Peut-on considérer les autres comme des machines ?
1) Celle qui s’inspire de l’interrogation radicale de Descartes dans la seconde des Méditations métaphysiques : Qu’est-ce qui me prouve que je ne suis pas entouré d’automates ?
2) celle qui pointe tous les cas d’aliénation sociale où la répétition des gestes et des attitudes transforme l’homme en automate.
Lorsque Descartes décide de douter de tout pour trouver une vérité indubitable sur laquelle fonder l’édifice du savoir, il remet en cause le témoignage de ses sens comme source de connaissance attestant l’existence véritable des autres : «[ Regardant] d’une fenêtre des hommes qui passent dans la rue […] je ne manque pas de dire que ce sont des hommes[…] et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux qui peuvent couvrir des spectres où des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? » Puisque je ne peux entrer dans la subjectivité de l’autre (le connaître de l’intérieur), je peux toujours craindre que « sous les chapeaux et les manteaux », la porcelaine ou le caoutchouc de la peau, il n‘y ait que des mécanismes programmés.
La science-fiction reprend le thème, mais il faut postuler un progrès spectaculaire des techniques pour imaginer des robots susceptibles d’être confondus avec des hommes.
Toutefois, dans ce cas, la méfiance est maximale ; car, si l’autre est un robot, sa programmation est aux mains d’un tiers. Ce qu’il importe de connaître au-delà de la machine, ce sont les desseins de celui qui la manipule, le Maître des robots. Sous ses apparences de semblable, l’automate renvoie à l’altérité d’un agent étranger. cf. Métropolis de Fritz Land 1927
Mais au XVIIIème siècle, les automates de Vaucanson malgré leur ingéniosité, ne laissaient pas subsister de doute sur leur statut d’objet fabriqué.
L’automate est un artefact, son organisation témoigne de l’intervention d‘un agent extérieur et non d’une cohésion interne et spontanée : les ciseaux du sculpteur dégagent du bois les formes d’Aphrodite alors que le corps de la femme s’épanouit de lui-même. François Jacob dans La logique du vivant parle à ce propos de morphogenèse autonome : le processus de formation et de développement d’un être vivant est indépendant. Les conditions extérieures peuvent entraver ( ou favoriser) le développement, non le diriger. Il dépend d’une programmation génétique interne ; le vivant est un organisme s’organisant lui -même alors qu’une machine n’est jamais radicalement automatique ; elle utilise une énergie extérieure même si elle simule la spontanéité vitale.
D’ailleurs, au XVIIème, la thèse de l’animal et de l’homme machine est une hypothèse de travail commode imposée par la nature même de la connaissance d’alors : on ne connaît bien que ce que l’on sait faire . L’alternative au XVIIème est simple :
- soit les êtres vivants (y compris l’homme) sont en tant que corps comparables à des machines ;
- soit ils échappent aux lois de la mécanique et donc, à toute connaissance possible pour l’époque. .
En fait, l’assimilation de l’homme à une machine n’est possible que depuis que l’homme construit des machines qui imitent le vivant.
Mais désespérant d’abord d’y parvenir, les hommes en ont asservi d’autres pour les traiter comme de simples « outils animés » : tel était le statut de l’esclave dans l’antiquité. Une différence de nature entre les maîtres et les esclaves était posée pour mieux ravaler l’esclave au rang de moyen et d’instrument des volontés d’autrui. La révolte des esclaves comme les bris de machine au XIXème manifestent de la part des opprimés le refus d’être enfermés dans cette logique réductrice. La science-fiction exploite de nos jours le thème analogue de la révolte des robots avec deux grands types de scénario :
On voit une fois de plus comment la dialectique du même et de l’autre offre des passerelles entre l’homme et ce qu’il considère d’abord comme son « autre » : l’automate.
Si la compassion pour le Cyborg porte l’homme à une conscience plus authentique de l’existence (de sa beauté et de ses drames), l’assimilation à un automate peut avoir un sens absolument contraire : celui d’une critique de l’inauthenticité, du stéréotype et de la mauvaise foi.
Nous renvoyons aux pages 91 et suivantes de L’être et le néant où Sartre dénonce toute les fois où nous adoptons des rôles aux répliques et attitudes mécaniquement enchaînées pour éluder notre liberté d’improviser toujours de nouvelles conduites et de nouvelles valeurs. Nous nous transformons en automates. Il y a ainsi la danse du garçon de café, de l’épicier ou du gendarme qui sont autant de repères à la fois rassurants et frauduleux puisqu’ils nous permettent d’éluder la conscience de l’ imprévisibilité essentielle de l’autre.