Gustave Doré (1832-1883)

Le loup et l'agneau,
Fables, livre I, X

Jean de La Fontaine

 

La raison du plus fort est toujours la meilleure ;
Nous l'allons montrer tout à l'heure

Un agneau se désaltéroit
Dans le courant d'une onde pure.
Un loup survient à jeun, qui cherchoit aventure, et que la faim en ces lieux attiroit.
"Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ? Dit cet animal plein de rage
Tu seras châtié de ta témérité.
- Sire, répond l'Agneau, que Votre Majesté
Ne se mette pas en colère
Mais plutôt qu'elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d'Elle ;
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
- Tu la troubles, reprit cette bête cruelle
Et je sais que de moi tu médis l'an passé.
- Comment l'aurois-je fait si je n'étois pas né ?
Reprit l'Agneau ; je tette encore ma mère.
- Si ce n'est toi, c'est donc ton frère.
- Je n'en ai point. - C'est donc quelqu'un des tiens ;
Car vous ne m'épargnez guère,
Vous, vos bergers, et vos chiens.
On me l'a dit il faut que je me venge."
Là-dessus, au fond des forêts
Le loup l'emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.

 

Commentaires antinomiques inspirés de deux réflexions de Eric Weil et de Paul Ricoeur

Pour Paul Ricoeur, le fait que le loup cherche des arguments pour justifier qu'il dévore l'agneau est déjà un progrès par rapport à la violence brute de celui qui engloutirait sa victime sans dire un mot. Ce besoin de justifier son agressivité et de la présenter comme une riposte légitime révèle que le loup est conscient que la violence pure est inacceptable car les conduites entre individus doivent être guidées par la raison.
Donc, même s'il déraisonne, le loup porte en lui le germe de la raison ; c'est du moins l'analyse de P. Ricoeur dans La Violence (1967, éd. Desclée de Brouwer, p.87).
"Une violence qui parle... c'est une violence qui se place dans l'orbite de la raison et qui commence à se nier comme violence."
C'est une violence qui pactise avec son contraire et qui reconnaît donc la raison comme son contraire.

Mais Eric Weil dans La logique de la philosophie (1967, Vrin, p. 57) objecte qu'il y a des discours (des expressions verbales) qui ne sont pas du tout des dialogues (des rencontres authentiques de l'autre). Il y a des discours qui ne sont que des façons perverses de nier toute altérité alors même qu'on donne l'impression de s'adresser aux autres puisqu'on parle. Il y a des discours qui ne sont que l'expression d'un égoïsme forcené : celui des pulsions.
Alliés à la force et à la ruse, de tels discours peuvent entraîner la destruction violente de tous ceux qui voudraient faire surgir un discours contraire. (Cf période historique de terrorisme intellectuel et politique...Lire Jean François Lyotard, Le Différend : "Le différend naît d'un tort et se signale par un silence"... par exemple celui des victimes des génocides).