Cette rubrique présente des BD sur le thème du mal :
 
LE BIBENDUM CÉLESTE

Nicolas de Crécy

Les humanoïdes Associés (www.humano.com) Pour mieux connaître l'auteur, vous pouvez consulter l'entretien qu'il a accordé à "R de réel" et découvrir aussi le très beau site de cette revue critique : www.reel.fr.st

Dans Le Bibendum céleste, Nicolas de Crécy campe les aventures malheureuses d’un jeune phoque débarquant à New York-sur-Loire « capitale de tous les excès » et qui est choisi, bien malgré lui, pour devenir une figure emblématique de la vie politique du pays : « le prix Nobel de l’amour ».

Mais il y a compétition et Diego (notre ami phoque) est pris en mains par l’équipe des professeurs et conseillés en communication de la « clique municipale », bien décidée à garder la maîtrise des symboles idéologiques de la ville (page 52 tome 2)

Dans le Bibendum céleste, de multiples formes du mal se chevauchent  :

LA CONTINGENCE DU CORPS

Dans l’album de Nicolas de Crécy, le mal prend d’abord la forme, involontaire -mais oh combien handicapante- de l’inaptitude physique ! On pourrait cependant objecter que Diego, le phoque, est lui-même l’auteur du mal dont il souffre.

Que Diable allait-il faire dans cette galère de New York-sur-Loire  et dans cet accoutrement encore ? Est-ce que le mal n’est pas déjà inclus comme risque dans toute aventure ? Est-ce que le premier mal ne serait pas de désirer « courir sa chance », battre à neuf les cartes de sa destinée au lieu de suivre docilement la pente naturelle de sa condition de départ ?  ( page 22, tome1)


New York-sur- Loire, treize millions d'âmes et tout autant de véhicules" LA PERVERSION ÉCONOMIQUE

Mais le mal  à New York-sur-loire, c’est aussi l’enfer  de la ferraille et de la pollution avec comme première pierre de cet enfer économique… l’usine à pâtisserie industrielle qui fonctionne en tandem avec l’usine automobile !

«  Ce formidable débit de sucreries qui engraissent nos concitoyens depuis des lustres pour qu’ils se déplacent moins vite et achètent des bagnoles » page 8 tome 2 ; « bagnoles » qui sortent justement en série de l’usine d’en face…

 L’usine automobile est donc le second ressort de l’économie locale, «l’équilibre de cet arsenal repose sur un petit morceau de bois posé quelque part sous son socle et qu’une ficelle de laine relie au palais du gouvernement »( Page 8 tome 2) ( -Etrange description : Dans ce petit bois s’élève la maison de chasse du Diable dans ces antichambres et salons séjourne l’innombrable clique des décideurs industriels [page 42-43 tome1], - décideurs, qui, par bas de laine interposés, tirent aussi les ficelles du gouvernement. C’est du moins la lecture que nous proposons de la bulle page 9 Tome 2 )

Dans cette économie, le palais de la culture tombe à l’abandon (page 9 tome 2) alors que le jargon des conseillers en communication envahit l’univers du savoir ( page 38 tome 1)

" vive l'amour et ses produits dérivés !" L’ABRUTISSEMENT COLLECTIF

Il faut plaire au peuple !

Le peuple, objet de toutes les flatteries, est maintenu dans l’abrutissement de la consommation à grand renfort de slogans mielleux.

Mais ses attentes entretiennent aussi le système : il n’est pas innocent, sa bêtise et son consumérisme libidineux le rendent responsable, coupable :  « Peuple complice », admirablement signifié par la myriade d’individus coagulée en masse humaine et qui compose le visage du président tel un pantin-Léviathan (page 58 tome 2).

Tout est bon pour séduire le peuple, même les exercices d’équilibristes les plus dégradants ; on grince des dents de voir Diego, fleuron de la réussite pédagogique de l’équipe municipale, transformé en animal de foire pour les besoins de l’élection. (page 52 tome 2).

LA FOURNAISE DE L’ÉTUDE

A New York -sur-Loire, il y a encore des professeurs mais réservés à une élite : la sélection, quoique hasardeuse, donne lieu à une formation harassante. La troupe hétéroclite des spécialistes enseigne des savoirs et des méthodes : « Thèse, antithèse, prothèse pour ta cervelle ».

Quand l’enseignement oublie les plaisirs naturels, il loupe l’épanouissement. : ( voyez à ce propos la belle ironie des très belles pages 32, 33 et 34 du tome 1)

L’enfer de l’étude est pavé des plus louables intentions mais les conseillés en éducation qui entourent le président s’amusent et « picolent » pendant que d’autres forment Diego aux règles académiques de l’excellence.

Une telle astreinte ne va pas sans un sentiment d’insatisfaction chez Diego.
Pour plaire au peuple - et l’abrutir- faut-il bien consentir à tout cela ?

A coté de cette perversion ordinaire et générale, il y a la figure du Diable en personne !

LA FIGURE DU DIABLE REVISITEE

Nicolas de Crécy campe un diable à la fois opiniâtre et pitoyable, entouré d’un staff  de monstres débiles et indisciplinés. Or faire le mal est un « job » à plein temps. «  Le mal […] ça se travaille… » (page 18 tome 2). Notre Diable à salopette de clown se démène pour faire échouer la politique de l’amour engagée par le parti de la gente municipale, et se plaint de n’être pas bien secondé !

Au détour d’une page Nicolas de Crécy laisse entendre que le Diable aurait changé..( Page 18 tome 2 : Le mal n’aurait connu d’abord que la forme simple de la violence et de la destruction, irréfléchie : « Tout brûler, tout raser FFROUCHC »   alors qu’il prendrait aujourd’hui des formes plus subtiles et plus sophistiquées.)

 Le Diable de Nicolas de Crécy  est devenu un « créatif » (page 17 tome 2), il a des velléités d’entrepreneur. La nouveauté, pour ses sbires, tient sans doute au fait que le Diable entend pactiser avec les valeurs du travail, de la réflexion et même de la discipline pour mieux dominer le monde de ses projets scélérats. « Tout  brûler, toujours la même rengaine, …on ne peut rien entreprendre de valable en brûlant tout systématiquement » (page 18 tome 2).

Avant on pouvait croire que le mal n’était que dans l’abandon aux forces bestiales de la brutalité, toute construction, tout effort de discipline était forcement du coté du bien. On trouverait cette idée développée dans quelques textes d’Alain. Maintenant nous savons que le mal prend des formes beaucoup plus sophistiquées et complexes qui réquisitionnent les valeurs du zèle, de la discipline et des beaux sentiments démagogiques sans lesquels il n’est pas de projets grandioses, même dans le mal…

 Le pinceau de Nicolas de Crécy retrouve aussi  ici de grands constats de XXème siècle, voyez la critique de l’argent comme l‘Antéchrist-selon Charles Péguy, et bien entendu les  propos  d’Hannah Arendt sur la « Banalité du mal »  dans la mécanique du troisième Reich.

 

LE GRAND BRÉVIAIRE DU BIEN ET DU MAL

Contre la lettre du manichéisme réducteur, les méandres de la réalité enseignent la complicité et l ‘inextricable confusion du bien et du mal

La page 21 du tome 2 le dit sur un mode volontairement grossier mais l’ensemble des deux albums ne cesse d’exhiber les fins rouages par lesquels bien et mal  se conjuguent et se mêlent au cœur des conduites individuelles : L’homme est un Janus

Remarquez la profonde ironie de l’artiste lorsqu’il place la bonne ( c’est à dire canonique) définition du mal

 dans la bouche de celui qui incarne la duplicité

 

LA CROIX DU TEMPS

 Tout ce passe comme si, dans la comédie de l’existence, le sérieux et le seul véritable maître étant ailleurs : le temps, irréversible en son écoulement, précipite tous ceux qui ne savent pas jouir de son présent dans l’égarement. (la page 36 tome 2 ) Les animaux, ces consciences attachées au présent, nous sauveront –t-ils de l’abîme de la réflexion ?

Quoi qu'il arrive Diégo , sache que je serais toujours là L’ÉNIGME DU CHIEN

 Le chien, meilleur ami du phoque ou du Diable  ou de lui-même?

 Dans Le Bibendum céleste, le rôle du chien reste équivoque à plus d’un titre :

Contre les excès d’ascétisme laborieux imposés par les professeurs de l’équipe municipale, il représente les valeurs simples et vraies des plaisirs de la chair et de la franche rigolade.  Ses appétits sont si franchement assumés [ « tu viens boire un coup ? » (page 40) ou encore :«  Garçon, Alcool et nicotine ! » (page 45 )] que notre bougre en devient immédiatement sympathique même si on pressent vite qu’il n’agit qu’en son intérêt ou, à la rigueur, pour celui de sa race de parias : «  En tant que chien, j’avoue avoir souffert de mon décalage social…. J’estime notre situation injuste…Le limon de nos crottes n’a-t-il pas consolidé cette vaste architecture par son exceptionnelle teneur en sels minéraux, phosphates et acier détrempé ? (page 45 et 46, tome 1).

Plus loin, notre animal se révèle farouchement brutal ( page 65 tome 1) au point qu’on se rappelle alors:

  1. qu’il apparaît pour la première fois dans l’histoire lorsque l’infâme Séraphin (le tueur à gage du Diable) tâche de kidnapper Diego  (page 36, tome 1) 
  2. qu’il sera d’ailleurs ensuite introduit comme « compagnon officiel » de Diego (page 55, tome 1) sous les auspices du même Séraphin, devenu, entre temps, le nouveau Synapse  (conseillé en communication) du président ;
  3. que le tragique accident de voiture qui allait évincer le professeur Lombax de la scène politique fut causé par un « chien égaré au milieu d’un virage huileux en épingle à cheveux » (page 13, tome 1) troisième coïncidence !

. Et pourtant ce cabot est plein de sollicitude pour Diego (Page 14 tome 2.) Allez  savoir à quel Diable se fier !

LA MORALE…[comme chez Jean De La Fontaine !] Nicolas de Crécy, lui, ne la tire pas !

 Jouons les mauvais maîtres à sa place :

Le Bibendum céleste  est une histoire inachevée et  pleine de rebondissements qui semble dire qu’ il ne peut y avoir de qualification définitive et univoque du mal. Le mal est toujours fuyant comme le bien, mêlé à son contraire au cœur des individus puisque les meilleures raisons et les meilleures causes (comme les plus beaux mots) peuvent être détournés et exploités pour des motifs qui les pervertissent. Mais les méchants  ont aussi leurs faiblesses qui les rendent pitoyables [et même des jardins secrets qui les rendent attendrissant.] : Sous ses airs bourrus, le Diable se traîne un angelot en terre cuite qu’il a patiemment pétri de ses mains…Mais cela ne garantit pas qu’il se soit acheté une conduite. Le mal sait exploiter à ses fins les symboles du bien.

 Et s’il n’est pas scientifiquement prouvé que le Diable existe (page 39 tome 2), il y a des exploitations DIABOLIQUES des ficelles de la réalité et des falsifications INFERNALES de la réalité des faits( page 66 tome 1).