Humpty- Dumpty  et Alice, "De l'autre coté du miroir,"  Lewis Caroll, illustration Sir J. Tenniel
La parole est-elle le meilleur moyen
d'échanger des idées ?

"Une monstrueuse aberration fait croire aux hommes que le langage est né pour faciliter leurs relations mutuelles"
Michel Lieris (1901-1990), Glossaire, j'y serre mes gloses (1939)

(Nous vous proposons en annexe un commentaire du tableau de Botticcelli sur la Calomnie d'Apelles)

Analyse du sujet à la loupe

"La parole" est l'expression d'un sujet (un locuteur) qui actualise sa faculté de langage en utilisant une langue particulière (c'est-à- dire un certain code révélateur d'une forme de culture).
La prise de parole est un acte dans lequel un sujet se met en scène et entre en contact avec une altérité (un public ou un interlocuteur singulier).
En même temps, chaque locuteur s'expose aussi à une évaluation sociale (cf. Pierre Bourdieu, "Ce que parler veut dire") L'échange d'idée est inséparable d'un jugement de chaque interlocuteur sur la valeur de celui qu'il écoute.

Le sujet de dissertation qui nous est proposé est donc autant un sujet sur la parole que sur l'échange (et, particulièrement, le dialogue)

"l'échange d'idées" renvoie à la fois au registre intellectuel et au registre politique.
Puisque "le meilleur moyen" désigne un superlatif absolu, il conviendra d'étudier et d'évaluer le rôle de la parole tant dans les controverses et les disputes entre spécialistes que dans les débats démocratiques.

S'il s'avère que la prise de parole a des effets pervers dans "l'échange des idées", il faudra donc se demander comment éviter ces écueils... Quelle serait alors le meilleur moyen d'échanger des idées : l'écriture peut-être (l'art semble a priori trop équivoque...)

Mais les idées s'échangent-elles ? Est-ce que l'expression est adéquate ? Qu'est-ce qui conduit les hommes à changer de jugement, de point de vue ?
L'analyse de ce sujet nous amènera sans doute à réfléchir sur le statut des idées. Sont-elles de pures abstractions ou surgissent-elles toujours associées à un contexte ? Ne sont-elles pas toujours le produit d'un vécu fait de rencontres, de présence, d'émotion, de révolution affective et d'intérêt...

Plan synthétique

I) La parole n'est pas le moyen d'échanger des idées, mais d'exposer des intérêts ; la pure logique des idées achoppe sur la réalité des rapports de force
I(a) :
Le loup et l'agneau (analyse de la fable comme paradigme)

I(b) : Le procès Galilée ( illustration historique du même phénomène)

I(c) Bilan : il est utile de savoir repérer les oppositions d'intérêt et plus profondément les clivages idéologiques qui bloquent le dialogue. (et transition ) Mais l'usage de la parole dans les échanges d'idées recèle d'autres effets pervers, ce que toute l'oeuvre de Pierre Bourdieu s'attache à démontrer.

II) La parole n'est pas un organe neutre, toute prise de parole expose le locuteur à un jugement des autres quant à son statut social. Dans un grand nombre des situations concrètes de prise de parole, le discours n'est pas le moyen d'échanger des idées, il fonctionne comme moyen de domination sociale
II(a)
Etude des effets de censure symbolique dans les échanges linguistiques
II(b) Langue de bois et discrimination dans la distribution de la parole (autopsie des faux débats dans les médias)
III(c) Bilan : Il n'y a pas d'égalité dans la prise de parole (et transition) L'écriture offrirait-elle de meilleures garanties pour les échanges intellectuels ?

III L'importance des échanges dans la genèse de la parole et des idées
III (a) L'écriture comme alternative à la fascination de la parole magico-religieuse
III(b) Les échanges - au sens le plus large - sont les seuls moyens d'accéder à la parole, Rousseau souligne combien l'invention des mots a été essentielle dans la fixation et le développement de ces processus mentaux. Chaque grammaire induit et révèle une vision du monde. "L'Esprit parle en plusieurs langues"
III(c) La parole nous donne accès à des mondes disparus et à des réalités purement linguistiques ! La parole n'est donc pas seulement le moyen de communiquer des idées, elle permet aussi d'inventer des idées et quand on y trouve un intérêt, de les imposer.

Conclusion : Sans le désir d'échange, il n'y aurait pas de parole et il n'y aurait pas eu de sophistication des idées. Dans ces contacts millénairement répétés, les idées (et les rapports au monde qu'elles manifestent) se sont progressivement précisées. En ce sens, la parole (et les langues dans leur diversité) seraient sans doute le meilleur moyen de communiquer nos différences et d'échanger des idées si la prise de parole n'était aussi travaillée par des logiques falsifiantes (celles des réductions idéologiques et celles des censures symboliques) qui annulent les chances d'un véritable échange.


Honoré Daumier, (1808-1879)
Dissertation intégralement rédigée

"La parole est-elle le meilleur moyen
d'échanger des idées ?"
(NB: Nous intercalons des titres pour "aérer" la lecture sur l'écran, ce qui n'est pas en usage lors des concours. L'essentiel, comme à l'oral, est de produire un discours cohérent dans lequel les idées s'enchaînent logiquement).

Introduction problématique

En politique, lorsque la voie des négociations diplomatiques est coupée et que triomphe la voix des armes, il n'y a plus d'échange d'idées, seulement des échanges de coups ! Il semble donc qu'il y ait un lien essentiel entre la parole et le dialogue (qui étymologiquement signifie l'exploration du logos et l'enchaînement d'idées). Cependant, toute forme de prise de parole ne laisse pas les mêmes chances au débat. La parole a ses effets pervers. La joute oratoire cherche la victoire sur l'adversaire plus que le progrès dans la recherche de la vérité. Narcissisme ambitieux, flagornerie et flatterie démagogique s'autorisent tous les sophismes. L'éloquence charme et anesthésie pour un temps l'esprit critique. La parole est-elle donc le meilleur moyen d'échanger des idées ?

Première partie

Gustave Doré (1832-1883)
I(a) Le loup et l'agneau :
les sophismes de la colère et la faiblesse de la raison quand elle n'est pas soutenue par une force matérielle supérieure...

La fable de Jean de La Fontaine Le loup et l'agneau met en scène un loup qui parle et qui, par la parole, incrimine celui dont il veut faire sa proie. A son habitude, l'auteur parie sur l'effet pédagogique de l'anthropomorphisme. Il dénonce ainsi tous les faux dialogues, ceux qui ne servent en rien à échanger des idées, mais à asséner des partis pris tout en prétendant les démontrer rationnellement...

Dans le discours du loup, Jean de La fontaine prend soin de multiplier toutes les aberrations logiques : ainsi, contrairement aux motifs allégués, l'agneau ne peut-il "troubler" le breuvage du loup puisque le ruminant se désaltère à plus de vingt pas en aval du carnassier..." Et que par conséquent, en aucune façon, [il] ne put troubler [sa] boisson " ! De même, l'agneau ne peut s'être "raillé" du loup l'an passé puisqu'il n'était pas né ! L'illogisme, de spatial, devient temporel...

Mais le loup ne désarme pas dans ses propos de mauvaise fois. Ses pulsions agressives lui dictent alors le plus vieux des sophismes de la colère : "Si ce n'est toi, c'est donc ton frère !" L'incrimination passera par la collectivisation de la faute : l'agneau va payer pour les autres, pour "les siens", pour tout ce que sa communauté - au sens le plus élargi - représente d'intérêts opposés aux prétentions du loup.

Tout le discours du loup vise à légitimer l'agression en la présentant comme intellectuellement justifiée. "On me l'a dit, il faut que je me venge..." Pourtant, à aucun moment du dialogue, le loup n'a véritablement été à l'écoute des arguments de son interlocuteur. Il n'y a eu, de la part du loup, aucun effort d'ouverture, ni a fortiori d'échange de point de vue. Contrairement aux apparences, le loup n'a pas pris la parole pour "dialoguer avec l'agneau", mais pour annoncer haut et fort le verdict que son humeur avait seule décrété, verdict qui pouvait, d'ailleurs, se déduire du simple déterminisme pulsionnel : le loup a faim, le loup est le plus fort ; tout le reste n'est que littérature ! (Entendons, ici, sophisme destiné à maquiller d'une apparence de légitimité la réalité d'un coup de force.)

La fable, Le Loup et L'agneau, est l'archétype de tous les "faux débats" où la parole la plus intelligente achoppe sur la réalité des rapports de force et ne parvient pas à l'emporter si elle n'est pas elle-même soutenue par une force matérielle supérieure.

Donc, contrairement à ce qu'une lecture rapide de la morale de la fable pourrait laisser croire : "La raison du plus fort n'est pas toujours la meilleure des raisons !" L'argumentaire du plus puissant des partis en présence n'est pas forcément le plus logique mais c'est celui qui l'emporte parce que la"force des idées" (dès que le débat concerne des intérêts concrets) n'est pas essentiellement dans les idées, mais dans la force propre à ceux qui les soutiennent (puissance financière, capacité militaire, domination symbolique et prestige social...).

 Frontispice de l'ouvrage de Galilée.
I(b) Illustration historique :
le procès Galilée et ses implications idéologiques

Au XVII ème siècle, un contemporain de Jean de La fontaine, observateur comme lui des joutes intellectuelles et des rivalités entre puissants, avait pointé en des termes canoniques la lutte sempiternelle entre la vérité et la force."Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence et ne font que l'irriter encore plus..." (Pour accéder à l'extrait de Pascal, cliquez)

A cette époque, e
n France, Pascal est l'un des rares esprits à oser dénoncer le procès que le Saint-Office attente à Galilée. «  Le pape hait les savants qui ne lui sont pas soumis par vœux (…). L’inquisition est corrompue ou ignorante»  Tous gardent en mémoire le souvenir de Giordano Bruno (1548-1600), un moine dominicain, brûlé pour hérésie 33 ans plus tôt (il soutenait que l'univers est infini, qu'il existe une pluralité de mondes et que Dieu est partout parce qu'il est la nature même...).

I(b1) Précision générale sur l'idéologie

A celui qui s'étonnerait que des hommes aient pu en condamner d'autres pour de tels motifs, la fatwa qui s'abat sur certain(e)s intellectuel(le)s musulmans(e)s offrent une triste illustration du même phénomène. L'histoire des idées enseigne que les "évidences" sont relatives, ce sont des opinions communément admises et répétées par tous ceux qui appartiennent au même cercle (sans effort d'analyse, ni de démonstration spécifique).
Mais surtout, certaines idées sont en accointances avec certaines positions sociales, certaines institutions et certains rapports de pouvoir parce qu'elles semblent les justifier. Elles font corps avec ce que le vocabulaire marxiste appelle une "idéologie".

La force d'une idéologie est d'être ignorée comme telle par ceux qui la partagent. Une idéologie est l'ensemble des représentations collectives qui sont spontanément admises comme vraies par un groupe, non en vertu de leur pertinence avérée, mais parce qu'elles expriment inconsciemment les intérêts d'une classe ou d'un groupe social. A travers les discours, et les prises de position dans les débats, transparaissent ainsi des idéologies, c'est-à-dire des conceptions du monde déterminées, en dernière instance, non par la pure logique des idées, mais par la logique des intérêts, celle des pouvoirs économiques et symboliques. Dans leur prise de parole, beaucoup d'individus croient honnêtement défendre des idées alors que ces idées ne sont que l'émanation de rapports de forces qui restent dissimulés par l'apparence d'objectivité des idées.

Dans un texte célèbre des Cahiers de prison, Antonio Gramsci souligne que le moindre discours, si on n'y prend pas garde, véhicule une idéologie inconsciente. (Pour découvrir une synthèse de cette pensée, cliquez ici.)
Il faut donc apprendre à "ausculter" les idées et les discours. Nietzsche utilisait à ce propos la métaphore du marteau : "Philosopher à coup de marteau", ce n'est pas forcément casser toutes les représentations héritées du passé, mais les soumettre à un diagnostique, les frapper du marteau de l'Essayeur d'or pour mieux les évaluer et surprendre leurs résonances cachées.

I(b2) Lecture de l'arrière plan idéologique du procès Galilée

Galileo Galilei (1564-1642) a lui aussi joué à L'Essayeur, c'est d'ailleurs le titre d'un des ouvrages dans lequel il précise l'existence des comètes et rompt avec la thèse aristotélicienne de l'incorruptibilité des sphères célestes. Or l'Église a fait de cette thèse un dogme parce qu'elle trouve dans l'oeuvre d'Aristote tout un système de pensée compatible avec le credo religieux du Christianisme le "Premier moteur immobile" pouvant aisément préfigurer le Dieu du monothéisme). La caution intellectuelle d'Aristote renforce la puissance de l'Église et l'autorité de l'Église empêche la remise en cause des thèses d'Aristote... Cette circularité est celle de "l'argument d'autorité" contre lequel Galilée et Pascal s'insurgent ( et que Molière ridiculise, à la même époque, dans ses scènes de querelles entre médecins)

Dans le Dialogue sur les deux principaux systèmes du monde (1632) Galilée enrichit l'hypothèse de Copernic (1473-1543) selon laquelle, contrairement au système de Ptolémée, Ta terre tourne autour du soleil. La démonstration de l'héliocentrisme se heurtent de plein fouet à la lettre de la Bible : en effet, Josué (le successeur de Moïse à la tête des Hébreux) aurait obtenu de l'Éternel qu'Il arrêta la course du soleil afin de les aider dans la bataille contre les Amorrhéens à Gabâon (Josué 10,12-10,13). Certes, la Sainte Inquisition catholique aurait pu décider de ne donner à ce texte qu'un sens métaphorique, mais elle craignait le mouvement de réforme initié par les protestants et dans lequel chacun était libre d'interpréter les Écritures. Or Galileo Galilei, comme Giordano Bruno, publie en langue italienne, il offre à tous ceux qui le lisent des raisons de douter, non de Dieu, mais de la prétention des religieux à trancher en sciences et plus généralement à s'occuper des affaires du monde. La lettre de Galilée à la Grande Duchesse de Toscane est sur ce point explicite : " L'intention du Saint-Esprit est de nous enseigné comment on va au ciel non et comment le ciel va !" Galilée revendique l'autonomie de la science et le primat de la raison sur l'autorité religieuse ; il est en cela soutenu par des familles aristocratiques (notamment Monseigneur Giovanni Ciampoli) qui cherchent à créer, en marge du Prestigieux Collège Romain (fondé en 1551 par le jésuite Ignace de Loyola), des académies concurrentes comme l'Académie des Lincei.

Il serait d'ailleurs faux de penser que les jésuites les plus versés en sciences s'opposaient tous aux propos de Galilée. L'ordre des jésuites était en proie à des dissensions politiques. Derrière la question de la tolérance en matière d'opinion, ce sont aussi les intérêts économiques de l'Espagne dans le nord de l'Europe qui sont en jeu. L'Espagne se heurte en effet, à la même époque, aux revendications d'indépendance des États protestants. Le cardinal Gaspard Borja, Primat d'Espagne au Saint-Siège, est le chef du parti jésuite soucieux de maintenir le Vatican dans l'orbe de l'Espagne. Il exerce une pression répétée sur le Pape et, en 1632, l'accuse même de complaisance envers les hérétiques. La révolte protestante a joué, en arrière-plan, un rôle décisif dans le procès attenté contre les idées de Galilée.

Honoré Daumier (1808-1879)
I(c) Bilan de la première partie

Il est des procès perdus d'avance... des débats où les idées ne sont pas réellement débattues car la cause est déjà entendue. D'ailleurs, l'existence même du procès témoigne de la force du préjugé négatif.

Ni Galilée ni, en son temps, Socrate ne sont parvenus à convaincre leurs juges. L'échec de leur prise de parole ne pouvant s'expliquer par la défaillance de leur argumentaire, il faut en chercher ailleurs la cause : nul ne saurait convaincre par des raisons celui qui, par intérêt, refuse d'être convaincu ! La parole achoppe sur la logique des intérêts idéologiques.

Par conséquent, dans toutes les formes d'échange entre les hommes, on gagne en temps (et en réalisme) si l'on sait diagnostiquer d'abord les objectifs et les intérêts des partis en présence. Ce que le jargon de la psychologie d'entreprise nomme l'analyse transactionnelle est à jour depuis les premières tragédies d'Euripide. Nietzsche en établit le constat dans La Naissance de la Tragédie.( Pour en découvrir un extrait, cliquez !)

La parole n'est donc pas toute puissante quand elle vise à modifier le jugement d'un interlocuteur. La parole est l'expression non seulement d'idées, mais d'intérêts parfois inconscients dans leurs ramifications idéologiques. Ces partis pris s'opposent au changement d'opinion et, donc, à un véritable dialogue. Mais les analyses sociologiques de Pierre Bourdieu nous permettent d'aller plus loin dans l'exploration des limites de la parole dans le débat d'idées.

Lla sortie du lycé Condorcet,Jean Béraud, 1898
II L'économie des échanges linguistiques
révelateur de domination sociale

II (a) Les effets de censure symbolique dans le "marché linguistique"

La correction de la langue, la variété et la précision du vocabulaire, l'aisance et l'assurance du discours situent socialement un individu. Pierre Bourdieu nomme "pouvoir symbolique" tous les effets de prestige inclus dans ce discours dominant (ce qu'il appelle aussi le "discours autorisé") et, corrélativement, il souligne tous les sentiments de gène qui assaillent celui qui se sent linguistiquement (et donc socialement) démuni.

La parole n'est pas un organe neutre, son exercice enracine l'individu dans un milieu (celui de son apprentissage) ; en même temps, toute prise de parole expose le locuteur à une évaluation critique.
"A t-il bien ou mal parlé? Est-il brillant ou non ?" Parler, c'est non seulement exposer des idées, mais c'est aussi s'exposer à une évaluation sociale. Dès lors "le silence de certains n'est que de l'intérêt bien compris !" Cf. Question de Sociologie, "Ce que parler veut dire".

Dans une autre conférence, Pierre Bourdieu cite ainsi le cas d'un paysan béarnais qui, bien qu'il ait obtenu le plus grand nombre de voix, ne se sentit pas capable d'être maire parce que, disait-il : "il ne sait pas parler" (Ce qui signifie qu'il ne sait pas parler comme il faut parler dans les situations officielles, or, en devenant maire, il deviendrait un personnage officiel, tenu de faire des discours officiels). Cette réaction, socialement typique, conduit Pierre Bourdieu à substituer au concept classique de "compétence linguistique" celui de "capital linguistique". Il s'agit de ne pas sous-estimer, dans les échanges linguistiques, les effets de prestige symbolique.

Pierre Bourdieu souligne l'existence de profils linguistiques :

"Quelqu'un qui est né dans le 7ème arrondissement - c'est le cas actuellement de la plupart des gens qui gouvernent la France - dès qu'il ouvre la bouche, reçoit un profil linguistique [... ] La nature même de son langage (que l'on peut analyser phonétiquement, etc.) dit qu'il est autorisé à parler au point que peu importe ce qu'il dit. Ce que les linguistes donnent comme la fonction éminente du langage, à savoir sa fonction de communication, peut ne pas être du tout remplie sans que sa fonction réelle, sociale, cesse d'être remplie pour autant."
Le Marché linguistique
, exposé fait à Genève en décembre 1978.


II (b1)
Le rituel de la "langue de bois"
Il est
des situations où la parole fonctionne pour ne rien dire d'autre que la fonction de domination sociale...

Pierre Bourdieu tient à souligner qu'il y a des situations linguistiques de rapport de force dans lesquelles "ça parle, sans communiquer pour autant !" Lors d'une prise de parole, une suite de propos peuvent être proférés sans qu'à aucun moment, il n'y ait eu une volonté de dialogue, de mise en question, d'interrogation critique. Et il serait à ce propos réducteur de parler simplement de "langue de bois " puisque ce qui, précisément, est à thématiser, c'est la récurrence de cette langue de bois, le fait qu'elle ne détraque pas, par exemple, l'institution politique, mais qu'elle en soit comme une émanation.

Tout s'explique si on prend soin de souligner les effets de prestige institutionnel, ce que précisément Pierre Bourdieu appelle "le pouvoir symbolique" : un rapport de domination symbolique se manifeste dans un "rituel" de prise de parole et cette performance, non seulement manifeste l'actualité de ce pouvoir, mais l'assoit et le renforce.
Ce phénomène est particulièrement observable à la télévision, notamment dans la différence de comportement des journalistes vis-à-vis de leurs interlocuteurs. (Lire à ce propos le chapitre ironiquement intitulé "Les débats vraiment faux et faussement vrais"dans Sur la télévision) - Philohil a proposé l'an passé une présentation générale de l'ouvrage ; pour y accéder, cliquez !

II (b2) Distribution de la parole et discrimination des interlocuteurs dans les médias audiovisuels

Dans son analyse, Sur la télévision, Pierre Bourdieu observe que les journalistes ne s'adressent pas du tout de la même façon envers un ministre ou une personnalité médiatique et un simple inconnu (syndicaliste, porte parole d'association, etc. ) "Le présentateur, en distribuant la parole, distribue les signes d'importance", et il se dit autant par les regards, les gestes, les mouvements des yeux et les intonations que par la parole même...

Ainsi, il y a une façon d'acquiescer qui marque l'impatience, fait sentir l'indifférence envers les propos énoncés et décourage le discours de celui qui n'est pas un professionnel de la prise de parole. De la même façon, il y a des manières très différentes de remercier. "Merci" peut signifier : "Je vous suis reconnaissant, j'accueille avec gratitude vos propos" ; alors qu'une autre intonation revient clairement à congédier son interlocuteur et signifie implicitement : "ça va ! C'est terminé, passons au suivant."
(Pierre Bourdieu pointe aussi une autre stratégie des présentateurs pour abréger la parole de ceux dont les propos pourraient déranger : ils se réfèrent à l'urgence, au temps de parole dépassé ou bien se font frauduleusement les porte-parole de l"intérêt du public". Au final, "il est évident que tous les interlocuteurs ne sont pas égaux sur le plateau". Concrètement, dans une émission de deux heures que Pierre bourdieu cite comme exemple (une émission consacrée aux grandes grèves de nov-déc. 1995), le syndicaliste a eu exactement, - et seulement - cinq minutes d'interventions !

Par opposition, dans La Misère du monde, l'équipe de Pierre Bourdieu s'est efforcée de renverser les effets de censure et de gène que provoquent structurellement les situations classiques d'enquête. Pour que la parole soit véritablement pour tous un moyen d'exprimer leur expérience, il faut que l'enquêteur accepte de se mettre au service de son interlocuteur afin de l'aider à "accoucher"de son discours. Pierre Bourdieu place symboliquement ce travail d'assistance sous le haut patronage de la maïeutique socratique ."Quand on veut que quelqu'un qui n'est pas un professionnel de la parole parvienne à dire des choses... il faut faire un travail d'assistance à la parole... " Par exemple, il est très important de renvoyer aux gens des signes d'intelligence, des signes d'intérêt, des petits hochement de tête, etc. "Sinon, ils se découragent et peu à peu la parole tombe." Toute une autre partie de son travail au Collège de France a consisté à étudier les questionnaires d'enquêtes et les attitudes des enquêteurs qui brouillent et parasitent l'échange linguistique.

II (c) Bilan

Dans la majorité des situations concrètes de prise de parole, le discours n'est pas le moyen d'échanger des idées, mais de manifester une valeur sociale - ce qui inclut toute une multiplicité d'effets de censure symbolique dans les échanges oraux. Faut-il conclure que la communication écrite (avec la lecture solitaire qu'elle appelle) serait un meilleur moyen d'échanger des idées ? Il convient sans doute de nuancer : la plupart des personnes interrogées dans La Misère du monde auraient eu encore plus de mal à coucher leur histoire sur le papier. La maîtrise de l'expression écrite est elle aussi massivement un privilège social.

Toutefois, la communication écrite recèle peut-être d'autres vertus, notamment dans la distance qu'elle impose entre le locuteur-écrivain et le récepteur-lecteur.

III Les échanges dans la genèse de la parole et des idées

Rembrandt (1606-1669)
III (a) L'écriture comme alternative à la fascination de la parole magico-religieuse

Dans Les Origines de la pensée grecque, Jean Pierre Vernant retrace l'émergence de la philosophie (et de la démocratie) en Grèce antique. Il souligne l'importance de la révolution mentale opérée par le courant des "physiciens" (Thalès, Anaximandre) lorsque, pour la première fois, ils décidèrent de rompre avec le discours religieux officiel sur les origines du monde pour coucher par écrit (et sans aucun travail poétique de style) leurs réflexions cosmologiques.

L'écriture permet en effet plus de recul critique : proposer par écrit une théorie à la lecture d'un tiers, c'est d'emblée accepter qu'il pourra prendre tout son temps pour analyser l'enchaînement des idées et les tester. Ce comportement d'examen scrupuleux était alors radicalement nouveau, il tranchait avec la fascination qu'opérait la parole religieuse. En effet, jusque-là, le discours sur les origines du monde était le privilège (et le monopole) des personnalités sacerdotales : les Rois-magiciens, "maîtres de vérité".

Une fois l'an, lors d'une grande commémoration rituelle, le roi-magicien racontait les origines du monde en même temps qu'il mimait le combat contre les Forces du Chaos ; la scénographie, à grand renfort d'encens, de torches et d'effets sonores, plongeait l'assistance dans la stupeur et ne contribuait pas peu à entretenir dans l'esprit du peuple le prestige symbolique du roi identifié au dieu vainqueur du Chaos. Le mythe que le roi (ou grand prêtre) proférait était reçu comme la vérité, inspirait la soumission et n'était pas discutable. A cette époque, la valeur antinomique de la vérité n'était pas l'erreur, mais l'oubli - un oubli sacrilège puisque le mythe était au fondement de toutes les hiérarchies instituées et de toutes les traditions d'usage.

Le courant des physiciens, en proposant par écrit des explications du commencement du monde qui refusaient de faire intervenir des agents divins, non seulement opérait une désacralisation du monde, mais permettait l'émergence d'un type de pensée extérieure à la religion et ouverte au débat d'idées.

Au cours des siècles, les correspondances entre penseurs (par exemple les lettres échangées entre Descartes et le père Mesland ou celles de Spinosa avec Blyenbergh) attestent l'apport de l'écriture dans les échanges d'idées.

La parole écrite peut, certes, être aussi le véhicule du pouvoir le plus autoritaire. Des ethnologues soulignent d'ailleurs que le développement de l'écriture (apparue entre le Vème et le IVème millénaire avant notre ère) accompagne et seconde l'organisation et la hiérarchisation des sociétés. L'écriture est l'organe de transmission du pouvoir dans les empires.

Honoré Daumier (1808-1879)
III(b)
Les échanges - au sens le plus large - sont les seuls moyens d'accéder à la parole et de développer ce que nous appelons sans doute à tort "nos" idées

III (b1) La preuve par l'exemple des "enfant sauvages"
La parole, écrite ou orale, a donc bien des difficultés à produire un ordre qui lui soit propre, celui des idées étudiées pour elles-même, dans la beauté et la richesse de leurs nuances. Si la question de savoir s'il existe une forme de pensée sans langage reste parmi les grands problèmes philosophiques, il est par contre certain qu'il n'y a pas de parole sans échange, sans contact - ce qu'enseignent les cas des "enfants sauvages" (c'est-à-dire les très rares enfants ayant survécu en situation d'extrême isolement et qui n'ont jamais, dans leur solitude, développé par eux-mêmes de langage). (Cf. Les premières séquences de L'Enfant sauvage, l'adaptation par François Truffaut du Mémoire de Jean Itard sur celui qui fut appelé Victor de L'Aveyron).

III( b2) Le désir d'échange est à la source du langage et de la sophistication des idées

Dans le Discours sur les origines et les fondements de l'inégalité parmi les hommes comme dans l'Essai sur l'origine des langues, Rousseau tâche de retracer les premiers balbutiements de la parole. Selon lui, les besoins ayant eu d'abord pour effet de disperser les hommes quand ils vivaient seulement de cueillette, les premiers cris et grognements qui sont apparus dans les premières familles n'auraient pas donné lieu à un langage plus subtile sans l'effet du désir qui lui implique toujours le rapport à une altérité avec laquelle il s'agit d'établir un échange...

"Les fruits ne se dérobent point à nos mains, on peut s'en nourrir sans parler ; on poursuit en silence la proie dont on veut se repaître ; mais pour émouvoir un jeune coeur, pour repousser un agresseur injuste, la nature dicte des accents, des cris, des plaintes, voilà les plus anciens mots inventés, et voilà pourquoi les premières langues furent chantantes et passionnées avant d'être simples et méthodiques.".[et plus haut dans le texte] "Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de chercher à vivre force à se fuir. Ce n'est ni la faim, ni la soif, mais l'amour, la haine, la pitié, la colère, qui leur ont arraché les premières voix."
Essai sur l'origine des langues, chap. II

Rousseau avoue lui même que ce qu'il dit est à nuancer : dans les pays où les conditions d'existence sont rudes, les hommes très tôt ont dû apprendre à coopérer pour survivre ; ils ont donc développé un type de parole pragmatique encore remarquable, pense Rousseau, dans l'esprit particulier aux langues du Nord.

Donc, sans le désir d'échange (qui implique toujours autrui, même si on cherche à échanger des biens), il n'y aurait pas eu de parole. Par ces contacts répétés, l'humanité est peu à peu sortie de sa torpeur animale. Au XVIII eme siècle, en France, Condillac vulgarise parmi les lettrés les théories des nominalistes et des empiristes anglais. A l'origine de nos premières idées, il y a des sensations, la répétition des sensations développe la mémoire et les premières aptitudes à anticiper des sensations semblables ; les premières associations de sensations et de perceptions sont les premières ébauches de raisonnement. Rousseau souligne combien l'invention des mots a été essentielle dans la fixation et le développement de ces processus mentaux.

"Qu'on songe de combien d'idées nous sommes redevables à l'usage de la parole ; combien la grammaire exerce et facilite les opérations de l'esprit ; et qu'on pense aux peines inconcevables, et au temps infini qu'a dû coûter la première invention des langues ; qu'on joigne ces réflexions aux précédentes, et l'on jugera combien il eût fallu de milliers de siècles, pour développer successivement dans l'esprit humain les opérations dont il était capable."
DIiscours sur l'origine de l'inégalité. Première partie. Pour lire un extrait plus riche, cliquez !

La linguistique contemporaine, tout comme le travail des grands traducteurs, nous ont depuis appris que chaque grammaire induit et révèle une certain façon d'être au monde. "L'Esprit, disait Hegel, parle en plusieurs langues" précisément parce que la complexité des idées est manifeste dans la richesse de leurs nuances - ce que la diversité des langues permet plus aisément de capter. Maîtriser plusieurs langues, avec leur subtilité propre, c'est entrer dans une meilleure intelligence du monde. C'est même pouvoir découvrir des mondes disparus, mais sédimentés dans les paroles figées que découvre l'archéologie.

L'Arbre du bien et du malminiature de Lambert de Saint-Omer, XIII
III(c) La parole nous donne accès à des mondes disparus et à des réalités purement linguistiques !

La puissance de la parole dans l'échange va plus loin : il est des mots qui ont du sens pour nous et qui évoquent des associations d'idées, mais qui n'ont pas d'autre réalité que linguistique ! Avec beaucoup d'ironie, Roman Jakobson dans son Essai de linguistique générale (1969), précise cette fonction essentielle de la parole qui n'est pas seulement de permettre d'échanger des sensations, mais de créer un univers de sens et d'inventer du sens à partager :

"Nous n'avons jamais bu d'ambroisie, ni de nectar et n'avons qu'une expérience linguistique (*) des mots "ambroisie", "nectar" et "dieux"- nom des êtres mythiques qui en usaient - néanmoins nous comprenons ces mots et savons dans quel contexte chacun d'eux peut s'employer." La parole n'est donc pas seulement le moyen de communiquer des idées, elle permet aussi d'inventer des idées et (quand on y trouve un intérêt) de les imposer.


Conclusion

Sans le désir d'échange, il n'y aurait pas de parole et il n'y aurait pas eu de sophistication des idées. Dans ces contacts millénairement répétés, les idées (et les rapports au monde qu'elles manifestent) se sont progressivement précisées. En ce sens, la parole (et les langues dans leur diversité) seraient sans doute le meilleur moyen de communiquer nos différences et d'échanger des idées si la prise de parole n'était aussi travaillée par des logiques falsifiantes (celles des réductions idéologiques et celles des censures symboliques) qui annulent les chances d'un véritable échange.

*NB : Pour le mot "dieu(x)", les mystiques de tous les temps ne seraient pas d'accord, ils revendiquent une expérience sensible du divin...

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