Ce tableau appartient à la collection de la ville de Saint-Germain-en-Laye
L'ESCAMOTEUR
Jérôme Bosch
1450-1516


L'illusionniste ne dit pas ce qu'il fait et fait ce qu'il ne dit pas. Il joue avec les apparences et excelle à détourner l'attention du public de l'essentiel. Il est, dans le registre du spectacle, l'équivalent du bonimenteur et du charlatan dans le registre du commerce... Les prestidigitations des analystes financiers qui inventent de nouvelles définitions comptables pour masquer les budgets déficitaires ne sont que les avatars contemporains d'une filouterie aussi ancienne que les échanges entre les hommes...


Le tableau de Jérôme Bosch, "L'Escamoteur", fut également nommé "Le Tricheur", "Le Jongleur" ou "Le Charlatan". Il donne à voir une réelle escroquerie : un bateleur de foire attire les chalands avec une manipulation de noix de muscade et de godets. Ce jeu de prestidigitation est connu depuis l'Antiquité : il s'agit de déposer ostensiblement les muscades sous des godets, de déplacer ceux-ci et de demander à l'assistance de parier sur la localisation des muscades... L'astuce du prestidigitateur consiste, bien sûr, à déplacer les noix sans qu'on le voie et, à ce jeu, notre homme à l'air d'être habile : le vieil homme qui s'est laissé prendre à parier en a "la berlue". Arc-bouté au-dessus de la table de jeu, il fixe les doigts du magicien, il n'en croit pas ses yeux ; le bateleur lui fait avaler des couleuvres (littéralement "des grenouilles"...) La métaphore est clairement symbolisée : une des grenouilles repose sur la table, l'autre est recrachée par le vieil homme ! Mais les tours du magicien ne sont que des divertissements de façade, la réalité de son activité est ailleurs : il fait ses affaires en coulisse, un complice palpe avec jubilation et doigté la bourse qu'il est en train de dérober
au "pigeon"...

Notre nigaud est donc doublement trompé : la manipulation du prestidigitateur qui s'opère devant ses yeux au grand jour (et dont il est la dupe et la risée aux yeux de tous) est une ruse au second degré puisqu'elle détourne son attention sur le devant de la scène alors que, dans son dos, on le vole !

Certains commentateurs ont cru identifier dans le personnage du nigaud Jean Molinet, chanoine réputé pour ses prétentions littéraires ; ce "Prince des Rhétoriqueurs" aurait eu maille à partir avec Jérôme Bosch à la cour des Princes de Bourgogne... Le tableau stigmatise la crédulité et met en scène un proverbe célèbre du Moyen Age : "Qui se laisse séduire des jongleurs perd son argent
et devient la risée des enfants !" Justement, le gamin qui est au pied du vieil homme tient dans ses mains un moulinet, le moulin étant par ailleurs le symbole des armoiries de Jean Molinet. La présence ostensible de la clé à côté de la bourse qui est dérobée, laisserait également penser que le tableau se présente lui-même comme une énigme à déchiffrer : derrière le sens apparent, un autre serait codé... Si l'on admet que Jean Molinet avait la prétention d'être un homme d'esprit, la légende du tableau pourrait être : "Tel est pris qui croyait prendre !" ou "à rusé, rusé et demi !"

Quoi qu'il en soit, dans l'assistance peu de personnages paraissent se rendre compte de la manipulation. Certes, le compagnon de la jolie femme semble lui dévoiler le "pot-aux-roses", mais le petit sourire de sous-entendu et les yeux au ciel de la jeune dame montrent que, loin d'être scandalisée, elle reconnaît en l'escroquerie le train du monde.

A leur gauche, on ne sait si le regard désapprobateur de la nonne et de l'homme sans chapeau (ouvrier/paysan) fustige l'attrait des foules pour le jeu ou l'audace du larcin.

Un peu plus loin, l'homme au chapeau de fourrure marron ferme les yeux et se laisse guider en aveugle par le gros personnage jovial qui semble, lui, s'amuser de la situation.

Dans la composition du groupe du public, un axe vertical présente en alignement : l'enfant qui se moque / la moue grimaçante de dépit du personnage à la tête nue / les yeux au ciel d'un personnage encore plus énigmatique. Ce dernier seul est capable de s'abstraire de la scène. Cette gradation laisse entendre qu'il y aurait différents degrés de lecture et de compréhension du monde : celui du naïf, celui du censeur qui n'est pas celui du saint... (Intuition que retrouve Blaise Pascal dans la Pensée 337.)

De l'autre coté du tréteau, le magicien darde un regard hypnotique : comme si tout ne dépendait que de la puissance de sa concentration mentale. Mais l'accessoire blanc qu'il tient dans sa main gauche montre qu'il est déjà en train de préparer un nouveau tour... A ses pieds, un chien de cirque, affublé en fou, attend "sagement" d'entrer en piste ; sur le coté, un cerceau fait écho à la sphère placée en diagonale à l'extrémité gauche du tableau, et qui englobe un nid de cigogne au bec famélique, symbole du monde : "A qui profite le crime ?"

A sa ceinture, en lieu et place de la bourse que son commis dérobe au naïf, le magicien porte une chouette encagée : dans l'Antiquité, la chouette était le symbole de la sagesse ; au Moyen Age, elle devient le symbole de la rouerie maléfique. La chouette est un oiseau de nuit, elle exploite à son profit l'aveuglement des autres... Elle est à son affaire quand rien n'est clair...