La folle de Chaillot
Jean Giraudoux

Judth Magre entourée d'Yvette Petit et de Philippe Lehembre


mise en scène : François Rancillac

Superbe interprétation de Judith Magre jusqu'au 16 février

Théâtre de l'Athénée, à Paris
Location : 01 53 05 19 19

 

 

"Un gardien de la paix n'est rien si ce n'est pas un gardien de la vie..."

La Folle de Chaillot a été écrite entre 1942 et 43 durant l'occupation allemande ; c'est la dernière oeuvre de Jean Giraudoux qui décéda le 31 janvier 1944. La pièce fut mise en scène pour la première fois le 22 décembre 1945 par la compagnie Louis Jouvet. Dans ce même théâtre de l'Athénée où elle est présentée aujourd'hui.

Pétrole, capital et uniformité

Décor de marée noire à la terrasse du café Francis, les parasols repliés ressemblent à une triste forêt de pipelines depuis que les affairistes ont envahi Paris.Tout un versant de La folle de Challiot est consacré à la dénonciation de la noirceur et de la laideur de la spéculation : les monopoles multiplient les intermédiaires et leurs commissions. L'étau se resserre autour des individus qui malgré eux, par naïveté ou contrainte sociale, participent à l'enrichissement des plus puissants : escroquerie, langue de bois, délit d'initiés, liquidation et coups-bas sont affaires courantes.

Portrait humoristique du grand capital :

LE CHIFFONNIER. Ils ont acheté les mannequins des vitrines, fourrures y compris, et leur ont fait donner la vie, avec un supplément. C'est leurs épouses.
LÀ FOLLE. - Qu'est-ce qu'ils font?
LE CHIFFONNIER. - Ils n'ont aucun métier.... On les trouve près de la Bourse, mais ils ne crient pas, près des îlots de maisons qu'on va démolir, mais ils ne travaillent pas, près des tas de choux aux Halles, mais ils n'y touchent pas. Devant les cinémas, mais ils regardent la queue, ils n'entrent pas. Autrefois les denrées, les pièces de théâtre avaient l'air de se vendre elles-mêmes, de se présenter elles-mêmes. Maintenant tout ce qui se mange, tout ce qui se voit, tout ce qui s'entreprend, et le vin, et le spectacle, on dirait qu'ils ont un mec, qui les met sur le trottoir, et les surveille, sans rien faire. ... Voyez les commerçants , ils ne vous sourient plus. Ils n'ont d'attention que pour eux. Le boucher dépend du mec du veau, le garagiste du mec de l'essence, le fruitier du mec des légumes... L'époque des esclaves arrive. Nous sommes les derniers hommes libres mais ça ne tardera guère...

La lutte passe par la mise en exergue d'autres valeurs : celle de la poésie, de la convivialité et de l'amour. Ces trois valeurs, une femme les incarne au plus au point : la Folle de Chaillot n'est pas folle ; ses choix sont lucides et raisonnés. Elle entre en résistance et par la dénégation systématique, fait barrage à tout ce qui s'oppose à la vie : "vous pouvez tolérer ça vous, un monde où on ne soit pas heureux du lever au coucher ! Où on ne soit pas son maître ! Seriez vous lâches !

Les photos sont d'Elizabeth Carecchio et gracieusement prêtée spar M. Isabelle Muraourt , attachée de presse.

Bonheur, mode d'emploi :
remèdes épicuriens et stoïciens accommodés à la sauce "Chaillot" !

"Vivre de représentations "et "vivre en représentation..."

 

La représentation d'un plaisir est un plaisir.
Le bonheur est à portée de main de tous ceux qui gardent le contrôle du sens de leurs représentations mentales. C'est une affaire de choix et de volonté ; un parti-pris de tout interpréter sur un mode optimiste : vous retrouvez un vieux sac de pruneaux au fond d'un tiroir ; c'est un cadeau ! Un cadeau de la vie, un cadeau d'amis passés vous voir pendant que vous étiez absente ! Pourquoi pas, pourquoi préférer une réalité froide et cruelle à une illusion douce ? Descartes lui-même doutait de la valeur de la vérité lorsqu'il s'agit de combattre une passion triste.
Ainsi trois vieilles femmes peuplent illusoirement leur solitude de figures aimées, c'est Dicky le chien de Constance, la Folle de Passy, ou le jeune admirateur silencieux qui guette les gestes de Gabrielle, la vielle fille de Saint Sulpice ; ou Adolphe Bertaud qu'Aurélie ne manque jamais une occasion de rappeler... Dans le dernier acte elle donne à ce souvenir les mains fermes et douces du jeune Pierre comme l'imagination donne frauduleusement un corps à un fantôme aimé...

Le culte du souvenir.
Cela fait trente ans qu' Aurélie fait vivre son amour pour Adolphe par la seule force de sa pensée, au mépris des évidences : " Il est dans les bras de Georgette mais il m'aime... ". C'est l'occassion pour l'auteur de nous montrer comment, par ce culte du souvenir et le respect des lieux sacrés de la passion, le temps qui use les sentiments est aboli : " Tu as vieilli comme tous ceux qui renient des souvenirs, qui piétinent leurs anciennes traces... Je n'ai pas repris le tournant de la rue Bizet parce que je l'avais pris à ton bras, le soir où nous revenions de Denise. Je fais le tour par la place des États-Unis. C'est dur, l'hiver, par le gel. Je tombe toujours une ou deux fois..." Aurélie préfère le sacré de ses représentations au confort du réel . Elle érige sa vie en manifeste d'un bonheur délibéré, un bonheur conquis par une discipline atypique mais chaque jour répétée.

L'effort de style : Le soin de soi et le faste de l'habit comme cuirasse.

L'attention portée au moindre détail du quotidien nous soustrait à l'inquiétude et à l'ennui.
"Tous les vivants ont de la chance, Fabrice... Évidement, au réveil, ce n'est pas toujours gai. En choisissant dans le coffret hindou vos cheveux du jour, en prenant votre dentier dans la seule coupe qui vous soit restée du service après le déménagement de la rue de la Bienfaisance, vous pouvez évidemment vous sentir un peu dépaysé en ce bas monde, surtout si vous venez de rêver que vous étiez petite fille et que vous alliez à âne cueillir des framboises. Mais pour que vous vous sentiez appelée par la vie, il suffit que vous trouviez dans votre courrier une lettre avec le programme de la journée. Vous l'écrivez vous-même la veille, c'est le plus raisonnable. Voici mes consignes de ce matin : repriser les jupons avec du fil rouge, repasser les plumes d'autruche au petit fer, écrire la fameuse lettre en retard, la lettre à ma grand-mère... etc... etc... Puis quand vous vous êtes lavé le visage à l'eau de roses, en le séchant, non pas à cette poudre de riz qui ne nourrit pas la peau, mais avec une croûte d'amidon pur, quand vous avez pour 1e contrôle mis tous vos bijoux, toutes vos broches, les boutons miniatures des favorites y compris, et les boucles d'oreilles persanes avec leurs pendentifs, bref quand votre toilette du petit déjeuner est faite, et que vous vous regardez non pas dans la glace, elle est fausse, mais dans le dessous du gong en cuivre qui a appartenu à l'amiral Courbet, alors, Fabrice, vous êtes parée, vous êtes forte, vous pouvez repartir..."

Le parti pris de l'exhibition, non celui de la pause !

Il n'y a rien d'ostentatoire ni de prétentieux dans le personnage mais un culte des manières et de l'exemplarité qui sert à cette femme de colonne vertébrale. Elle a le sens de la représentation mais c'est pour accueillir avec élégance tous les autres, tous les exclus de l'impérialisme dominant, tous ceux qui n'ont pas leur place dans les nouveaux codes de sélection... En 1942, cette réplique est lourde de fantômes :

" Tu baisses vraiment dans mon estime Constance si tu ne parles pas toujours comme si l'univers entier t'entendait, celui des personnes réelles et des autres.... Je sais qu'être entre nous c'est justement leur faire signe, leur dire que dans ce tohu-bohu et cette mascarade qu'est le monde, il est du moins un petit cercle où ils seront les bienvenus et tranquilles..."

François Rancillac
Un grand moment de théâtre !

Le décor et la mise en scène de François Rancillac sont symboliquement très riches ; le jeu des acteurs est efficace et la prestation de Judith Magre d'une perfection remarquable : son phrasé, ses poses, ses mouvements de jambes et d'épaules, (sa façon, par exemple, de vérifier sa perruque quand elle se relève de son rêve éveillé) ; tout son être incarne à merveille ce mélange de force et de fragilité qui fait de La Folle de Chaillot un personnage mythique singulier.

Ne laissez pas passer l'occasion d'assister à une grande représentation !