si haute estime.

[...]* Il est établi que Salomon, par exemple bien qu'il l'emportât sur les autres hommes par la sagesse, n'eut pas le don prophétique. De même ces hommes très avisés, Heman, Dorda, Calchol, n'ont pas été des prophètes; au contraire, des hommes incultes, étrangers à toute discipline, voire de simples femmes comme Agar, la servante d'Abraham, eurent le don prophétique. Cela s'accorde d'ailleurs avec l'expérience et la raison ceux qui se distinguent par l'imagination ont moins d'aptitude à connaître les choses par l'entendement pur, et, au contraire, ceux qui sont supérieurs par l'entendement et le cultivent par préférence, ont un pouvoir d'imaginer plus tempéré, plus maîtrisé et comme refréné, pour qu'il ne soit pas confondu avec l'entendement. Chercher la sagesse et la connaissance des choses naturelles et spirituelles dans les livres des prophètes, c'est donc s'écarter entièrement de la voie droite[....]

Suivant que le demandent l'époque, la philosophie et mon sujet, j'ai décidé de montrer cela amplement, sans me soucier des cris que poussera la superstition ; elle déteste par-dessus tout ceux qui s'attachent à la vraie science et à la vraie vie. Les choses en sont venues, hélas! à tel point que des hommes qui reconnaissent n'avoir aucune idée de Dieu et ne le connaître que par les choses créées (dont ils ignorent les causes) ne rougissent pas d'accuser les philosophes d'athéisme.


Pour procéder avec ordre, je montrerai d'abord que les prophètes ont différé non seulement par l'imagination et le tempérament corporel propre à chacun d'eux, mais aussi par les opinions dont ils étaient imbus ; par suite, la prophétie n'a jamais fait que les prophètes eussent plus de science."

Spinoza, Traité théologico-politique,
Chap.II : les prophètes, Pléiade, p.634-643

*Nous proposons un montage relatif au thème de la représentation : la dernière partie du texte apparaît en premier dans l'oeuvre de Spinoza

En complément, voir l'analyse que Gilles Deleuze consacre aux signes dans Spinoza, philosophie pratique, Éditions de minuit,(1983)
"Chaque prophète réclame des signes adaptés à ses opinions et à son tempérament, pour être certain que les ordres et les défenses qu'il imagine viennent de Dieu"

La seconde partie de l'Ethique, consacrée à "La Nature et à l'origine de l'esprit", démontre comment, dans la connaissance par opinion (qui est le premier genre de connaissance, par opposition à la Raison Cf. Eth.II, 40, sc.2), l'imagination bat la campagne :
" Un soldat, par exemple en voyant sur le sable les traces d'un cheval passera aussitôt de la pensée d'un cheval à la pensée d'un cavalier et de là, à la pensée de la guerre, etc. mais un paysan passera de la pensée d'un cheval à la pensée d'une charrue, d'un champ etc. et ainsi chacun suivant son habitude d'enchaîner les images des choses d'une façon ou d'une autre passera d'une pensée à telle ou telle autre." ETH. II,18, sc.

L'idée que Paul a de Pierre "indique plutôt la constitution du corps de Paul que la nature de Pierre ". Spinoza, Ethique, II,17 scolie. Dans un vocabulaire psychologique on dirait que les représentations mentales sont des réactions et projections révélatrices de l'histoire ( au sens large, c'est-à-dire individuelle et collective) de celui qui les produit.