La "Jeanne d'Arc" de Luc Besson
à la lumière de Spinoza et Pascal !

 

Se croire investi (e) d'une mission divine, n'est-ce pas finalement - au-delà de la piété impliquée - une façon hypocrite de croire, avant tout, en soi ? - Un "péché d'orgueil" somme toute !

Cette question est polémique (métaphoriquement, on dira qu'elle sent le fagot !), Luc Besson l'a placée au coeur de sa relecture de l'histoire de Jeanne d'Arc, un film produit en 1998 et dont le titre anglais est "The Messenger".

La réalisation ménage subtilement l'ambiguïté. Ce film réussit le coup de force de satisfaire magnifiquement aussi bien le croyant que l'athée, sans écorcher aucunement l'humanité de Jeanne d'Arc et même, en lui rendant grâce...

Dissection d'un chef-d'oeuvre

Un vieux parchemin où figure la carte de la France est progressivement inondé de sang, c'est une vague, une marée irrépressible qui couvre rapidement toutes les provinces du Nord de la France. On est en 1420, en pleine guerre de Cent Ans. Symboliquement, le sens est effrayant : derrière ce sang qui coule ce sont les violences de la guerre, la mort et la désolation. Mais l'évocation est encore pudique, métonymique.

Le second plan nous place dans un confessionnal.* La fenêtre de bois qui sépare le prêtre du pénitent coulisse et laisse apparaître la grille, mais aucun visage de pécheur n'est d'abord visible. Intrigué le prêtre demande : "Il y a quelqu' un ?", une voix d'enfant répond. En inclinant le regard, le prêtre découvre Jeanne, qui était déjà venue se confesser le matin même. L'enfant est animée d'une ferveur exigeante et lumineuse ; pleine de scrupules, elle vient demander le pardon de Jésus pour avoir donné à un pauvre moine les chaussures de son père alors que ce dernier lui a déjà pardonné.

Devant tant de zèle, on sent le prêtre partagé : le fonctionnaire de Dieu est un tantinet lassé."S'il fallait qu' on lui demande pardon à chaque fois, on passerait sa vie à l' église...", mais quand Jeanne lui avoue qu'elle se sent en sécurité dans l'église, que c'est un lieu qui "l'apaise...", en homme bon et en fin psychologue, il demande si l'enfant se sent bien dans sa famille et craint qu'un désaccord avec l'un des siens ne soit à l'origine de cette "crise" de religiosité. Mais lorsque Jeanne précise que c'est à l'église qu'elle peut le mieux Lui parler, le visage du prêtre se crispe :"Qui ça "lui" ? "

 

Le paradoxe de la foi

 

Cette crainte reflète bien le paradoxe de la croyance religieuse : le croyant ne cesse de tendre vers Dieu, la prière est pensée comme un moment privilégié de rencontre avec Dieu, mais lorsqu'un croyant, a fortiori une petite fille, prétend voir Dieu et l'entendre, les représentants de l'Église comme de la communauté s'affolent...

Dans les catégories mentales du Moyen Age, cette inquiétude prend la forme d'un doute sur la provenance de ces voix et apparitions : viennent-elles de Dieu ou du Diable ? Jeanne ayant précisé les recommandations de cette voix et ces conseils étant tous conformes à la morale élémentaire de l'Église, le prêtre est rassuré et paraît n'attribuer l'ensemble qu' à la forte imagination de l'enfant.

La subtilité de Luc Besson est de nous faire pénétrer dans les visions de Jeanne : le garçonnet qu'elle voit est assis sur un trône de pierre adossé à un arbre dans la clairière d'une forêt, ce qui rappelle les imageries populaires de Saint Louis (1214-1270). Le garçon ne dit rien. A aucun moment du film ( mises à part, le Christ qui saigne et les scènes finales où apparaît Dustin Hoffman, scènes que nous étudierons de près car elles revêtent un autre statut...), les visons messianiques de Jeanne ne seront, pour le spectateur, accompagnées d'une parole, même si les attitudes sont éloquentes. C'est Jeanne qui parle. Ainsi, après une course folle dans la beauté radieuse de la campagne lorraine, Jeanne s'affale dans un champ comme étourdie de bonheur. Le soleil illumine le ciel, les nuages au-dessus de ses yeux passent en cortège glorieux, un vent puissant les anime, une cloche sonne à l'horizon et Jeanne allongée, les bras en croix, prononce elle-même son nom sous la forme répétitive d'un appel qu'elle entend résonner en elle : " Jeanne, Jeanne..."

Luc Besson rejoint en cela une intuition de Spinoza : le divin s'exprime par l'imagination des "prophètes", ce que signifie d'ailleurs strictement l'étymologie du terme : pro "avant", "pour " et phanaï "rendre visible par la parole, dire". Le vocabulaire, le type d'image sont étroitement dépendants des catégories mentales des individus qui ressentent ces "révélations". Ce que Spinoza avait longuement étudié dans son Traité Théologico-politique par une relecture attentive de l'Ancien et du Nouveau Testament : "La révélation différait pour chaque prophète suivant la disposition de son tempérament, de son imagination et en rapport avec ses opinions antérieures [...] Ainsi aux mages qui croyaient aux absurdités de l' astrologie, la naissance du Christ fut révélée (voir Matth., ch. II) par la représentation d'une étoile se levant à l'Orient... Spinoza, Traité Théologico-politique, Chap. II : les prophètes, Pléiade, p.634-643. Pour lire un extrait plus important de ce texte, cliquez ici

Les visions de Jeanne

 

Dans le film de Luc Besson, Jeanne, enfant d'une province de France, voit Dieu sous la forme d'un petit garçon vêtu d'une aube parée de fleurs de lys jaune d'or. Et Jeanne, jeune femme, voit Jésus sous la forme d'un homme jeune aux yeux pénétrants et chargés de toute la sagesse du monde ; l'Homme-Dieu lui apparaît et l'entraîne dans une danse, il la porte et tournoie avec elle, Jeanne est emportée dans un tourbillon joyeux qui féconde le monde autour d'elle... Après la première véritable expérience de combat, Jeanne, choquée par la violence de la bataille, est hantée par une vision macabre : l'homme-Dieu saigne, des gouttes de sang perlent de son front, le visage en est bientôt recouvert comme dans les représentations traditionnelles des calvaires, mais, ici, la couronne d'épine est invisible ; le Christ lui demande : "Qu'est-ce que tu es en train de faire, Jeanne ? "... "Qu'es-tu en train de me faire ?". En Lui, l'humanité souffre... Mais dans la scène, les lèvres du Christ demeurent d'abord fermées, puis son cri d'horreur et de douleur se confond avec celui de Jean Dunois (Tchéky Karyo) qui semble reveiller Jeanne d'une crise nerveuse. Nous verrons que cette séquence représente le premier doute de Jeanne. Mais dans les scènes de visions radieuses, les figures restent muettes, ainsi tout au début du film, le garçonnet que nous voyons ne dit rien. C'est Jeanne qui, les yeux mi-clos, parle dans les hautes herbes.

Ce parti pris de mise en scène permet de mieux signifier la part subjective dans le phénomène de révélation religieuse. Dans un vocabulaire psychologique, on dira que les représentations mentales sont des réactions et projections en grande partie révélatrices de l'histoire (au sens large, c'est-à-dire individuelle et collective) de celui qui les produit. Luc Besson nous donne à voir en Jeanne d'Arc d'abord une petite fille dont la ferveur religieuse est pure et enthousiaste - au sens le plus fort du terme - elle est littéralement emportée par le divin ; toute son énergie d'enfant est galvanisée par la croyance religieuse. (Nous verrons dans un résumé des études récentes menées outre-Atlantique quelles sont les régions cérébrales qui sont concernées par cette activité mentale Cf. notre article de synthèse sur Croyance et cerveau, cliquez ici ! ).

Cependant, pour ne pas réduire abusivement le Mystère de Jeanne à l'évidence d'un simple cas pathologique, Luc Besson a pris soin de placer les premières visions de Jeanne dans le film, avant la scène traumatique où Jeanne est témoin de l'assassinat et du viol de sa soeur Catherine par un soldat anglais au comportement particulièrement barbare.

Certes, l'esprit humain, quand il est traumatisé, est susceptible de réorganiser une succession d'événements conformément au sens qu'il veut privilégier. Le sentiment de la haine et le désir de vengeance dû au fait d'assister impuissante au viol et à la mort d'une soeur par notre faute (Catherine est restée au village lors de l'attaque des Anglais parce qu'elle attendait le retour de Jeanne partie à l'Église) peut parfaitement être renversée imaginairement en une suite plus conforme à la morale chrétienne : se sentir investi par Dieu d'une mission, recevoir du Ciel une épée à cette fin et obtenir confirmation de cette mission alors que l'on a grandi et que l'on devient capable de l'accomplir.

Dans le film de Luc Besson, la pucelle d'Orléans (Milla Jovovich) est une jeune femme dont la force est dans la piété, la fidélité aux commandements, non de l'Église comme institution, mais des Évangiles. Une très belle scène montre Jeanne, au lendemain du meurtre de sa soeur (alors qu'elle n'a pas dormi de la nuit), courir haletante, se réfugier dans une chapelle et communier au Sang du Christ sans blasphème et sans prêtre, réinventant les gestes des premières communautés de croyants. Jeanne, adulte, dans tous les interrogatoires qui chercheront à la confondre, répondra toujours avec l'intelligence du coeur d'une vraie croyante (et les dialogues de Luc Besson sont ici magnifiques...)

 

 

Croire aux signes

 

On lui demande de fournir des signes qui prouveraient qu'elle est investie par le Très-Haut d'une mission spéciale pour le roi : elle répond qu'elle n'est pas un magicien de foire, et que sa présence devant le Roi, le fait qu'elle soit parvenue sans encombre, elle, une simple paysanne, à traverser 500 lieues d'un pays ravagé par la guerre est en soi un signe pour ceux qui veulent bien le voir : "Les signes sont toujours clairs pour le croyant et obscurs pour l'incroyant. " dira Pascal (1623-1662). L'auteur des Provinciales ajoute qu'il n'y aurait pas lieu de croire ni en Dieu ni en ses prophètes si l'existence de Dieu et la justesse de ses commandements étaient susceptibles de démonstration scientifique. Kant (1742-1804) qui a longuement étudié les limites du pouvoir de la raison, place la religion au-delà du strictement "rationnel" : dieu, comme l'âme et son immortalité, sont des "postulats de la raison pratique ". Dans le vocabulaire kantien, cela signifie des hypothèses dont la moralité a absolument besoin pour ne pas désespérer sur terre. Il est en effet profondément désespérant d'agir toujours moralement dans un monde plein de méchants ! Pour continuer à aimer et suivre les préceptes qui commandent de ne pas tuer, ni voler, ni mentir dans un monde de tueurs, de voleurs et de menteurs, il faut croire, avoir la foi en un Monde Meilleur...

Précisément, la foule en quête d'espoir a cru en Jeanne dès les premières heures de son périple. Dans Le Diable et de Bon Dieu, Sartre analyse ce besoin qu'ont les foules de croire en des prophètes dans les heures noires de l'Histoire collective.

Dans le film de Luc Besson, la belle-mère du roi (magnifiquement interprétée par Faye Dunaway) résume d'ailleurs avec un parfait cynisme le pacte de la realpolitik avec "la foi" : " Si le peuple croit en elle, nous croyions en elle " (du moins tant qu'elle gagne aisément ses batailles en galvanisant les soldats sans amputer les caisses de dépenses superflues !) D'ailleurs lorsque Jeanne, après la victoire d'Orléans et le sacre, demande 10 000 hommes de plus pour délivrer Paris, le roi préfère négocier une paix qui lui coûtera moins cher... Il aspire à se débarrasser de celle qui lui a donné le trône non pour qu'il en jouisse mais pour qu'il libère le peuple de France de l'occupant anglais...

Le peuple croit en Jeanne comme en son Sauveur, Jeanne croit en Dieu et en sa mission. Le roi ne croit que dans l'opportunité, le court et moyen terme : "régner c'est durer" : dira Machiavel (1469-1527). Compromis et trahisons s'en déduisent. Le Roi et ses conseillers n'écoutent que le son des écus, contrairement à Jeanne qui entend le peuple qui souffre.

Lors de son procès en hérésie, lorsqu'on lui reproche d'avoir accepté du Roi des robes de fine soie (que toutefois elle n'a jamais eu le temps de porter, tant elle était absorbée par sa tâche de libération des villes), elle retourne la critique à la face du religieux qui la formule : " Vous êtes somptueusement vêtu pour un serviteur de Dieu ". La Jeanne d'Arc de Luc Besson a quelque chose de luthérien avec le doute en plus, c'est ce qui la rend humaine et sainte. Le pouvoir en lui-même ne l'intéresse pas. Elle n'a voulu le sacre que pour libérer les villes et les campagnes.

L'ardeur et la candeur de sa foi lui donnent de l'éloquence et toutes les audaces : Elle a reçu de Dieu mission de ne révéler ses visions qu'au Dauphin. Si l'Église, comme institution, lui demande d'être parjure, elle ne reconnaît plus l'autorité de cette Eglise.

Le bon sens et la sensibilité de Jeanne lui ont permis de reconnaître le dauphin caché parmi ses courtisans et barons. Jeanne a su voir dans Jean Dunois (assis sur le trône et paré de l'hermine du roi) un "homme honnête" mais trop humble pour être le roi et elle a reconnu dans Charles un homme qui, à ce moment, aurait aimé passer pour un autre... (L 'expression et le jeu de regards de John Malkovitch dans cette séquence, méritent d'ailleurs une place de choix dans l'anthologie des plus grands moments du cinéma.)

Le bon sens et la sensibilité de Jeanne lui ont montré la voie, sa ferveur et l'émotion ont fait le reste... La pureté de la demande de Jeanne a séduit le dauphin esseulé et sans le sou. La force de conviction et l'intrépidité de Jeanne lui ont donné des soldats fidèles et sa première victoire. L'impulsivité de la jeune femme fit merveille, elle sut dérouter les défenses anglaises par son audace et son imprévisibilité. Mais la Victoire d'Orléans fut aussi son premier doute, son premier écartèlement. L'horreur de la boucherie contredit les lumineuses promesses de ses voix. La Hire et les barons parlent d'une glorieuse victoire mais les corps mutilés et le sang répandu de toutes parts :"Est-cela la gloire ?" Jeanne ne peut y croire, "pas comme ça", "c'est impossible" , le principe de réalité dément trop sordidement ce qui était espéré. Jeanne est prise de panique, elle veut que tous soient confessés. A genoux, elle implore le pardon.

A la bataille suivante, pour éviter une nouvelle boucherie, elle s'avance seule devant l'armée anglaise, et l'exhorte d'éviter un nouveau bain de sang en se retirant. Ce n'est pas la peur de mourir qui s'exprime en elle, mais la pitié et c'est pour cela qu'elle convainc - chose extraordinaire mais fort concevable lors des batailles rangées où l'impact psychologique est déterminant. Il y a encore quelque chose du duel épique dans les corps à corps du Moyen Age. Jeanne seule, sur son cheval blanc, prêchant la paix mais promettant la mort à ceux qui attaqueront, a tout d'une icône. Mais, dès cet instant, Jeanne prie aussi Dieu d'empêcher le combat, de faire qu'il n'ait pas lieu... Les autres batailles après le sacre, sont des fuites en avant dans l'horreur, Jeanne poursuit "sa mission", obstinément, et n'aura de repos tant que toutes les villes ne seront pas libérées, mais ses voix ne lui parlent plus. Quand, plus tard, elle le confesse à son écuyer, Jean Dunois, celui-ci croit voir dans ce silence un nouveau signe : Jeanne se serait-elle égarée ? Ce doute lancinant ne fera que se renforcer dans les murs de la prison.

La cellule et l'épreuve du doute

Jeanne est abandonnée par son roi, (Charles VII détourne même les sommes d'or offertes par les compagnons d'armes et les citoyens d'Orléans pour la rançon de Jeanne). Jeanne n' entend plus ses voix, mais un autre personnage fait irruption dans sa solitude. Sous une bure austère, l'homme peut revêtir tous les visages antérieurs, celui de l'enfant comme celui de l'homme-Dieu, mais c'est sous une figure plus inquiétante qu'il apparaît communément. Incarnation du doute et de la conscience, le personnage de Dustin Hoffman surgit la première fois lors de la capture de Jeanne. Elle est jetée à terre, désarçonnée et se croit morte. Comment Dieu a-t-il pu permettre cela alors que sa tâche n'est pas encore complètement remplie ? Mais le moine en robe de bure est là pour formuler une autre question, plus dérangeante (et cette question revient aussi incessamment dans la bouche des religieux qui interrogent Jeanne dans la prison de Rouen) : comment le Créateur, la Source de toute vie, aurait-il pu avoir besoin d'elle, Jeanne, une humble paysanne ? Comment a-t-elle pu croire et s'imaginer cela ?

A cette question, Jeanne a ses réponses : les signes ; mais elle a promis de n'en parler qu'au roi. C'est donc forcément dans la solitude de la cellule que va s'opérer le terrible examen de conscience au cours duquel Jeanne va douter d'elle et de sa mission. La cellule de Rouen est à Jeanne ce que le Mont des Oliviers (ou Géthsémani) est au Christ, le temps de la peur et du doute. L'honnêteté de la jeune femme pousse à l'admiration.

Le moine n'est qu'une incarnation de la spiritualité scrupuleuse de Jeanne. Il déconstruit un à un tous les prétendus signes par lesquels Jeanne s'est crue investie d'une mission divine. "Le vent... les nuages qui sonnaient... la danse...", les même termes prononcés par le moine n'ont plus le sens prophétique que Jeanne leur accordait. Le jeu de ton entre les deux acteurs est un chef d'oeuvre, et la version française est aussi réussie que l'originale en Anglais. Mais c'est avec " l'épée dans le pré" que la démonstration devient didactique : Jeanne a trouvé une épée dans un pré. Pour elle, il ne fait aucun doute que cette épée lui a été envoyée par Dieu, elle voit dans la présence de l'épée à coté d'elle, un signe ; le moine rectifie, c'est simplement une épée dans un pré et de nombreuses explications à sa présence sont possibles sans faire état pour cela d'une intervention divine... Les scènes d'illustration suivent : les causes varient (de l'assassinat d'un combattant isolé par des pillards, à l'abandon de l'épée par un guerrier dégoûté), le résultat final est le même : la présence de l'épée dans le pré. Mais quelque chose a étouffé dans l'esprit de Jeanne ces interprétations plausibles pour n'en privilégier qu'une, "miraculeuse", celle de l'épée descendue du Ciel ! : " Tu n'a pas vu ce qui était, tu as vu ce que tu voulais voir."

Cet aveu est la première faille dans le système de défense de Jeanne, dans un autre huis clos avec ce double exigeant d'elle-même incarné par le moine, elle avouera avoir préféré se sentir investir d'une mission, "j'ai vu beaucoup de signes, ceux que je voulais voir, et je me suis battue par vengeance et désespoir".

Cette scène fait écho à une autre scène de confessionnal, des années plus tôt, juste après l'assassinat de Catherine. Jeanne est en état de choc, elle n'a pas dit mot depuis plusieurs jours, les premiers qu'elle prononce sont pour demander à voir un prêtre. Reçue en confession, l'enfant crie sa haine, son désir de vengeance, son sentiment de culpabilité et son incompréhension : Pourquoi Dieu a-t-il laissé mourir Catherine à sa place ? Pourquoi Dieu l'a t-il sauvée, elle ? " Le prêtre ému avoue ne pas connaître les desseins de Dieu, mais, pour soulager l'enfant, il ajoute que, peut-être, Dieu a choisi de la sauver parce qu'il a besoin d'elle pour une mission : "Si tu entends Ses appels et si tu te mets à Ses ordres, ta soeur ne sera pas morte pour rien." Cette phrase qui voulait être une parole de consolation est devenue pour Jeanne une formule programmatique : elle a été épargnée pour accomplir une mission, elle recevrait des signes et devrait se tenir prête à les reconnaître. Il n'en fallait pas plus à l'âme de Jeanne déjà extrêmement pieuse. C'est sur cette conviction et cette attente que la petite fille a reconstruit son équilibre psychique. Et nous avons vu comment sa force de conviction a su persuader et fit merveille.

Après sa première blessure, dans son sommeil, Jeanne revoit la scène traumatique du viol de Catherine. La flèche qui est entrée dans sa poitrine l'a forcée à arrêter le combat, quelque chose en elle ne se le pardonne pas : "Tu me fais beaucoup de peine, Jeanne..." La Pucelle reprendra l'épée et vengera sa soeur. Tout en elle aspire à revivre activement le corps à corps avec l'Anglais qu'elle a subi tragiquement, par personne interposée, dans l'horreur de l'impuissance de Catherine. Mais Jeanne qui ne rêvait que de chasser les Anglais à la pointe de l'épée, découvre, dans la stupeur, l'atrocité du combat. Dès lors sa mission la met en porte-à-faux avec un autre commandement fondamental : "Tu ne tueras point."

C'est d'ailleurs sur ce précepte, écrit à la plume, blanc sur fond noir, que s'ouvre le film comme si, à bien les entendre, ces quatre mots résumaient à eux seuls le drame de Jeanne d'Arc : la guerrière sanctifiée. Mais la lecture de Luc Besson, en nous permettant d'accompagner Jeanne jusque dans son examen de conscience final, justifie pour la Jeanne du bûcher, l'appellation de sainte que l'on soit croyant ou non. En effet "saint" (du latin sanctus qui a pris la valeur de l'hébreu qadôs) s'applique à une personne (ou une action) pure qui inspire ou doit inspirer la vénération. Or dans l'honnêteté de son examen de conscience, Jeanne, jadis l'illuminée glorieuse, est profondément digne de notre admiration. Le soin qu'elle prit de proposer toujours aux Anglais, avant chaque bataille, de se retirer est également digne d'estime. La totalité de son oeuvre l'aurait été si elle avait aussi suivi les conseils du prêtre qui lui parla après la mort de Catherine : Jamais le meurtre n'apportera la paix.

 

Une guerrière sanctifiée aussi pour l'humanité de son doute


Quoi de plus difficile que de renoncer à croire ce sur quoi on s'est construit. Le statut de messager, d'intercesseur entre le Souverain du Ciel et celui de France était pour Jeanne ce que Freud nomme un "idéal de soi" fondateur. C'est par fidélité à la morale évangélique que Jeanne a finalement renoncé d'y croire. C'est par humilité qu'elle a fait le deuil de ses chimères glorieuses, c'est en croyante qu'elle abjure.(Elle ne cesse d'ailleurs de réclamer un prêtre pour demander le pardon et sauver son âme.)

Son dernier examen de conscience, dans sa cellule, a tout d'une confession : "Je me suis conduite comme la plupart des gens se croient autorisés à se conduire quand ils se battent pour une cause : j'ai été orgueilleuse, obstinée, égoïste, cruelle..." Elle avoue, et l'aveu l'apaise : l'économie psychique se rétablit sur une nouvelle identité, celle d'une Jeanne repentante. C'est ainsi qu'elle meurt.

Jeanne qui ne s'est jamais servie de son épée que pour se défendre mais qui a exhorté ses hommes au combat, éprouve finalement de profonds regrets...Comme le souligne Pascal, ce sont toujours les êtres les plus moraux qui soupçonnent des fautes dans leur conduite là où des êtres moins scrupuleux ne s'interrogeraient même pas... Jeanne éprouve de saints scrupules. On voudrait que, par anticipation, son désaveu final de la violence de la guerre serve de modèle à tous les chefs politiques, particulièrement lorsqu'ils se réfèrent à Dieu pour lever les masses...

Prétendre agir au nom d'une cause, même quand cette cause est noble et juste, risque toujours de finir en boucherie si l'action n'est pas solidement encadrée par des principes. Hannah Arendt dans La crise de la Culture met à plat cette distinction essentielle. Lorsqu'on agit en vue d'une fin, l'objectif visé a toujours tendance à justifier toutes les dérives de la realpolitik. Le but étant fixé et valorisé comme essentiel, l'efficacité est requise : tous les moyens, même les plus inhumains, sont bons. L'action politique devrait donc s'interdire ce vertige messianique et ne s'autoriser à agir que selon des principes dont l'énonciation modère et canalise les modalités d'action...

 

L'histoire de Jeanne d'Arc a inspiré d'autres réalisateurs, notamment :

En 1927, La Passion de Jeanne d'Arc de Carl Theodor Dreyer avec Rénée Maria Falconetti ;
En 1942, Jeanne de Paris de Robert Stevenson avec Michel Morgan ;
En 1948, Jeanne d'Arc de Victor Fleming avec Ingrid Bergam ;
En 1954, Jeanne au Bûcher de Roberto Rossellini avec de nouveau Ingrid Bergam
;
En 1993, Jeanne la Pucelle de Jacques Rivette avec Sandrine Bonnaire.


Quand au personnage de Gilles de Rais, compagnon d'armes de Jeanne la Pucelle, nous en proposons une étude dans le cadre plus général du thème du Mal. Pour en savoir plus, cliquez ici !

Note *
"Le confessionnal" : un ami de Philophil nous souffle qu'il y aurait sans doute là un anachronisme : le confessionnal n'est apparu que plus tard ( XVIIème). La confession au Moyen Age, nous dit-on, se faisait de visu. Le prêtre n'était pas séparé matériellement du pénitent par une cloison... A confirmer !