LA REPRESENTATION THEATRALE

Thierry Illouz

Reprendre les matériaux du réel pour que naisse autre chose que le réel.

Le théâtre invente une forme de rapprochement avec le réel dont aucun autre art ne saurait lui discuter l'exclusive. Il procède par une forme de recomposition sans pareille, faite d'un matériel tout entier emprunté au réel jusqu'au plus aigu à savoir la présence, l'incarnation, la chair.

Si l'on parle de représentation théâtrale c'est que se joue à travers la spécificité de cette forme un pari, celui de reprendre le matériau du réel pièce par pièce et de le présenter à nouveau, une autre fois, d'une autre façon et que de cela naisse autre chose que le réel , la puissance de l'art réside dans ce mouvement d'écart, dans cette faille épistémologique entre le sujet et l'objet, c'est ce glissement, ce transport vers la représentation qui en fait le prix et cela est d'autant plus spectaculaire ,d'autant plus riche, d'autant plus saisissant que la proximité avec le réel est forte.

Ici le siège de la représentation, le vecteur, n'est plus le pigment, le cadre, la portée, l'écran qui sont autant d'éléments artistiquement autonomes mais la voix, le corps, le geste, le décor, le verbe, c'est à dire un arsenal exporté, dénaturé. La représentation théâtrale tient sa force de cette dénaturation, de cette dématérialisation pourtant physique, effective.

L'art du déplacement, le combat avec et contre les évidences quotidiennes.

Les conventions qui préoccupaient le théâtre classique ne faisaient rien d'autre que d'imposer ce registre de la cohérence matérielle, le lieu, le temps, pour se livrer à un combat contre ces évidences quotidiennes, elles y parvenaient par des formes multiples de déplacement que l'art théâtral continue d'opérer et qui sont en fait la condition de sa réussite, déplacement dans la langue par le recours à l'alexandrin et à la déclamation, dans l'organisation du drame , dans tout ce qui pourrait relever de l'apparence.

Ces exigences de la modification, de l'intervention d'une modalité de rupture demeurent liées à l'accomplissement théâtral et si l'alexandrin n'est plus usité d'autres cassures ne cessent d'être requises, des inventions langagières de Novarina à la réduction de Beckett.

Représenter : donner à voir une évocation qui ne soit en rien l'objet évoqué mais " le plus profond qui le dessine ".

Le terme même de représentation perd en l'occurrence son sens, se déploie dans la perspective de ce qu'il cherche à embrasser : à la fois le réel et l'artefact, le repli ; donner à voir une évocation qui ne soit en rien l'objet évoqué mais le plus profond de ce qui le dessine. " Représenter " : dire encore, s'échapper de ce qui tiendrait de l'identique sans quoi le projet s'alourdirait, s'atrophierait, s'écraserait et l'on ne pourrait rien en attendre que le flou d'un reflet. L'acuité naît paradoxalement de cette échappée qui libère le sens, l'éclaire.

L'irruption miraculeuse du temps de l'art, cet accaparement qui absorbe dans une superposition parfaite le temps du spectateur et le temps du drame.

Enfin la représentation théâtrale a ceci d'unique qu'elle travaille encore sur le temps, qu'elle est elle-même un temps, qu'elle occupe intégralement un espace chronologique, qu'elle absorbe le temps du spectateur et celui de l'acteur, que son déroulement puise directement dans la vie de ceux qui y participent et le rapprochement que l'on a évoqué avec les éléments constitutifs du réel tourne ici au vertige par le saut radical de cet accaparement et de cette superposition parfaite entre le temps du drame et le temps du spectateur. Et le décalage devient précisément alors ce retournement majeur, cette prise en force du temps, cette irruption miraculeuse du temps de l'art, cette représentation par l absorption, par la contamination du réel, une autre forme pour l'apparition dans la conscience du lieu de l'objet.