Sinouhé l'Égyptien
de Mika Waltari

Folio, tome I, p.80 et suivantes …

 

[...] Thotmès avait été chassé de l'école depuis longtemps déjà. Les élèves à qui je m'étais adressé et qui avaient les mains toutes tachées de glaise, crachèrent devant moi en disant son nom. Mais l'un d'eux me parla :
- Si tu cherches Thotmès, tu le trouveras dans un cabaret ou dans une maison de joie.

[…] Je découvris cette gargote à la limite entre le quartier des pauvres et celui des grands, et sa porte s'ornait d'une inscription à la gloire du vin des vignobles d'Amon et des vins du port. A l'intérieur, les parois étaient couvertes de peintures gaies où des babouins caressaient des danseuses et des chèvres jouaient de la flûte. Par terre étaient assis des artistes qui dessinaient avec ardeur, et un vieillard contemplait tristement sa coupe vide devant lui.

- Sinouhé, par le tour du potier! s'écria quelqu'un qui se leva pour me saluer, en levant la main en signe de grande surprise.[…]Ici, tous les clients sont des enfants perdus. Je n'arriverais pas à gagner mon pain et ma bière si je ne m'étais pas avisé de dessiner des illustrations pour les enfants des riches.

Il me montra un rouleau de papyrus couvert de dessins, et je dus rire, car il avait dessiné une forteresse qui était défendue par un chat tremblant contre des souris et il y avait encore un hippopotame qui chantait à la cime d'un arbre, tandis qu'un pigeon gravissait péniblement une échelle appuyée contre le tronc.

Thotmès me regarda et ses yeux bruns sourirent. Il enroula le papier et cessa de rire, car il me montrait maintenant une image où un petit prêtre chauve conduisait un pharaon comme on mène une victime au temple. Sur une autre, un petit pharaon s'inclinait devant l'immense statue d'Amon. Voyant mon étonnement, il s'expliqua :
- N'est-ce pas juste? Les parents aussi rient de mes images, parce qu'elles sont folles. C'est ridicule qu'une souris attaque un chat et aussi qu'un prêtre mène un pharaon à la laisse. Mais ceux qui savent commencent réfléchir. C'est pourquoi j'ai assez de pain et de bière, jusqu'au jour où les prêtres me feront assommer par leurs gardiens à un coin de rue. C'est déjà arrivé à d'autres.

- Buvons, lui dis-je. Et nous vidâmes nos coupes, mais mon cœur n'en fut pas réjoui.

- Est-ce faux de demander: " Pourquoi? " dis-je alors.

- Bien sûr que c'est faux, car l'homme qui ose demander pourquoi n'a pas de foyer, ni de toit, ni de gîte dans le pays de Kemi. Tout doit rester immuable, tu le sais. Je tremblais de joie et de fierté en entrant à l'école des beaux-arts, tu t'en souviens, Sinouhé. J'étais comme un assoiffé près d'une source. Comme un affamé qui reçoit du pain. Et j'appris bien des choses utiles. J'appris à tenir un crayon, à manier le ciseau, à mouler le modèle en cire avant d'aborder la pierre, à polir la pierre, à marier les cailloux de couleur et à peindre l'albâtre. Mais quand je voulus me mettre à modeler ce dont je rêvais pour la joie de mes yeux, alors un mur se dressa devant moi et on me mit à pétrir la glaise pour les autres. Car avant toute chose existe la formule. L'art a son canon, comme chaque lettre a son type, et celui qui s'en écarte est maudit.[…] Depuis le début des temps, il est prescrit comment on doit figurer un homme debout ou un homme assis. Depuis le début des temps, il est fixé comment un cheval lève les jambes et comment un bœuf tire le traîneau. Depuis le début des temps, il est prescrit comment un artiste doit travailler, et quiconque ne s'y conforme pas sera chassé du temple et privé de pierre et de ciseau. Oh, Sinouhé, mon ami, moi aussi j'ai demandé: "Pourquoi? " Trop souvent j'ai demandé : " Pourquoi? " C'est pour cette raison que je suis ici, avec des bosses au front."

Sinouhé l'Égyptien de Mika Waltari
Folio, tome I, p.80 et suivantes …