Fêtes et rites mortuaires :

où comment les vivants s'accommodent des morts
et de la mort
par des croyances ...

11 novembre, commémoration de l'armistice de la Grande Guerre, une gerbe est déposée sur la tombe du soldat inconnu ; 1er Novembre : fête de la Toussaint, étymologiquement "fête de tous les saints" à laquelle l'usage associe la "fête des morts", initialement le 2 novembre ; Halloween, étymologiquement : la soirée sainte "All even", dans la nuit du 31 octobre dont les origines remontent à la fête de Samain (la moitié "sombre" du calendrier celtique) ...

La synchronie est signifiante : l'arrivée de l'hiver (avec ces feuilles racornies par l'automne qui jonchent le sol humide, les journées toujours plus courtes que dévore la nuit et ces terres désespérément en sommeil) a produit chez cet animal symbolique qu'est l'homme le besoin d'évoquer les morts. Les rituels diffèrent en partie, la fonction est la même...

Dans Vie et Mort de l'image, Régis Debray rappelle que pendant des millénaires l'invisible, le surnaturel, cernaient le monde des vivants. Pour nos ancêtres démunis des techniques qui aujourd'hui nous nourrissent, nous soignent et nous éclairent, l'invisible était le lieu de la puissance ("l'endroit d'où viennent les choses et là où elles reviennent", lire dans le chap. I. La détresse magique ). Rien d'étonnant à ce que celui qui ne comprend pas le processus de germination et de fécondation croie en la renaissance des morts - que ce soit pour l'espérer (avec le Jugement Dernier des monothésismes et le Karma des bouddhistes ) ou pour la craindre (dans nombre de paganismes).

Entre l'espoir de la résurrection des morts
et la peur des revenants...

Entre l'espoir de la résurrection des morts et la peur des revenants, l'ambivalence des affects cherche des parades et trouve des substituts : la prière,sans doute, avec sa fonction d'apaisement. Mais le meilleur moyen de ne plus avoir peur n'est-il pas de faire peur soi-même ? De là, ces mascarades qui accompagnent les évocations des morts, toutes traditions confondues ( fête des morts au Mexique, Vaudou, Halloween).

Des rituels pour apaiser nos peurs

George Bataille dans La part maudite, rappelle que la puissance sacrée est d'abord ce dont le rituel est censé nous préserver. La peur investit la liturgie et la personnalité sacerdotale (prêtre, sorcier) d'une puissance magique : les mots sacrés ont prétention de retenir, contenir, la puissance invisible (transcendante) que l'on évoque pour mieux s'en attacher la bienveillance ...

"Le sacré n’est pas une chose, c’est le contraire d’une chose ; c’est la contagion d’une force qui nous dépasse et détruit toutes les distinctions"... C’est pour cela qu’il y a, selon George Bataille, du sacré dans l’érotisme qui mêle les corps, comme il y en a aussi dans les expériences mystiques de l’extase et dans la peur de la mort et des morts. "Sacer" signifie à la fois ce qui est à respecter et ce qui est à fuir (comme dangereux)... Le rituel religieux a pour fonction d’enchaîner l’excès du sacré par la rigueur symbolique de la règle. Pour en savoir plus, cliquez ! Le rituel est une ruse symbolique. Une croyance magique aux effets psychologiquement apaisants.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'horreur de la décomposition des chairs
comme de tout processus naturel de fermentation incontrôlée

 

Simone de Beauvoir, dans le Deuxième sexe, montre comment les rites de mariage des sociétés primitives ont pour fonction de préserver et protéger l'homme de l'excès de puissance que renferme le corps de la vierge (pensé comme la terre féconde de tous les possibles) ; de même les rituels mortuaires (qui accompagnent les pratiques d'incinération, d'inhumation ou la momification des chairs) ont pour fonction de soustraire le cadavre (ou du moins son apparence visible) aux effets du pourrissement qui le ramènent à la fermentation générale de la vie.

L'homme est le seul animal à avoir pris en horreur la réalité de la fermentation (que ce soit celle des menstrues, celle des excréments, ou celle des cadavres). L'enfant joue avec ses excréments, l'animal est attiré par l'odeur des femelles en chaleur, la mère chimpanzé continue à jouer avec son petit mort puis l'abandonne derrière elle sans égards... L'homme seul s'invente des tabous et érige des monuments funéraires qui soustraient le corps au spectacle de sa décomposition...

Il n'y a que l'homme pour qui la mort soit "difforme et affreuse à voir". Selon Fustelle de Coulange, la mort fut le premier mystère, celui qui mit l'homme sur la voie de tous les autres. "C'est peut-être à la vue de la mort que [|...] l'homme a voulu espérer au-delà de ce qu'il voyait..." La fascination pour la mort éleva la pensée de l'homme du visible à l'invisible, du passager à l'éternel, de l'humain au divin ... Le traumatisme de la mort des proches fut, semble-t-il, assez sidérant pour appeler une contre-mesure : opposer à la décomposition du cadavre par la mort, la recomposition par la mémoire et l'image. Lire, à ce propos, un extrait de Vie et Mort de l'image de Régis Debray, 1994 :"Le stade du miroir", dans la partie consacrée à "La Naissance par la mort", p. 37-39 Folio Essais

Le souvenir des morts

 

La sophistication de la conscience de l'homme en fait un être à la fois de mémoire et d'anticipation : l'homme garde le souvenir de ceux qui étaient et ne sont plus, il garde le souvenir de ses morts, ces grands absents ; de même, l'homme est capable de se projeter dans un temps où lui-même (qui existe aujourd'hui) ne sera plus ... Le silence des morts me parle de ma mort à venir. L'homme est le seul animal qui anticipe intellectuellement sa mort alors qu'il est encore en pleine santé (les animaux, eux, se contentent de sentir qu'ils vont mourir lorsqu'ils agonisent, c'est-à-dire lorsqu'ils éprouvent le déclin de leurs forces vitales).

Dans une remarque sur la commémoration telle qu'elle est pensée par Auguste Comte, Alain ( Propos 627, 1935) souligne qu'il y a deux façons de penser aux morts :

Le culte des morts : pour le meilleur et pour le pire

Par le biais d'une instrumentalisation politique opportune, le culte des ancêtres morts peut servir les courants les plus liberticides, les plus conservateurs et/ou les plus "revanchards", ce dont Alain était d'ailleurs parfaitement lucide : Il y a des situations où "les morts encombrent les vivants" ..."L'honneur national est un pistolet chargé"... Voir Mars ou la guerre jugée

Dormir en paix !
La peur de la mort violente et des spectres a produit les casernes et les temples

 

"La société est fille de la peur"... L'idée n'est pas nouvelle : elle est reformulée par Alain pour souligner combien la peur des fantômes est à la racine du religieux :

"Rien ne dispense l'homme de dormir [et ] si fort et si audacieux qu'il soit, il sera sans perceptions et par conséquent, sans défense pendant le tiers de sa vie a peu près [.... ] d'où le souci de dormir en paix ! "... Le sommeil est "père des veilleurs de nuit et des armées ". Les uns montent la garde pendant que les autres dorment ; mais le sommeil est aussi à l'origine d'une autre peur, celle des songes avec leur fantôme, la peur des spectres ! "Le guerrier écartait les fauves, le prêtre écartait les revenants : une caserne et un temple, tels furent les noyaux de la cité primitive..." Alain, Propos 64 du 22 juillet 1908.

Quand le politique se confond avec le sacré...
Le roi se double du magicien et les morts lestent de leur gravité les contrats passés entre vivants.

cas d'espèce : Halloween et Samain

A l'origine d'Halloween, il y a un rituel celtique : la grande fête de Samain qui ouvre la moitié "sombre" de l'année ( par opposition à la part "lumineuse"- l'été - qui commence avec le 1er mai, Beltaine )...

Cette fête (qui s'étala sur plusieurs jours), comprenait un grand festin au cours duquel toute la communauté était rassemblée. La fête était présidée par le roi et le druide. Les pouvoirs du roi y étaient symboliquement renouvelés. Les conflits qui avaient secoué la communauté y trouvaient leurs solutions définitives. Les annales de la communauté y étaient mises à jour. Les contrats entre parties étaient scellés pour l'année ainsi que la répartition des biens communautaires. Toutes les questions vitales pour l'économie collective y étaient résolues, et les engagements pris l'étaient solennellement ... Car la nuit de Samain est aussi celle où les morts étaient censés revenir d'outre-tombe pour visiter les vivants. Samain était donc, tout à la fois, un rituel religieux et une institution politique, législative et commerciale. La tradition disait qu'un châtiment inexorable était infligé à ceux qui s'abstenaient de participer au festin : ils étaient censés devenir fous et mourir ...

En l'absence des huissiers et des gendarmes, rien de plus efficace pour engager les individus à respecter leurs créances que de jouer sur la croyance, et particulièrement sur la peur des revenants : ces ombres "assoiffées de sang" capables de hanter les songes et de percer tous les secrets. Voir notre analyse du mythe du vampire, cliquez ici !

L'économie de la dette et du rachat symbolique

Il y eut un temps et y a encore des pays où le sentiment général de dénuement devant l'existence produit la croyance en la nécessité d'apaiser les morts et la mort par des dons pour rester soi-même en vie... L'offrande n'a rien alors d'une charité gratuite, d'une libéralité, elle espère satisfaire l'appétit funeste des forces invisibles afin de protéger les vivants. Celui qui survit éprouve donc le sentiment d'une dette et pressent qu'il ne survivra pas longtemps davantage s'il ne s'acquite pas symboliquement de cette dette coextensive à son existence.

Par parenthèse, on remarque à quel point la revendication d'un "droit à la santé" est révélatrice d'un tout autre horizon (non seulement symbolique mais aussi médical, technologique et politique...)

Quand les causes de mortalités sont encore multiples et mystérieuses, le sentiment dominant est que la mort rode sans cesse à l'affût. La vie n'est pas pensée comme un simple fait naturel, elle est vécue comme un don provisoire, une faveur concédée, un sursis accordé moyennant un soin particulier à rendre aux puissances telluriques (prières, offrandes) ...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'humanité cherche des intercesseurs, elle cherche à se concilier les puissances invisibles, le rituel magique rassure. Les cérémonies offrent l'impression "d'agir", elles donnent à voir quelque chose à quoi l'humanité naïvement s'accroche, faute de mieux, pour ne pas avoir à s'avouer son dénuement. Pire, alors même que la communauté doute de l'efficacité du rituel magique, elle le perpétue de façon détournée sous forme de mascarade volontaire, censée amuser les enfants, mais qui, de fait, occupe les adultes...

Halloween interprété à la lumière du "je sais bien... mais quand même".

Dans la première étude de Clès pour l'imaginaire, Octave Manonni, souligne combien il est difficile de déterminer le degré d'adhésion des populations vis-à-vis des croyances du passé. Souvent les ethnographes rapportent de leurs informateurs que l'on croyait aux masques autrefois, mais le psychanalyste remarque qu'il "est probable que cette croyance a toujours été renvoyée à un autrefois".

Nous avons vu que lors de la fête de Samain, les morts étaient censés sortir de leur tombeau et se mêler pour un temps à la communauté des vivants en réintégrant leur maison. Or les seules traces tangibles dont nous disposons rapportent que ce sont les jeunes hommes (les célibataires) qui personnifiaient les morts en se dissimulant sous un masque, un voile, ou une couche de suie. Il revêtaient de longues robes blanches ou des habits grotesques confectionnés avec de la paille. Il se rassemblaient en bandes au travers des chemins, et venaient "terrifier" les demeures familliales jusqu'à ce que les familles les apaisent en leur offrant vin et victuailles.

Avec la grande famine qui sévit en Irlande au milieu du XIXème siècle, les Irlandais émigrés aux Etats-Unis voulurent perpétuer le souvenir de cette fête ancestrale. Ce fut les enfants qui prirent la relève des mascarades et qui vinrent quêter des friandises en menaçant de jeter des malédictions et de faire des farces si on ne leur donnait rien... Ces friandises distribuées aux enfants remplaçaient donc les offrandes que les familles étaient censées donner aux "revenants" - ou plutôt à ceux qui les incarnaient- pour les apaiser. Mais dans ces pratiques, la fougue et la violence des jeunes célibataires avaient été évincées au profit d'un jeu de quartier entre familles. Dès lors l'imposture rentrait dans l'ordre sans excès, en restant toujours sous le contrôle des familles... Ce sont d'ailleurs les mères qui ont grimé les enfants en fantômes dans un curieux court-circuit symbolique. En effet durant des millénaires la mortalité infantile a marqué l'humanité. Parmi les vivants à protéger des étreintes funestes, les enfants, longtemps, furent en première ligne.

D'ou vient ce plaisir des mères à grimer leurs marmots en spectres ? D'où vient ce consentement volontaire à jouer avec la mort et ses apparences les plus terribles ? Dans la fête d'Halloween, l'enfant est le support, non d'une mystification (comme lorsqu'on lui fait croire malgré lui au père Noël) mais d'une simulation où il est actif quoiqu'entraîné par des adultes.

Jouer à faire peur voudrait nous apprendre à domestiquer notre peur, mais, en même temps, la simulation renforce aussi la croyance aux revenants (et dans les rites propitiatoires) en les réalisant.

Je sais bien que sous ce drap taché d'encre rouge, il n'y a que le fils du voisin, mais quand même je joue le jeu : je joue à avoir peur ... Je lui fais croire qu'il me fait peur, parce qu'il incarne un revenant ... Ainsi le temps d'une fête, quelque part, les revenants existent encore ... Ils trouvent un reliquat d'existence subjective dans l'entre-deux de nos simulations. Dès qu'il s'agit de faire semblant de croire pour le soi-disant plaisir d'un autre (l'enfant), s'exprime une croyance qui n'est pas assumée comme telle, mais qui existe sur un mode refoulé et fuyant dans la façon dont on dit la "singer" pour le compte d'autrui ...

Et monnayant ce lourd stratagème, "quelque chose en nous" [une instance psychique archaïque] peut encore croire que l'on apaise les puissances infernales par des offrandes ... Nous vivons dans un monde où flottent des croyances qu'en apparence personne n'assume...

A partir de 1975, l'attrait pour Halloween a connu un regain dans les milieux homosexuels qui en accentuèrent le coté carnavalesques. Progressivement le merchandizing a récupéré l'évènement... Maison de jouets, grands magasins, bars et restaurants ne manquent pas d'arborer les symboles de la morts les 15 derniers jours du moins d'octob ... Le commerce a horreur du vide : entre la rentrée des classes et les fêtes de fin d'année, le créneau était vacant (les chrysanthèmes de la Toussaint n'intéressent qu'un secteur mineur de l'activité économique)... Mais on peut penser que la propagande commerciale autour d'Halloween n'aurait pas suffit au succès de son implantation, notamment en France, s'il n'existait, en tout homme, une prédisposition ancestrale à croire aux revenants.


Pour compléter l'étude nous vous recommandons la lecture de Clès pour l'imaginaire (1969) O. Manonni.

Ainsi que deux analyses antérieures :
le mythe du vampire, (dernière création de l'inconscient collectif européen)
et la croyance aux sorcières