Le loup et l'agneau, Jean de La Fontaine |
La raison du plus fort est
toujours la meilleure ;
Nous l'allons montrer tout à l'heure
Un agneau se désaltéroit
Dans le courant d'une onde pure.
Un loup survient à jeun, qui cherchoit aventure, et que la faim en ces
lieux attiroit.
"Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ? Dit cet animal plein de
rage
Tu seras châtié de ta témérité.
- Sire, répond l'Agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère
Mais plutôt qu'elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d'Elle ;
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
- Tu la troubles, reprit cette bête cruelle
Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
- Comment l'aurois-je fait si je n'étois pas né ?
Reprit l'Agneau ; je tette encore ma mère.
- Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
- Je n'en ai point. - C'est donc quelqu'un des tiens ;
Car vous ne m'épargnez guère,
Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l'a dit il faut que je me venge."
Là-dessus, au fond des forêts
Le loup l'emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.
Commentaires antinomiques
inspirés de deux réflexions de Eric Weil et de Paul Ricoeur
Pour Paul Ricoeur, le fait que le loup cherche des arguments
pour justifier qu'il dévore l'agneau est déjà un progrès
par rapport à la violence brute de celui qui engloutirait sa victime
sans dire un mot. Ce besoin de justifier son agressivité et de la présenter
comme une riposte légitime révèle que le loup est conscient
que la violence pure est inacceptable car les conduites entre individus doivent
être guidées par la raison.
Donc, même s'il déraisonne, le loup porte en lui le germe de la
raison ; c'est du moins l'analyse de P. Ricoeur dans La Violence (1967,
éd. Desclée de Brouwer, p.87).
"Une violence qui parle... c'est une violence qui se place dans l'orbite
de la raison et qui commence à se nier comme violence."
C'est une violence qui pactise avec son contraire et qui reconnaît donc
la raison comme son contraire.
Mais Eric Weil dans La logique de la philosophie (1967,
Vrin, p. 57) objecte qu'il y a des discours (des expressions verbales) qui ne
sont pas du tout des dialogues (des rencontres authentiques de l'autre). Il
y a des discours qui ne sont que des façons perverses de nier toute altérité
alors même qu'on donne l'impression de s'adresser aux autres puisqu'on
parle. Il y a des discours qui ne sont que l'expression d'un égoïsme
forcené : celui des pulsions.
Alliés à la force et à la ruse, de tels discours peuvent
entraîner la destruction violente de tous ceux qui voudraient faire surgir
un discours contraire. (Cf période historique de terrorisme intellectuel
et politique...Lire Jean François Lyotard, Le Différend
: "Le différend naît d'un tort et se signale par un silence"...
par exemple celui des victimes des génocides).