Sinouhé, l'Égyptien
Mika Waltari
Folio, Tome I p.467

"En passant entre les statues géantes des pharaons, je m'aperçus que tout près du grand temple avait été érigé un sanctuaire nouveau, puissant et de forme étrange, comme je n'en avais encore jamais vu. Il n'était pas entouré de murs, et en y pénétrant, je vis que les colonnes entouraient une cour ouverte sur les autels de laquelle s'entassaient, en guise d'offrandes, du blé, des fleurs et des fruits. Sur un grand bas-relief, un disque d'Aton étendait d'innombrables rayons sur le pharaon sacrifiant, et chaque rayon se terminait par une main bénissante et chaque main tenait une croix de vie. Les prêtres vêtus de blanc ne s'étaient pas rasé les cheveux, ils étaient de tout jeunes gens, et leur visage exprimait l'extase, tandis qu'ils chantaient un hymne sacré dont je me rappelais avoir entendu les paroles à Jérusalem en Syrie. Mais ce qui m'impressionna plus que les prêtres et les images, ce furent quarante énormes piliers de chacun desquels le nouveau pharaon, sculpté plus grand que nature, les bras croisés sur la poitrine et tenant le sceptre et le fouet royal, regardait fixement les spectateurs.

Ces sculptures représentaient le pharaon, je le savais, car je reconnaissais ce visage effrayant de passion et ce corps frêle avec les hanches larges les bras et les jambes minces. Un frisson me parcourut le dos, en pensant à l'artiste qui avait osé sculpter ces statues, car si mon ami Thotmès avait naguère rêvé d'un art libre, il en aurait vu ici un exemple sous une forme terrible et caricatura1e. En effet, le sculpteur avait souligné contre nature tous les défauts du corps du pharaon, ses cuisses gonflées, ses chevilles minces et son cou maigre, comme s'ils avaient eu un sens divin secret. Mais le plus terrible de tout était le visage du pharaon, ce visage affreusement allongé avec ses angles aigus et ses pommettes saillantes, le sourire mystérieux du rêveur et du railleur autour des lèvres bouffies. De chaque côté du pylône du temple d'Amon, les pharaons se dressaient majestueux et semblables à des dieux dans leurs statues en pierre. Ici, un homme bouffi et chétif contemplait du haut de quarante piliers les autels d'Aton. C'était un être humain qui voyait plus loin que les autres, et une passion tendue, une ironie extatique s'exhalaient de son être figé dans la pierre. Je frémissais et tremblais de tout mon être en regardant ces statues, car pour la première fois je voyais Amenhotep IV tel que probablement il se voyait lui-même. Je l'avais rencontré une fois, dans sa jeunesse, malade, faible, tourmenté par le haut mal, et dans ma sagesse trop précoce je l'avais observé froidement avec des yeux de médecin, ne voyant dans ses paroles que des divagations de malades.. Maintenant, je le voyais tel que l'artiste l'avait vu, l'aimant et le détestant à la fois, un artiste comme jamais encore il n' en avait existé en Egypte, car si quelqu'un avant lui avait osé sculpter du pharaon une image pareille, il aurait été abattu et pendu aux murs comme un blasphémateur".

Sinouhé, l'Égyptien, Mika Waltari ; Folio, Tome I p.467