Au  creux des pages, des trésors pour le thème:

La reproduction interdite, 1937-1939,de René Magritte (1898-1967) The Edouard, James Fondation. « LE MIROIR AUX ALOUETTES »

 «  si le miroir se mettait à mentir ou si je fermais les yeux, que ferais-tu de toute cette beauté ? »

Estelle, la coquette, cherche désespérément un miroir pour vérifier que son rouge est bien mis. Elle avoue qu’elle a sans cesse besoin de se regarder pour se sentir exister. C’est par le miroir qu'elle prend conscience d'elle-même et quand elle ne peut plus se mirer, elle perd conscience de soi  et s’évanouit au sens propre.

Le regard des autres ne lui suffit pas : il faut qu'elle soit assurée de son effet sur les autres par un  contrôle personnel ;  d'ailleurs, de son vivant, lorsqu'elle conversait, elle s'arrangeait toujours pour se voir en même temps dans une glace: « je parlais, je me voyais parler. Je me voyais comme les gens me  voyaient, et cela me tenait éveillée ». Estelle est l’archétype de la coquette qui ne vit que de postures. Tout son maintien (au double sens de distinction et de position dans l’être), elle le tient d'un furieux besoin d'être belle et admirée. Estelle n’a pas de conscience subjective  d’elle-même, mais une conscience « objectivée » de soi  : par le miroir, elle intériorise le  regard d'autrui pour mieux le contrôler, c'est-à-dire contrôler son effet sur les autres.

L'image de nous-mêmes que  nous renvoie la glace est une image à apprivoiser. Nous gardons un  parfait contrôle sur elle : il suffit de rectifier le rouge mal posé, de replacer une mèche, de redresser ses épaules. La privation du miroir crée le désarroi. Il  ne reste plus que le jugement des autres, mais sans possibilité de maîtrise : « je vais sourire, mon sourire ira au fond de vos prunelles et Dieu sait ce qu'il va devenir ». Elle est victime d’une perte de contrôle de sa propre image : la vérité de la coquette est entre les mains de l'autre (de celui  [de celle] qui regarde). L’autre par ruse ou cruauté, peut mentir ou même détourner les yeux : « si je fermais les yeux que  ferais-tu de toute cette beauté ? »

Dans le chantage d’Inès (« Je garde les yeux ouverts, mais tu me diras tu… »),  Estelle fait l'expérience de l'effroyable condition de dépendance de tous ceux qui ont besoin des autres pour éprouver le sentiment d'exister et de se connaître eux-mêmes.

L‘HYPER SENSIBILITE DU JALOUX

Même si Estelle reste silencieuse, Inès ressent que toutes ses attentions vont à Garcin « elle vous dédie tous les bruits de sa vie, même les froissements de sa robe… elle vous envoie des sourires » La présence du rival, même muette, est insupportable au jaloux : « je vous sens jusque dans mes os … votre silence me crie dans les oreilles » . L'amoureux dépité n'est pas dupe des manifestations sourdes du désir. Pire, sa jalousie décuple les signes dans un délire interprétatif.

INES, LA PERVERSE

Lady Macbeth, sommanbule de Johann Heinrich Füssli (1741-1825), Paris, Louvre

« j'ai besoin de la souffrance des autres pour exister... Seule je m’éteins » Pour mieux séduire Estelle, Inès a singé l'amitié, mais quand ils passent aux aveux, Inès révèle sa véritable nature. Elle est comparable à une torche qui consume ce qu'elle côtoie. Ses rapports sont de destruction : « six mois durant j'ai brûlé dans son cœur ( Florence ) j’ai tout brûlé… » « je suis méchante » « j'ai besoin de la souffrance des autres pour exister. Seule je m'éteins ». Quand elle interroge Estelle pour la faire accoucher de sa vérité de coquette infanticide, l'ironie du regard de Inès est d'une terrible cruauté, un regard de bourreau « C’est avec ces yeux là que tu regardais Florence ! » Et page 85 : « Inès a sorti ses griffes » . Perverse et cruelle, elle connaît le jeu des alliances et des retournements. Prédatrice, elle tient son pouvoir et le sentiment d'exister de la souffrance qu'elle prodigue ; c'est pour cela qu'elle a viscéralement besoin d'être entourée de victimes. Elle a besoin des autres pour éprouver son existence dans la lutte (dans la résistance). Quand la porte s’ouvre, elle supplie Estelle de ne pas la jeter hors du « ring ». Lucide, elle est la première à analyser la situation : bourreau de Florence et de son cousin (dont elle a détruit le couple), elle se sait condamnée et comprend la première qu’ils sont tous coupables, le semblable reconnaît le semblable. Chacun dans ce salon sera tour à tour le bourreau des deux autres.

LES ECHECS DE L’INTROSPECTION

Le drame de Garcin est le nôtre. Il est terriblement difficile de se connaître soi-même, de trancher quels sont (quels furent) les véritables ressorts de nos actions: Garcin veut penser qu’il a refusé de combattre par héroïsme parce qu'il voulait témoigner. Mais il craint l'influence d'autres motifs: la peur, la lâcheté. Voilà pourquoi il a terriblement besoin qu'on croie en sa bravoure. Le besoin impérieux que nous ressentons d'être reconnus par autrui pour ce que nous voulons être prend sans doute racine dans cette ignorance de nous-même qui fait notre insuffisance. Je ne connais pas ma vérité. « Tout ce qui se passe dans les têtes est si vague » page 44 . « Il y a des jours où tu t’es vu jusqu'au cœur... Et le lendemain tu ne savais plus déchiffrer la révélation de la veille ».page 88 En l'absence d'une claire conscience de ce que nous valons, notre propre évaluation dépend du jugement des autres. L'Histoire et les collègues du journal de Garcin ont tranché: « dans six mois ils diront lâche comme Garcin » Page 80 Mais il suffirait que Garcin convainque une âme pour se sentir justifié par ce regard singulier.

Affiche d'après le roman de Boris vian

LES ENTRECHATS DE GARCIN ENTRE ESTELLE ET INES

Page 83 ( À Estelle) « veux-tu croire en moi ? Tu me serais plus chère que moi-même »
Page 89 (À Inès) « toi qui me hais, si tu me crois, tu me sauves »
Garcin se tourne d'abord vers Estelle : « Estelle, est-ce que je suis un lâche? Veux-tu croire en moi ? Tu me serais plus chère que moi-même. Estelle, nous sortirons de l'enfer » À cet instant, Garcin espère qu'un bel amour, un amour fondé sur le respect, pourrait sauver son statut de brave. Mais Estelle est finalement trop facile à convaincre à cause de sa dépendance, et son jugement perd toute crédibilité. Il ne peut avoir le sens d'une justification pour Garcin : « je ne veux pas m'enliser dans tes yeux ; tu es morte ; tu es molle ; tu es une pieuvre ; tu es un marécage » Page 85 A ce moment Inès devient plus importante qu’Estelle aux yeux de Garcin : « Toi qui me hais, si tu me crois, tu me sauves » . Revirement d’affect et leçon ! Celui qui est le moins familier, le moins complice, le plus lointain, devient le centre de notre attention. N'étant pas soupçonnable de complaisance à notre endroit, son jugement sera objectif, son aveu, notre victoire. Inès sait ce qu'est le mal, elle sait ce qu’ est un lâche, elle devient l'interlocutrice privilégiée de Garcin. Estelle ne compte plus, si ce n'est comme contre-pouvoir lorsque les insinuations d’Inès sont trop blessantes.

Le trois Mai, 1808,  Francisco de Goya y Lucientes (1746-1825)

 LA PREUVE PAR LES ACTES

Si je meurs proprement, j’aurai prouvé que je n’étais pas un lâche » Page 80

Il est difficile de connaître les véritables motifs de nos actions :
«  Je me suis épié. Je me suis suivi à la trace. Il me semble que j’ai passé une vie entière à m’interroger »page 80.
Faute de pouvoir connaître rétrospectivement notre identité par une réflexion sur nos actes passés, notre identité est toujours en balance, en devenir, suspendue à notre comportement présent :

« On est ce qu’on veut ». Mais « seuls les actes décident de ce qu’on a voulu » réellement.  Il ne suffit pas de se rêver héroïque ; la lâcheté a ses ruses. C’est au pied du mur qu’un homme révèle son courage ou sa lâcheté : «  tu as rêvé trente ans que tu avais du cœur ; et tu te passais mille petites faiblesses parce que tout est permis aux héros… Et puis, à l’heure du danger … tu as pris le train pour Mexico ». page 89.  Seuls les actes tranchent.

 En manquant de générosité envers Estelle quand elle le supplie de la défendre contre les assauts d’Inès, Garcin prouve sa lâcheté ;  sa conduite présente décide de ce qu’il est et de ce qu’il a été.

LA MORT,  L’OUBLI

Accepter sa mort  c’est accepter de ne plus compter pour personne accepter que les autres continuent sans nous. Dans le système sartrien, une conscience ne peut y consentir.

Ainsi, Inès ne supporte pas de voir sa chambre devenir la garçonnière d’un autre couple. « Est-ce qu’il va la caresser sur mon lit ! » page 64

Estelle souffre à l’idée que Pierre, qui l’aimait tant, danse maintenant avec Olga. « Il était à moi ! » page 68

L’AUTRE, LE SUPPORT  NECESSAIRE DE  L’ILLUSION SUR SOI

Page 69 : « On ne vous trompe  pas vous autres, vous savez  que je suis une ordure… Pense à moi Pierre, ne pense qu’à moi … tant que tu penses : mon eau vive, ma chère eau vive,  je ne suis ici qu’à moitié, je ne suis qu’à moitié coupable, je suis eau vive là-bas, près de toi. »

Il est doux de garder aux yeux de quelqu’un peu de sa pureté, même si c’est dans l’illusion (d’où aussi  le charme des nouvelles rencontres, où on retrouve toujours un fond de virginité)