Pierre Rubens, Le retour des champs ;  Palais Pitti.

Le paysage et le portrait:
l'entre-expression de deux représentations

Le paysage et le portrait : deux âges récents de la représentation

Nos propos mêlent aux analyses de Régis Debray, Vie et Mort de l'image (1992), récemment réédité en poche Folio/ Essais, les commentaires de Merleau-Ponty, L'Oeil et l'Esprit, (1960) Folio/Essais. Nous ne saurions que vous en recommander la lecture attentive !

 

Les très riches heures du Duc de Berry,  Mars - Les Labours ; XVème ; Musée Condé-Chantilly. Le paysage : un genre pictural tardif

Dans Vie et Mort de l'image, Régis Debray propose une généalogie de l'expression paysagiste qui souligne que, jusqu'aux miniatures des frères Limbourg, Les Riches heures du Duc de Berry (vers 1410), l'Occident ne connaissait pas le paysage. En effet, les illustrations religieuses donnaient du milieu extérieur une vision strictement symbolique, subordonnée à la lettre de la Bible : Le "Jardin" est l'emblème du Paradis, le "Désert" est le signe de la fuite et de l'exil.

 

 

 

 

 

 

Chaque culture, en choisissant sa vérité, choisit sa réalité : c'est-à-dire ce à quoi elle accorde de l'intérêt et donc ce qu'elle juge digne de représentation. "Pour un homme du XIIIème siècle, le Jardin du Paradis est plus réel que la forêt de Poissy parce que... c'est le premier qu'il veut voir." Régis Debray, Vie et Mort de l'image ; p.267. L'image de l'Éden est une image du salut pour le croyant : elle sauve le pénitent par la prière. La reproduction de la forêt de Poissy ne serait pour lui d'aucun intérêt."Pas d'intérêt métaphysique, pas d'image physique ! ... On n'aime pas ce qu'on voit ...On voit ce qu'on aime." (Dans une autre page, Philophil reprend l'analyse des vicissitudes de la représentation des Alpes dans l'histoire de la peinture ! Pour en savoir plus : cliquez !)

"Quand une société aime un peu moins Dieu, elle regarde un peu plus les choses et les gens"( ce qui explique, selon Régis Debray, l'émergence simultanée du paysage et de l'autoportrait ). Voir l'ici-bas n'est pas un réflexe, ce fut une conquête."Le paysage est la rançon visuelle d'une désymbolisation du Cosmos" qui a progressivement accompagné les progrès du ravitaillement et l'urbanisation.

Pour s'intéresser au paysage, il faut ne plus chercher dans la nature de quoi assurer sa subsistance quotidienne. Le paysage ne peut naître que dans l'oeil du citadin qui le regarde de loin parce qu'il n'a pas à y travailler chaque jour le "nez-dessus"... "La posture descriptive suppose un oeil libéré des servitudes de la main... comme si un minimum de bien-être était nécessaire au "bonheur de voir". "( p269)

L'émergence du paysage comme genre pictural manifeste une véritable conversion du regard vers la terre." Le paysage est une création qui a perdu sa "majuscule", rabattue sur elle-même, réinvestie pas un regard non visionnaire...". L'évaporation des arrière-mondes religieux concentre la vision sur les choses du monde dans la conscience que notre salut est à faire ici. Les arbres et les visages sont vus pour ce qu'ils sont au hasard des rencontres, sans symbolisme institué.

Régis Debray émet aussi l'hypothèse que la découverte du Nouveau Monde nous a sans doute appris à mieux regarder l'ancien. En tout cas, ce "nouveau contrat" passé avec le visible a donné naissance à la première cartographie fiable.

Les très riche heures du Duc de Berry, Novembre - La Glanée ; XVème ;  Musée Condé- Chantilly

L' émergence simultanée du paysage, du portait et de l'autoportrait.

Certes, au Moyen-Age, il existait des représentations des donateurs au volet des retables, mais le portrait comme genre indépendant (libéré de son contexte sacré) est plus tardif, tout comme les autoportraits des peintres.
"L'enquête sur l'intérieur progresse en même temps que l'investigation de l'extérieur". La subjectivisation du regard et l'objectivisation de la nature sont deux attitudes mentales solidaires puisque celui qui peint des paysages se peint lui-même cf.Pascal Bonafoux Les Peintres et l'Autoportrait. Genève Skira 1984.

Gilles Privé, peintre contemporain, revient sur cette complicité entre paysage et subjectivité lors d' une Conversation avec Jean Paul Chambas :

Paysage d'hiver ; Hendrick Avercamp (1585-1634) Rijksmuseum, Amsterdam
La représentation de la nature est toujours un fait de culture conditionnée.

Dans le cas du paysage, la reproduction a précédé "l'original". En effet, "le paysage" a d'abord désigné, non le décor campagnard, mais une espèce de tableau - c'est encore dans ce sens que Diderot utilise le terme dans L'Encyclopédie - d'ailleurs "pittoresque" vient de l'Italien " pittore", peintre.

La thématisation et la représentation de la nature sont un fait de culture. D'ailleurs, dans beaucoup de langues, il n'y a pas de mots pour dire "paysage" comme d'ailleurs il n'y a pas non plus de terme particulier pour désigner ce qui pour nous relève de l'art. Nature et art sont des catégories abstraites qui n'existent pas indépendamment l'une de l'autre. (Ce qui pose le problème de leur devenir respectif : aujourd'hui nous assistons massivement à une destruction de la nature et solidairement à un jeu d'autodestruction de l'art dans certaines de ses expressions contemporaines (voir le Site de création contemporaine au Palais de Tokyo...)

Merleau Ponty établit un parallélisme entre les conditions géographiques et les traductions artistiques. Pas d'art pictural en Sibérie, dans la pampa, ou dans les déserts, là où monotonie et uniformité dissuadent l'exercice pointilleux du rendu figuratif. Le sens de la nuance vient avec le contraste des saisons, des cultures, des reliefs, avec la palette infinie des céréales, des vignobles, des pacages... École Française, Italienne, Flamande et, c'est "pays" français, italien et flamand. Comme la spiritualité, tout art est local, il exprime le génie d'un lieu cristallisé en une certaine lumière, en couleurs, en tonalités, en valeurs tactiles.

Régis Debray conclut : "L'art est né en Europe septentrionale, un maximum de diversité dans un minimum d'espace ; le visuel est né en Amérique, minimum de diversité dans un maximum d'espace... Warhol est partout chez lui !"

"Foro romano", ; B. M. Disertori

 

 

Quand la nature est détruite que reste-t-il de l'art ?
La peinture peut-elle survivre à la destruction du paysage ?


Dans l'espace contemporain, le paysage a fait place à la gestion de l'Environnement et l'art, à l'industrie de la Culture. Ils sont devenus affaire de programmation, de célébration, de réglementation... affaire de "paysagistes" et d'animateurs... ce sont des constructions, des techniques appliquées.

La disparition du paysage dans la peinture d'avant-garde du début du siècle ( Picasso n'en a jamais peint !) est selon Régis Debray une préfiguration éloquente de cette évolution et des désastres écologiques qui suivirent. "Chaque espace, chaque milieu de transmission, a le visible qu'il peut, non celui qu'il veut ! "

Et le chef de file des médiologues conclut que ce que nous nommons aujourd'hui "visuel" est justement l'ensemble des nouvelles formes engendrées par l'autoroute et l'ubiquité de l'information, c'est-à-dire la convocation de toutes choses sur l'écran de contrôle, la dématérialisation de supports ( "une agriculture hors sol et une monnaie sans papier... comme un golf sans green trouvant dans l'image de synthèse son complément optique.")