La Vierge Hodigitria (1650) 2glise du Saint Esprit de Rogatine., Kiev

Iconoclastes contre iconodules
les enjeux de la représentation religieuse

 

" L'Occident a le génie des images parce qu'il y a vingt siècles est apparue en Palestine une secte hérétique juive qui avait le génie des intermédiaires... Le christianisme [grâce au dogme de l'Incarnation] a tracé la seule aire monothéiste où le projet de mettre les images au service de la vie intérieure n'était pas dans son principe idiot ou sacrilège" Régis Debray, Vie et Mort des images

Pas de religion sans théâtralisation liturgique : le rituel comme représentation paradoxale.

Fête de Simhat Torah  par Solomon Alexander Hart (1806-1881)
L'homme est le seul animal religieux : l'homme est le seul animal qui éprouve le besoin d'instituer du Sacré c'est-à-dire de poser des valeurs absolues (au sens étymologique de séparées, transcendantes). Tous les systèmes religieux ont en point commun cette distinction fondamentale entre ce qui est reconnu comme sacré et le reste, disqualifié comme profane... Cette distinction façonne bien entendu tout l'univers des représentations : en édifiant des lieux sacrés et en évoquant des événements sacrés (ceux des grands mythes fondateurs de toute religion) l'homme éprouve le sentiment de s'élever au dessus des miasmes de l'existence usuelle. Le rituel avec sa scénographie et sa liturgie est conçu pour marquer les imaginations, émouvoir les sens et fasciner les esprits. Le rituel est, au sens théâtral du terme, "représentation" même lorsque la liturgie s'épuise à signifier que la divinité n'est pas de l'ordre du visible.

De l'Idole à l'image, les tribulations du besoin de figuration

Dans Les Origines de la pensée grecque, Jean Pierre Vernant étudie la réforme religieuse qui intervint en Grèce entre le VIIIème et le VIIème siècle avant J.C. Les prérogatives religieuses (les sacerdoces) qui jusqu' ici étaient le privilège des grandes familles aristocratiques vont être annexées par la cité. La mise en place d'un culte officiel et public signifie symboliquement que la protection que chaque divinité réservait autrefois à une seule famille s'exerce maintenant au bénéfice de la communauté toute entière. Les objets rituels (les statuettes sacrées et autres talismans) qui étaient gardés secrets dans les maisons princières émigrent vers le temple qui demeure ouvert et offre désormais des fonctions sacerdotales à tous sans restriction sociale.

Selon les termes de Jean Pierre Vernant : "il y a confiscation des cultes privés au bénéfice d'une religion publique". Mais, dans le même temps, les statuettes sacrées et les objets rituels perdent leur vertu de symboles efficaces : les statues des dieux prennent des dimensions colossales mais s'est seulement pour être vues de tous : la statue représente le dieu, elle ne le présentifie plus. Elle ne manifeste plus en elle-même la puissance divine, elle l'évoque seulement à la manière d'une image. Il y a recul de la prégnance magique.

Mais aucune religion n'a jamais pu faire complètement l'économie du cérémonial. Pour rassembler les hommes il faut leur donner quelque chose à voir et pour faire croire en un "Au-delà", il faut bien donner à voir quelque chose ici-bas, ne serait-ce que des lignes calligraphiques et des motifs géométriques. La pompe et le prestige de la scénographie religieuse insufflent et canalisent l'effort spirituel.

La querelle byzantine des images

(Nous résumons l'analyse que Régis Debray propose de cet événement historique dans Vie et Mort de l'image p.99 et suivantes)

"Qu'est-ce qu'un dieu qui se casse en morceau, qu'on peut jeter à terre ? Quel être infini peut se laisser circonscrire dans un volume ?" Pour l'iconoclaste, le divin est indescriptible. Toute image de lui ne peut être que "pseudo" c'est-à-dire mensongère, non ressemblante. Le vrai Dieu de l'Écriture s'écrit en consonne imprononçable "Yhwh", ce tétragramme ne se regarde pas. Le Dieu de L'Ancien Testament fait l'homme à son image mais lui interdit de les façonner (Exode, 20, 4).

 

Recueil de Hambourg (1427) , qui montre ici une femme juive qui s'immerge dans une mikveh avant de rejoindre son mari Ce qui ne se pratique pas n'a pas besoin d'être interdit : Tant d'insistance dans l'imprécation fait sentir l'omniprésence de la tentation. Il y a dans l'iconoclasme comme une autopunition. Et les fresques de la synagogue de Doura-Europos sur l'Euphrate témoignent qu'il a existé, en marge de l'interdit, une iconographie judaïque d'influence grecque et orientale. Voir Pierre Prigent, L'Image dans le Judaïsme , du IIè au VIè siècle , Genève, Labor et Fides, 1991.

L'iconoclaste ( Moise, Tertullien, Calvin et leurs héritiers tristement récents...) est un ascète investi d'une mission purificatrice. Il est donc par essence tout le contraire d'un homme de paix. D'où ce que Régis Debray appelle : " le coté règlement de compte et Crime passionnel des flambées iconoclastes".... le fanatique se fustige et expie... "Tous les sado-masochistes de la vieille proscription judéo-chrétienne scandent à coups de hache : "ma libido ne passera pas" p.107

Pendant un siècle, la querelle des images partage le monde byzantin en "iconoclastes" ou "iconomaques"(nombreux dans la Cour et l'Armée) contre "iconophiles" ou "iconodules"(majoritairement, des évêques et des moines). La question fut tranchée quant au fond lors du deuxième Concile de Nicée, en 787 ( même si la guerre civile perdure jusqu'en 843). Le décret adopté par les Pères réunis en Concile stipule que "l'hommage rendu à l'icône va au prototype" donc non seulement n'est pas idolâtre celui qui vénère les icônes du Christ, de la Vierge, des Anges et des Saints, mais celui qui refuse cet hommage est hérétique puisque ce refus revient à nier l'Incarnation. C.F. J.J. Goux, Les Iconoclastes, Paris, Éditions du Seuil, 1978.

Le Concile de Nicée entérinait donc l'influence de la culture visuelle des Grecs sur les Chrétiens au mépris de la primauté absolue de la Parole sur l'image dans le Judaïsme. Grâce aux Byzantins, l'Occident échappa aux ressassements de la célébration calligraphique de Dieu selon le mode judéo-islamique. L'église apostolique et romaine put s'ouvrir aux multiples techniques de l'image. Tous les jeux d'optique seront savamment cultivés à fin d'édification des foules. Au XIIè siècle les cathédrales se parent de vitraux pour offrir aux fidèles les premiers espaces audiovisuels ( féerie des couleurs, orgues, chants et cloches). Georges Duby décrypte dans cette scénographie la volonté de préfiguration de la "Jérusalem céleste". Régis Debray souligne que c'est également un jésuite allemand, (Athanase Kircher) qui, en 1646, produisit une exégèse de usages théologiques possibles des premières lanternes magiques (cité par Jacques Perriault dans La Logique de l'usage, Essai sur les machines à communiquer, Paris, Flammarion, 1980). L' Église n'a jamais été prise de court par les technologies de l'image et de la communication de masse par l'image. (C.F. l'encyclique de Pie XI sur le cinéma en 1936; celle de son successeur sur la télévision en 1957, jusqu'au très médiatique Jean Paul II...)