Honoré Daumier (1808-1879)

Les échanges linguistiques
"Ce que parler veut dire".

Reprise thématique de l'analyse de Pierre Bourdieu

 

Dossier :
Échange et langage
Seconde analyse

 

Parler, c'est non seulement exposer des idées, mais c'est aussi s'exposer à une évaluation sociale.

Pierre Bourdieu parle de "marché linguistique" :
"Toute situation linguistique fonctionne comme un marché sur lequel le locuteur place ses produits et le produit qu'il produit pour ce marché dépend de l'anticipation qu'il a des prix que vont recevoir ses produits... Nous n'apprenons jamais le langage sans apprendre, en même temps, les conditions d'acceptabilité de ce langage. C'est-à-dire qu'apprendre un langage, c'est apprendre en même temps que ce langage sera payant dans telle ou telle situation. Nous apprenons inséparablement à parler et à évaluer par anticipation le prix que recevra notre langage..." Questions de sociologie, Les Editions de Minuit, p. 98.

De la bonne note... au bon salaire !

Le marché scolaire est exemplaire car le prix de l'individu et de ses prestations est clairement révélé par la note, cette note comportant d'ailleurs souvent des traductions matérielles : "Si vous n'avez pas une bonne note à votre résumé de concours de Polytechnique, vous serez administrateur à I'INSEE et vous gagnerez trois fois moins..."
Donc, le rapport de communication est aussi un rapport économique où se joue la valeur de celui qui parle. "A-t-il bien ou mal parlé ? Est-il brillant ou non ? Peut-on l'épouser ou non ?"
Dès lors "le silence de certains n'est que de l'intérêt bien compris".

Honoré Daumier (1808-1879)

Passivité des élèves ou effet de censure ?

Pierre Bourdieu élucide ainsi la "pseudo-passivité" de nombreux élèves : la situation scolaire exerce une formidable censure sur tous ceux qui anticipent en connaissance de cause les chances de profit et de perte qu'ils ont, étant donné la compétence linguistique dont ils disposent.

Mais le sociologue est aussi conscient que la forte proportion, dans une même classe, d'élèves appartenant à des milieux populaires modifie les conditions de l'échange : ces enfants peuvent imposer la norme linguistique de leur milieu et déconsidérer ceux qui parlent un langage pour les profs, le langage qui "fait bien". Il peut donc arriver que la norme linguistique scolaire se heurte à une contre-norme, une contre-culture. D'ailleurs, l'atmosphère globale de la classe, les formes de chahut et le type de relations avec les profs changent radicalement. Il y a des effets qualitatifs à partir d'un certain seuil statistique de représentation des enfants des classes populaires à l'intérieur d'une classe.

De la nécessité d'expliciter les présupposés de l'échange scolaire

Pratiquement, il suffit de consulter les fiches d'identification des élèves : dans une classe où les trois quarts des élèves sont fils d'ouvriers, le professeur doit expliquer clairement ce que l'élève peut socialement gagner s'il admet les codes de la communication linguistique telle qu'elle est pratiquée dans les classes sociales économiquement dominantes. Le professeur doit donc prendre conscience de la nécessité d'expliciter les présupposés de l'échange scolaire.

(Cet avertissement n'a évidemment pas lieu d'être dans d'autres contextes d'enseignement ; ainsi, dans des structures à dominante bourgeoise, la censure du groupe des pairs s'exerce dans le même sens que la censure professorale : le langage qui n'est pas "correct" est autocensuré, il n'émergera pas en situation scolaire).

Le Marché linguistique et l'évaluation des compétences

Toute communication qui se veut efficace suppose ainsi une connaissance de ce que les sociologues appellent le groupe des pairs. Ceci est essentiel car la conformité de l'expression aux attentes normatives du groupe emporte un assentiment de véracité : pour l'interlocuteur, ce qui est bien dit a des chances d'être vrai et celui qui l'énonce si bien paraît connaître son affaire...

En ce sens, nous pourrions dire que la sophistication du mode d'expression des rappeurs est bien la manifestation d'une contre-culture avec ses propres évaluations hiérarchiques.(Mais c'est Philophil qui l'ajoute et nous ne savons pas si Pierre Bourdieu en a parlé quelque part...)

Affiche du film de Claude Lelouch Par ailleurs une séquence d'un film de Claude Lelouch, Attention bandits, met aussi en valeur ce type d'antinomie normative : le dit "Mozart"(incarné par le tout jeune Patrick Bruel) n'a pas le maintien et le raffinement du fils de banquier, ami d'enfance et fiancé de "Princesse" (Sophie L), mais quand la jeune femme se retrouve plongée dans le monde de malfrats où évolue son père (Jean Yanne), elle sent clairement que l'attitude et les compétences requises ne sont plus les mêmes : "Toi tu es bien quand tout va bien ; lui, il est bien quand tout va mal..." La modification du milieu entraîne donc une totale réévaluation de la valeur de ces deux hommes sur le marché amoureux et matrimonial... !

 

Précision sur l'usage sociologique de la notion de marché linguistique

D'ailleurs, Pierre Bourdieu donne à ce mot de marché un sens très large : " Il me semble tout à fait légitime de décrire comme marché linguistique aussi bien la relation entre deux ménagères qui parlent dans la rue, que l'espace scolaire ou que la situation d'interview par laquelle on recrute les cadres."
Ce qui est en question dès que deux locuteurs se parlent, c'est la relation objective entre leurs compétences, non seulement leur compétence linguistique (au sens d'une maîtrise plus ou moins accomplie du langage légitime), mais aussi l'ensemble de leurs compétences sociales : c'est-à-dire leur droit à parler qui dépend de leur âge, de leur statut économique et de leur statut social (dans certains cas, de leur sexe ou de leur religion), autant d'informations qui pourraient être connues d'avance ou être anticipées à travers des indices imperceptibles (il est poli, il a une rosette, etc.). Cette relation "donne sa structure au marché et définit un certain type de loi de formation des prix."

 

Honoré Daumier (1808-1879)
Pour que l'échange linguistique ait des chances de réussir,
il faut interroger ses conditions sociales de possibilité...

La linguistique la plus avancée rejoint actuellement la sociologie sur ce point que l'objet premier de la recherche sur le langage est l'explicitation des présupposés de la communication. L'essentiel de ce qui se passe dans la communication n'est pas dans la communication, mais dans les conditions sociales de possibilité de la communication.
Pierre Bourdieu établit une analogie entre la crise de l'enseignement du français et la crise de la liturgie religieuse.

Premier bilan

Pour que le discours professoral ordinaire fonctionne, il faut un rapport entre un émetteur autorisé et un récepteur prêt à recevoir ce qui est dit et à croire que ce qui est dit mérite d'être dit. Il faut donc qu'un récepteur prêt à recevoir soit produit et ce n'est pas la situation pédagogique qui le produit, c'est le contexte social autour, le milieu des pairs. C'est sans doute là le point le plus important de l'analyse de Pierre Bourdieu. Il est naïf de croire qu'il suffit d'envoyer de bons professeurs devant n'importe quels types d'élèves pour déclencher chez eux (massivement) le désir d'apprendre. Il y a des conditions de réception qui brouillent le message, certaines situations ne permettent même pas au message d'être émis tel qu'il devrait l'être pour être pleinement reçu !

Donc, contrairement au credo optimiste qui voudrait que toute parole (dès qu'elle est riche de sens) soit capable d'imposer sa valeur à tous les types d'interlocuteurs, l'analyse des conditions de réception d'un discours met à jour les déterminants sociologiques (groupe de pairs) qui décident du prix de ce qui est dit et de ceux qui le disent...

 

Robespierre à la tribune
L'échange linguistique, au coeur des évaluations dans les écoles du Pouvoir

Pierre Bourdieu rappelle que les différentes instances de l'enseignement supérieur enseignent très inégalement l'oral. Les instances qui préparent à la politique, comme Sciences Po, l'ENA, enseignent beaucoup plus l'oral et lui accordent une importance beaucoup plus grande dans la notation que l'enseignement qui prépare soit à l'enseignement, soit à la technique. "Par exemple, à Polytechnique, on fait des résumés, à l'ENA, on fait ce que l'on appelle un "grand oral" qui est tout à fait une conversation de salon, demandant un certain type de rapport au langage, un certain type de culture."

On pourrait rapprocher ici les propos de Pierre Bourdieu de la pensée de Protagoras (~492 - ~422) concernant "le discours fort". (Pour une approche efficace de la pensée de Protagoras, voyez la très précieuse mise au point opérée par M. Romeyer-Dherbey dans Les Sophistes (collection Que sais-je, PUF)

Raphaël(1483-1520) L'Ecole d'Athènes

PROTAGORAS
(~492 - ~422)
théoricien du "discours fort"

Protagoras est resté célèbre pour sa théorie de "L'Homme, mesure de toute chose", mais c'est surtout un penseur des antilogies et de leur dépassement : selon lui, sur toute chose, il y a deux discours qui se contredisent et qui sont chacun cohérent quoiqu'incompatible. Cette évidence est fortement ancrée dans la pratique démocratique qui veut que chaque proposition soit discutée devant une assemblée. Chaque décision est donc, en soi, discutable : en démocratie, il est considéré comme normal qu'une proposition rencontre des avis opposés.
Selon Protagoras, seule la rencontre d'opinions convergentes forme la vérité... Ce professeur de rhétorique ne distingue donc pas essentiellement la vérité de l'opinion. Selon lui, il est par contre essentiel pour la vérité qu'elle soit partagée : est "vérité" une opinion qui remporte l'adhésion de ceux à qui on l'expose. En effet, chaque individu est une mesure bien faible de toute chose s'il reste seul de son avis ; le discours fort est celui qui est renforcé par l'assentiment des autres parce qu'il sait persuader et pour cela prendre la parole en public. Le discours fort est celui qui sait provoquer un consensus et susciter d'autres discours concordants... On comprend dès lors l'intérêt d'enseigner l'oral dans "les écoles du pouvoir".

Les effets pervers du langage légitime

Un langage légitime est non seulement un langage phonologiquement et syntaxiquement correct, mais c'est un langage qui dit constamment, en plus de ce qu'il dit, qu'il le dit bien... Et par là, il laisse croire que ce qu'il dit est vrai, ce qui est une des façons fondamentales de faire passer le faux à la place du vrai. "Parmi les effets politiques du langage dominant, il y a celui-ci : "Il le dit bien, donc cela a des chances d'être vrai..."

Mais Pierre Bourdieu va plus loin dans la critique... Les formes du langage dominant exercent, de fait, un certain effet de censure : elles interdisent le franc-parler...

Pierre Bourdieu note le contraste saisissant entre la finesse d'analyse dont des employers ou des ouvriers sont capables en situation de bavardage sur des situations politiques concrètes et l'embarras qui les saisissent quand on leur pose des questions générales, celles justement que l'on pose dans les dissertations et les enquêtes d'opinion.

Les mêmes interlocuteurs qui sont capables d'avoir une vue claire et réaliste des enjeux locaux des conflits de pouvoir sont désarmés et n'ont plus que des banalités à dire lorsqu'on les interroge sur des questions générales - celles-là même dont ont fait des sujets de dissertation. N'est-ce pas parce que le style de discours qui est alors requis est en affinité avec un certain traitement du réel qui éloigne d'un véritable ancrage dans la réalité ?

Pierre Bourdieu ne doute pas que l'on pourrait lui retourner la critique puisqu'il use de ce même langage autorisé dans ses conférences. Le cours magistral, comme le style du conférencier, est un langage dominant méconnu comme tel c'est-à-dire tacitement reconnu comme légitime. L'un des propos récurrents de Pierre Bourdieu est justement d'interroger ce langage autorisé dans ses présupposés et ses effets...

En complément d'analyse, voir : Le Fétichisme de la langue, Acte de la recherche en sciences sociales, 4 juillet 1975, pp. 2-32 ; L'économie des échanges linguistique, Langue française, 34, mai 1977, pp. 17-34 ; Le langage autorisé, note sur les conditions sociales de l'efficacité du discours rituel, Actes de la recherche en sciences sociales, 5-6 nov 1975, pp.183


Nous vous conseillons la lecture de ce recueil de conférences dont l'article que nous avons étudié est extrait.

"Ce que parler veut dire" est aussi le titre d'un livre de Pierre Bourdieu paru en 1982 chez Fayard avec comme sous-titre : L'Économe des échanges linguistiques.

 

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